Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

Monde

Poutine profite de la guerre en Ukraine pour saper l’écologie en Russie

Une militaire met son bulletin dans l'urne, à Mocou, lors de l'élection présidentielle de Russie, le 15 mars 2024.

Militants persécutés, normes environnementales piétinées... À l’aube du cinquième mandat de Vladimir Poutine à la tête de la Russie, l’écologie est victime de la guerre en Ukraine lancée par le chef du Kremlin.

Brandir l’étiquette « Sécurité nationale » pour éviter les protestations et faire main basse sur des territoires protégés. La pratique a rapidement vu le jour en Russie après le lancement de la guerre à grande échelle contre l’Ukraine en février 2022. Rien qu’à Moscou, elle a permis de faire détruire sans contestation possible trois zones forestières.

Officiellement, il s’agissait d’accueillir des infrastructures de défense aérienne afin de protéger la capitale, mais pour au moins l’une d’elles, l’installation n’a jamais eu lieu. La surface rasée — 100 hectares de forêt, l’équivalent de 130 terrains de football — a été transformée en immense décharge puis recouverte d’asphalte. La zone détruite faisait pourtant partie de Kolomenskoye, un ensemble architectural exceptionnel, ancienne résidence d’été des tsars de Russie, parmi les sites historiques moscovites les plus précieux.

Plusieurs écologistes ont incriminé l’adjoint au maire de Moscou, Piotr Birioukov, d’être derrière cette destruction, l’accusant de convoiter depuis longtemps cette zone protégée. « L’opération militaire spéciale lui aura permis de parvenir à ses fins », se désolent-ils, bien conscients de leur marge de manœuvre quasi nulle pour s’opposer à cette décision.

Des « organisations indésirables »

Depuis deux ans, le Kremlin a intensifié la brutalité de sa répression. Si les mouvements d’opposition, la presse indépendante, les organisations de défense des droits humains en avaient déjà fait les frais depuis plusieurs années, la pression s’est accentuée sur tous les secteurs de la société, y compris les milieux culturels et les organisations de défense de l’environnement.

« Les personnes au pouvoir, dont les intérêts économiques privés sont menacés par la sauvegarde d’un parc ou d’une forêt abritant une espèce rare ou par l’interdiction de la construction d’un centre commercial ou d’un nouveau site minier, voient clairement le travail environnemental comme une menace », dit Vitaly Servetnik, membre de l’Environmental Crisis Group, un mouvement de soutien aux militants écologistes.

En 2023, WWF, Greenpeace et la Fondation Bellona ont été bannies de Russie à quelques mois d’intervalles, déclarées « organisations indésirables ». Depuis plus de 30 ans, les trois ONG et leurs centaines de collaborateurs y travaillaient sans relâche pour la protection de la nature. Cette décision a rendu illégales toutes leurs activités dans le pays sous peine de sévères poursuites judiciaires.

« Un coup très dur contre tout le mouvement de protection de la nature en Russie »

Greenpeace a été accusée par les autorités russes d’encourager un « renversement » du pouvoir et de s’opposer à des projets économiques « rentables » pour le pays. « Un coup très dur contre tout le mouvement de protection de la nature en Russie », a réagi l’ONG. Ouverte en 1992, la filiale russe de Greenpeace a considérablement fait avancer la cause environnementale dans le pays : opérations de sensibilisation au changement climatique, préservation des espèces animales, lutte contre les feux de forêts, alertes sur les pollutions…

Elle avait également formé des centaines de bénévoles et de militants. WWF, présent en Russie depuis la fin des années 1980, avait pour sa part contribué à la création des aires protégées sur le territoire et à la sauvegarde de nombreuses espèces animales menacées, comme le tigre de l’Amour ou le léopard des neiges. La Fondation Bellona, structure norvégienne, était active dans l’amélioration de la sûreté nucléaire et la réduction de la pollution industrielle dans le nord de la Russie. Elle a fait le choix de transférer ses collaborateurs russes à Vilnius en Lituanie, et continue de publier des analyses sur la situation en Russie.

Au cours des dix dernières années, près d’une quarantaine d’ONG liées à l’environnement ont été inscrites au registre des « agents de l’étranger », obligeant les deux tiers d’entre elles à la dissolution, selon l’Ecological Crisis Group.

Normes environnementales affaiblies

Fondé par des militants écologistes, des experts et des journalistes d’Ukraine, de Russie et de Biélorussie, le « Groupe de travail sur les conséquences de la guerre en Ukraine », s’intéresse à tous les impacts environnementaux du conflit. « La guerre en Ukraine a renforcé l’influence des groupes d’intérêt cherchant à affaiblir les lois environnementales dans le monde. En Russie, cette tendance est particulièrement forte », révèlent-ils.

Les autorités russes ont ainsi voté au cours de l’année 2022 plusieurs amendements à la législation environnementale visant à réduire les normes en vigueur. Par exemple, la date limite d’introduction des systèmes automatiques de contrôle des émissions toxiques dans l’atmosphère, censés être obligatoires d’ici à 2024 dans toutes les grandes usines, a été repoussée à 2028.

Même les zones les plus fragiles ne sont pas épargnées par ces mesures : l’évaluation obligatoire de l’impact environnemental lors de la pose de pipelines dans des zones naturelles spécialement protégées a été supprimé, tandis que le contrôle des rejets dans le lac Baïkal, plus grande source d’eau douce du monde, a été largement assoupli : un arrêté d’octobre 2022 a relevé les limites de certaines substances dangereuses présentes dans les eaux usées et supprimé la réglementation concernant les composés organochlorés, classifiés comme « dangereux » et « très dangereux ».

Continuer à informer

Là encore, la guerre en Ukraine sert de prétexte. Il s’agit de soulager les entreprises russes des contraintes environnementales pour les aider à faire face aux sanctions occidentales et ainsi soutenir l’économie. Les écologistes alertent sur les dangers d’une telle politique. En l’absence de contrôle réglementaire et sans contestation citoyenne possible, les industriels ont les coudées franches pour ne plus se préoccuper des conséquences de leurs activités sur l’environnement. Les écologistes s’inquiètent aussi des nouvelles pollutions engendrées par le complexe militaro-industriel, en pleine croissance en Russie, et sur les risques accrus d’accidents environnementaux en l’absence de garde-fous.

Malgré les difficultés, les écologistes russes tentent de continuer à agir par le biais d’ONG nationales, interrégionales et locales ou de petits groupes informels. « Les militants qui ont choisi de rester en Russie et de poursuivre leur lutte doivent s’autocensurer pour pouvoir faire leur travail, mais ils peuvent toujours surveiller, analyser les données et fournir des informations importantes au reste du monde », souligne Vitaly Servetnik. Il cite la victoire récente obtenue par le Conseil d’experts en matière de conservation, une ONG créée en 2023. « Grâce à son travail, un projet de loi autorisant la suppression des zones protégées a été retiré », se félicite-t-il.

« La résistance n’est pas inutile »

Évoquant des protestations écologistes locales récentes, le militant estime que les autorités ne peuvent pas interdire complètement l’activisme écologiste : « Elles doivent rechercher un équilibre entre la répression et la réponse aux demandes de la population car les questions environnementales sont essentielles : elles sont liées à la santé et à la vie des gens, aux enfants et au futur. »

Pour lui, « la résistance n’est pas inutile ». « Même si personne ne peut garantir le succès d’une lutte environnementale dans la Russie actuelle, elle est encore possible : soit en défendant le territoire, soit en défendant ses défenseurs », déclare Vitaly Servetnik. En 2022, Environmental Crisis Group a dénombré 50 victoires environnementales locales et régionales à différentes échelles.

Fermer Précedent Suivant

legende