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Attentat de Moscou : le dangereux double discours orwellien de Poutine

EDITORIAL - La mise en cause de l’Ukraine dans l’attentat de Moscou par les plus hauts responsables russes nous semble baroque. Erreur. La « vérité non crue » assénée par les pouvoirs totalitaires, c’est la vérité à laquelle on ne croit pas vraiment mais à laquelle on adhère vraiment. Méthode que les grands réseaux sociaux de nos démocraties contemporaines pratiquent aussi à bas bruit par le procédé dit du « dopage algorithmique ». Sale temps pour la raison…

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Vladimir Poutine le 29 mars 2024.
Vladimir Poutine le 29 mars 2024.
AFP / GAVRIIL GRIGOROV
Vladimir Poutine le 29 mars 2024.
Attentat de Moscou : le dangereux double discours orwellien de Poutine
Guillaume Malaurie
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Formidable numéro d’Orwellisme flamboyant que celui de Nikolaï Patrouchev, secrétaire du Conseil de sécurité de la fédération de Russie, sur la responsabilité de l’attentat du Crocus City Hall à Moscou : « Mais bien sûr que c’est l’Ukraine » ! Son Président à peine réélu, Vladimir Poutine, vient pourtant de reconnaître que ce sont des « islamistes radicaux » d’Asie centrale qui ont fait le coup et qui ont avoué. Mais Patrouchev ne fait que développer la « keynote » du chef : la nationalité des spadassins ne servirait qu’à dissimuler l’identité du donneur d’ordre. Le marionnettiste, c’est « bien sûr » le « néonazi ukrainien ».

Lire aussiAprès l’attentat à Moscou, qui Vladimir Poutine désignera-t-il comme coupable ?

La « double pensée » de Poutine mise en évidence par George Orwell

Ainsi prospère la figure rhétorique de la « double pensée » mise en évidence par George Orwell dans son livre 1984 et qui permet de croire simultanément une chose et son contraire. Je résume : les assaillants présumés tadjiks sont certes des islamistes enragés du Caucase mais ils auraient, selon le discours déployé, bénéficié de l’aide des « services secrets ukrainiens » et aussi « occidentaux ».

Saluons la prouesse du double saut périlleux de la « double pensée » qui incrimine non seulement Kiev, mais aussi Washington qui avait pourtant prévenu le Kremlin à la fin du mois de mars d’un risque majeur d’attentat dans des salles de spectacle à Moscou.

« La langue de bois ne vise pas à être crue, elle veut être parlée » (Alain Besançon)

Oui, tout est réversible en Russie. Peu importe la vraisemblance de ce qui est proféré. Compte seulement que ce soit le pouvoir qui le dise et qui, ainsi, institue la vérité d’usage. Ou, le cas échéant, des vérités successives. C’est ça la « vérité non crue » : « La langue de bois ne veut pas être crue, elle veut être parlée », résumait Alain Besançon, un des observateurs les plus fins de la lexicologie totalitaire.

Lire aussiPour résister aux autoritaires et aux totalitaires, il faut relire Raymond Aron !

Lors des longues séances de rééducation de Winston Smith, le héros rebelle et malheureux du livre 1989, celui-ci demande à son chef policier référent : « Deux et deux ne font-ils tout de même pas quatre ? Réponse : "Parfois, répond le flic. Parfois ils font cinq. Parfois ils font trois. Parfois, ils font tout à la fois." »

Nikolaï Boukharine : lettre d’amour et d’aveu à son bourreau Staline

Dans le genre, il faut lire, relire, et rerelire, la lettre d’amour hallucinante qu’envoie Nikolaï Boukharine à son bourreau Staline le 10 décembre 1937. Ce brillant dirigeant bolchevik croupit dans sa cellule de la Loubianka. Il est accusé avec une vingtaine de dirigeants soviétiques de premier plan d’avoir comploté dès 1918 pour assassiner Lénine et Staline, d’avoir tué Kirov, empoisonné Maxime Gorki, travaillé pour les puissances étrangères et préparé le démantèlement de l’URSS et son partage entre l’Allemagne, le Japon et la Grande-Bretagne…

Tout est absurde dans cette pièce montée de trahisons en tous genres, mais Boukharine bricole finalement une dialectique baroque farcie de syllogismes pour reconnaître sa culpabilité. Comment ? Puisqu’il se sait innocent des crimes particuliers invraisemblables dont on l’accable, il reconnaît la véracité incontestable de leur… « somme totale » !

Une vérité « révolutionnaire » qui s’adosse à l’Histoire théologique

Tous ces dirigeants se sont convaincus que la vérité, la vraie, la « révolutionnaire » s’adosse à l’Histoire théologique : pas l’Histoire qui se fait mais celle qui vient. Ce « jugement dernier » qui distinguera le vrai du faux de son glaive lumineux.

Qui est l’interprète de ce Tribunal de la fin des temps ? Lisez Boukharine. Il reconnaît précisément au Secrétaire Général Staline cette vertu thaumaturgique. Boukharine se couvre donc la tête de cendres, la pose sur le billot et implore que la mort le délivre de ses fautes réelles, supposées et à venir.

« Voici la conclusion à laquelle je suis parvenu », écrit Boukharine de sa prison à Staline qui ne lui répondra d’ailleurs jamais. « Il y a la grande et audacieuse idée de purge générale (sic). Cette purge touche a) les coupables, b) les éléments douteux, c) les potentiellement douteux. Elle ne peut évidemment pas me laisser de côté. Les uns sont mis hors d’état de nuire d’une façon, les autres d’une autre façon, les troisièmes, encore différemment. De cette manière, la Direction du Parti ne prend aucun risque, se dote d’une garantie totale. »

« J’ai mûri, poursuit Boukharine, je comprends que les grands plans, les grandes idées, les grands intérêts sont plus importants que tout, que ce serait mesquin de mettre la question de ma misérable personne sur le même plan que ces intérêts d’importance mondiale et historique, qui reposent avant tout sur tes épaules. » .

Fin de la lettre « Ma conscience est pure devant toi, Koba (surnom de Staline dans la clandestinité). Je te demande une dernière fois pardon (un pardon spirituel). Je te serre dans mes bras, en pensée. Adieu pour les siècles des siècles et ne garde pas rancune au malheureux que je suis. »

Un procès en comparaison duquel celui des Templiers en 1307 à Paris relève d’une opérette du Châtelet

Boukharine sera fusillé le 15 mars 1938 après un procès en comparaison duquel celui des Templiers en 1307 à Paris relève d’une opérette du Châtelet. Pendant cette Grande Terreur commencée en 1937, on dénombrera en Union Soviétique deux millions de victimes et 725 000 exécutions qui n’auront pas même droit à ces simulacres de justice.

Pour la génération des années d’après-guerre qui a peut-être un peu lu Ciliga, Koestler, Victor Serge, Vassili Grossman, Castoriadis, Claude Lefort, Soljenitsyne, Simon Leys, Léonide Pliouchtch ou Roy Medvedev, il n’y a guère de surprise à retrouver en 2024 la vieille forgerie des « vérités alternatives » débitées par Staline et les staliniens urbi et orbi pendant 70 ans.

Le retour d’un point de vue russo-centriste

Les trentenaires occidentaux et leurs cadets post-Guerre froide estiment sans doute que ce sont là d’antiques méthodes de barbouzes flicardes qui seront déjouées comme qui rigole à l’ère des réseaux sociaux et des « fact-checkings » dans l’espace cyber.

Alors écoutez d’abord Thierry Wolton, un expert formidablement érudit de ces temps de fer et de grands mensonges. Dans sa préface à la réédition de son livre glaçant Staline et Hitler, un couple maléfique*, il rappelle les conséquences de la reprise en mains par Poutine dès 2007 de l’éducation et de l’histoire enseignée. Deux objectifs étaient assignés : « cesser de noircir l’histoire de l’URSS et parfaire l’éducation patriotique des jeunes en leur donnant les raisons d’être fiers de leurs pays ».

Comment ? C’est tout simple. En chaussant, obligatoirement, les bonnes lunettes. En affirmant un « point de vue russo-centriste » dans tous les médias print, numérique ou télévisuel, qui rejette les « vérités historiques » occidentales. Et en supprimant l’association « Mémorial » qui tentait de sauver les lambeaux des centaines de milliers d’odyssées individuelles pulvérisées dans les Goulags.**

Une pensée au passage pour le puissant chercheur internationalement reconnu Iouri Dmitriev qui purge quinze ans de camps à régime sévère suite au montage par le FSB d’une accusation sordide de pédocriminalité à l’encontre de sa propre fille handicapée. A vomir.

On a tort de croire que le pilonnage de « vérités alternatives » et « complotistes » est une technique qui a fait son temps

Mais force est de constater que ça marche. « En 2001, rappelle Wolton, 43 % de la population russe avait un avis défavorable sur Staline, ils n’étaient plus que 20 % en 2015. En outre, 45 % des personnes interrogées estimaient alors que les répressions staliniennes se justifiaient eu égard aux objectifs du dictateur. » Et Wolton cite Poutine : « Aurions-nous gagné la guerre si le régime avait été moins rude ? »

On a donc tort de croire que le pilonnage de « vérités alternatives » et « complotistes » est une technique qui a fait son temps. La preuve par Donald Trump bien sûr. Mais aussi par les grandes plateformes des réseaux sociaux qui pratiquent le « dopage algorithmique » pour « exploiter les mécanismes cognitifs humains qui priorisent l’engagement émotionnel et instantané au détriment des contenus qui exigent un effort cognitif supérieur » . Un effet dévastateur pour les auteurs du livre passionnant La dictature des algorithmes*** qui vient de sortir en librairie.

Fake news, manipulations… Donald Trump, une catastrophe démocratique

Lê Nguyên Hoang et Jean-lou Fourquet citent une étude d’Amnesty International accablante de 1922 - « The social atrocity »- qui met très directement en cause les « Intelligences Artificielles de recommandation de Facebook » pour avoir « participé activement à l’aggravation de la haine à l’encontre du peuple Rohingya de Birmanie ». « Une version 2.0, ajoutent-ils, de la macabre partition jouée par la tristement célèbre radio des Mille Collines lors du génocide de Tutsi au Rwanda ».

Exit Platon, welcome le platisme, le poutinisme, le trumpisme…

Jeunes gens de 2024, ne croyez pas que vos réseaux et vos bulles numériques vous protègent de la broyeuse orwellienne. La tyrannie de la concurrence digitale des grandes plateformes et les usines à trolls russes ou chinoises s'emploient à saper, chacun à leur manière, l’ambition même de la délibération et les vérités vérifiables.

Exit Platon. Welcome le platisme, le poutinisme, le wokisme, le trumpisme, les « moi, je » et autres croyances blindées autoréférentielles qui prospèrent en célébrant le culte de l’esprit critique et du scepticisme systématique contre… le camp d’en face ou d’à côté.

Il y avait l’espoir depuis les Lumières d’une « souveraineté de la raison ». Ce sont les insurrections relativistes qui battent aujourd’hui tambour. Sourdes les unes aux autres. Tout serait donc à refaire pour s’entendre un peu ?

* EDS Les Belles lettres II 024. 300 pages. 15 €.

** Voir le récent article de Nicolas Werth « Poutine Professeur d’histoire » dans le magazine L’Histoire de mars 2014

** EDS Tallandier, 363 pages, 21,90 €

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