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Aya Nakamura - Bilal Hassani : même combat contre la culture française ?

CHRONIQUE. Notre chroniqueur Xavier-Laurent Salvador, maître de conférences et membre de l’Observatoire du décolonialisme, s’inquiète de la volonté affirmée par certains artistes d’incarner la nouvelle vitalité de la culture française en cultivant des mécaniques identitaristes.

Xavier-Laurent Salvador , Mis à jour le
À gauche : Aya Nakamura ; à droite : Bilal Hassani
À gauche : Aya Nakamura ; à droite : Bilal Hassani © JM Haedrich/SIPA ; Andbz/ABACA

Depuis quelques années, le nouchi, argot parlé dans les rues d’Abidjan dans les années 1970 s’est répandu comme une traînée de poudre dans toute l’Afrique francophone et a gagné le vieux continent. En malinké – un dialecte ivoirien – « nou(s) » c’est « le nez » et « chi » c’est le « poil ». « Nouchi », c’est donc un mot inventé en hommage à la « moustache » des vrais hommes. C’est en fait un créole construit avec un ensemble de lexiques importés de langues parlées en Côte d'Ivoire, et de mots empruntés au français et à l’anglais. On trouve en français courant des mots qui ont été répandus par des éléments de culture pop dans le vocabulaire de la jeunesse hexagonale, comme « enjailler » ou « koiquoubeh » qui ont leur foyer de rayonnement en Afrique francophone.

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Plus récemment, ce marqueur identitaire fort de la communauté francophone a connu un franc succès avec les textes d’Aya Nakamura qui parlent dans ses textes de ses besoins sexuels à longueur de tirades avec des « djo », des « gars » en nouchi, de la nécessité de « tchouffer » (« se tenir à carreau »), etc. Et inversement, certaines de ses expressions triviales font florès dans le vocabulaire francophone où l’on finit par trouver les mots « djadja » (interjection en bambara pour signifier l’incrédulité, d’où le sens de « menteur ») ou « catchana » qui passe désormais comme la désignation d’un rapport intime, peut-être par dérivation de « kamasutra ».

Dans un même ordre d’idées, le nom même de la chanteuse interpelle, et participe à son succès : le nom de Nakamura, d’origine évidemment japonaise, est plagié du nom du héros de la série Heroes dont elle se déclare fan si l’on en croit les tabloïds. Aujourd’hui, son nom circule pour en faire – car c’est bien ce dont il s’agit – la Piaf du Monde Moderne au prétexte que son succès est bien la preuve qu’elle vend autant que la Môme.

Parallèlement au phénomène Aya, on assiste à la montée d’une autre histoire racontée par les médias dans une dynamique symétrique : Bilal Hassani

Parallèlement au phénomène Aya, on assiste à la montée d’une autre histoire racontée par les médias dans une dynamique symétrique. Très récemment en effet, en décembre 2021, l’image du chanteur Bilal Hassani était posée en Une du magazine Têtu en costume oriental, le regard levé vers le ciel, le visage nimbé d’une clarté solaire qui mimait les traits d’une couronne d’épines, les mains imitant la pose de saint Jean-Baptiste dans le portrait que lui consacre Léonard de Vinci. Cette représentation allusive du visage du Christ n’a pas manqué d’interpeller la société française, et de faire un petit succès médiatique assurant au magazine et au chanteur une notoriété renforcée.

Bilal Hassani voit ainsi consacré par les médias un trajet biographique : mais de quoi parle-t-on ? Le chanteur conserve, malgré ses nombreux masques, un nom fidèle à l’origine marocaine de son père, pourtant « exilé à Singapour » si l’on en croit l’hagiographie contemporaine. Il chante en français. Sans conteste excellent dans son art, il devient une icône des communautés homosexuelles capables de faire bouger les lignes comme lorsqu’il organise un duo avec le chanteur Alkpote. Né dans une famille de tradition musulmane, dont il parle beaucoup pour en dire le plus grand bien, le chanteur semble toutefois nourrir une certaine fascination pour le christianisme dont il aime à emprunter les traits du sacré ou les lieux pour y chanter.

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Aya Nakamura d’un côté, la reine hétéro au nom nippon du « catchana » avec son « djo » d’un côté, chantant dans un dialecte qu’on se complaît à traduire parce que personne n’y comprend rien tout en répétant à l’envi que c’est du français d’un côté ; Bilal de l’autre, figure syncrétique des cultures communautaristes françaises dont tout le monde ignore le talent – hélas sans doute pour lui – pour préférer exalter le caractère hybride et rapiécé d’une personnalité en souffrance pour plusieurs raisons personnelles peut-être… Mais toutes érigées en cause communautaire, toutes communautés étant par ailleurs sommées d’accepter le programme iconographique qu’il symbolise par le détournement de la seule culture vidée de sens pour en faciliter l’appropriation par tous : la figure messianique de la victime sacrifiée dans l’intérêt de tous.

Des représentations identitaires dont les morceaux décousus des costumes tentent de « faire symbole » contre l’identité nationale qui elle « est symbole »

Ces deux figures liées, « Aya-Nakamura-Bilal-Hassani », mettent au jour un discours culturel fascinant où prédomine singulièrement une forme de renoncement à soi-même, un refus de l’héritage qui mériterait d’être souligné : alors que la première ne cesse de s’inscrire dans des pratiques linguistiques – très vivaces au demeurant et non sans charme – des dialectes d’Afrique occidentale, elle choisit de se faire connaître sous un nom japonais de manga à même sans doute de réunir le plus grand nombre de la jeunesse. Dans le même temps, le second affiche un profond renoncement à tout ce qu’il prétend incarner : l’islam, le christianisme, la culture française populaire.

Dans les deux cas, une dissonance profonde entre d’un côté les mots, qui voudraient être vecteurs d’harmonie et de réconciliation, et de l’autre les apparences qui sont, elles, profondément clivantes et agressives : d’un côté, la francophonie contre la vieille France rance qui ne comprend rien à la nouvelle Piaf ; de l’autre, la communauté LGBTQI+ contre les valeurs des monothéismes français incapables de comprendre les valeurs du progrès portées par tant de progressisme. Dans tous les cas, une volonté affirmée d’incarner, au sens propre, la nouvelle vitalité de la culture française sans originalité mais avec une tactique de marionnettiste consistant à exhumer les cadavres de cette France tant détestée, celle de Piaf ou de Dalida, mais pour en habiter le masque de chair et l’animer dans une danse macabre et sordide sans poésie aucune.

Le clivage qui s’installe est loin d’être anecdotique et il est loin de ne se cantonner qu’à un fossé générationnel. Il s’agit en réalité de construire, de manière plus ou moins assumée, des représentations identitaires dont les morceaux décousus des costumes tentent de « faire symbole » contre l’identité nationale qui elle « est symbole ». Les marionnettes dont il s’agit là sont en réalité des poupées de discours dont la mécanique simpliste vise à rapiécer l’adhésion de toute une culture francophone à des succès communs (« Allez, Venez, Milord », « Il venait d’avoir 18 ans ») en singeant les moteurs simples qui avaient été à leur origine (l’argot, l’image de la misère et de la prostitution, l’ambiguïté sexuelle) mais détournés à la gloire de « communautés » qui se sont appropriés telle ou telle partie de cette iconographie devenue un « private joke » exclusif de la communauté réellement inclusive, celle de tout un peuple ayant reçu la langue en partage, et la fierté de partager.

Au final, une immense impression de tristesse : le talent n’a guère sa place dans ces mécaniques identitaristes au rabais. Bien sûr, ceux qui aiment le font sincèrement ; tout autant sans doute que ceux qui détestent. Mais le mal vient de plus loin : car ceux qui détestent le discours artistique sont soupçonnés de ne pas partager les valeurs de la communauté et d’être tantôt racistes, tantôt homophobes et toute la litanie des insultes radicales n’est pas loin. Et inversement, ceux qui pourraient aimer sont évidemment soupçonnés de ne le faire que parce qu’ils adhèrent à un discours politique. Et au final, les artistes seront sans doute toujours malheureux de ne jamais avoir rencontré leur public. Car tout commence en mystique, et finit en politique, par de la politique. Il en va ainsi du marché des identités modernes, vendues au moins offrant par des cultivateurs d’art standardisé qui privent les uns de leur public, et les autres de leur art.

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