Mobilisation des agriculteurs
Comment la crise agricole se distingue des précédentes, selon un historien

Dans la crise actuelle, « la nouveauté, c'est la question environnementale, vécue comme une contrainte supplémentaire », explique Edouard Lynch
Dans la crise actuelle, « la nouveauté, c'est la question environnementale, vécue comme une contrainte supplémentaire », explique Edouard Lynch (©Andreas de Pixabay)

« Les mouvements protestataires agricoles ont toujours été majoritairement centrés sur la question des prix et des revenus au sens large. L'Etat y répond par des mesures d'encadrement et d'accompagnement social qui font qu'il justifie aussi, paradoxalement, un modèle économique qui repose à 60 % sur des subventions publiques », souligne le spécialiste de l'histoire de la paysannerie française au XXe siècle.

Le passage de 2 millions d'agriculteurs dans les années 1960 à quelque 500 000 aujourd'hui s'est accompagné d'un « soutien massif » de l'Etat, notamment avec l'indemnité viagère de départ (créée en 1963), alors que les paysans n'avaient pas de retraite, rappelle-t-il.

Au-delà des aides de la Politique agricole commune européenne, « la modernisation technique des exploitations a été faite par le crédit, au prix d'un endettement massif » que l'Etat a accompagné et encouragé.

La crise qui éclate en janvier, après des mois d'une mobilisation à bas bruit avec le mouvement des panneaux retournés à l'entrée des communes, se nourrit des mêmes causes : l'incapacité de nombre d'agriculteurs à vivre dignement de leur travail. Mais « la nouveauté, c'est la question environnementale, vécue comme une contrainte supplémentaire », souligne Edouard Lynch.

Dans le contexte du dérèglement climatique, dont les agriculteurs sont une des premières victimes, cette « injonction réformatrice » est associée à des « coûts réels ou fantasmés » - pratiquement aucune mesure du Pacte vert européen n'est entrée en vigueur - et nourrit « un ressentiment » profond.

« On demande aux agriculteurs de changer un système qu'on leur a imposé il y a des décennies. Cela prend du temps, au rythme du cycle végétal et de la régénération des sols (...) et nécessite des changements structurels, un choix de société », dit-il.

L'historien souligne le caractère protéiforme de la crise, qui « agrège des colères différentes » selon les secteurs et les régions, et qui suscite du coup des réponses multiples, « ce qui donne cette impression de catalogue à la Prévert des annonces du gouvernement, qui mise avant tout sur la communication ». Cette colère a été d'autant plus difficile à canaliser qu'elle a au départ pris de vitesse les syndicats, en particulier le premier d'entre eux, la FNSEA.

« Contradiction »

La puissante fédération, qui « joue de sa proximité avec le pouvoir politique, notamment les majorités conservatrices », garde une « forte capacité de mobilisation ». Mais elle a tendu ces dernières années à prendre ses distance avec une « forme de violence, réelle ou symbolique », pour se démarquer des actions les plus radicales, aujourd'hui menées par la Coordination rurale, deuxième syndicat, né d'une scission avec la FNSEA.

« La FNSEA s'est retrouvée prise entre deux feux, voulant à la fois se présenter comme un mouvement qui avait la légitimité et la compétence pour négocier avec l'Etat, et en même temps » ne « pas perdre la bataille médiatique, être présent dans la rue avec des tracteurs, en engageant un rapport de force », constate Edouard Lynch.

L'exécutif a « fait le choix politique de s'appuyer totalement sur la vision du syndicat majoritaire » : il est « frappant de voir la rapidité avec laquelle le gouvernement est revenu sur ses mesures environnementales », tant sur les pesticides que sur la gestion de l'eau.

Or pour l'historien, la FNSEA « ne peut pas apporter de réponse » à « une grande partie des doléances de la profession, liées aux formes d'intégration dans des filières qui laissent les producteurs complètement démunis », parce qu'elle est elle-même « au cœur de ce modèle économique », qui favorise les seuls « gros producteurs encore bénéficiaires de ce système agro-industriel ».

« La seule chose qu'elle peut faire, c'est obtenir que l'Etat déverse quelques centaines de millions d'euros, supprime des taxes, donne des satisfactions immédiates, mais sans s'attaquer au fond du problème », poursuit-il.

Cela au prix « d'une contradiction » et d'une « politique court-termiste », alors même que le gouvernement avait proclamé vouloir faire de la transition écologique une priorité, pour conserver des sols vivants et une agriculture plus résiliente demain.

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