C'est le documentaire dont tout le monde parle Outre-Atlantique, et dont tout le monde parlera bientôt en France. Diffusé le 21 mars sur M6 lors d'une soirée spéciale, suivie d'un débat, Leaving Neverland donne la parole à Wade Robson, chorégraphe, et Jimmy Safechuck (sur la photo illustrant ce papier), musicien et producteur, qui accusent le Roi de la Pop de les avoir violés pendant des années, lorsqu'ils étaient enfants et jeunes adolescents.

Durant quatre heures, les deux hommes témoignent face caméra des mécanismes d'abus mental et physique dont Michael Jackson, décédé en 2009, aurait fait preuve à leur égard. Des membres de leurs familles respectives s'expriment aussi, notamment leurs mères, racontant comment la popstar aurait réussi à les berner sur ses intentions.

Réalisé par Dan Reed, Leaving Neverland avait d'abord fait sensation au festival de Sundance fin janvier, avant d'être diffusé à la télévision américaine et britannique début mars, rassemblant plus de 4 millions de personnes. Un documentaire accablant, forcément décrié par le clan Jackson, et rejeté massivement pas ses fans. La semaine suivant sa diffusion, Billboard a constaté une légère baisse des ventes d'albums et de streaming de l'icône. En France, le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel a déjà reçu plusieurs dizaines de plaintes à ce sujet. Signe de la tension qu'il suscite. 

Vidéo du jour

Manipulation

Sans voix off, mais porté par un impressionnant travail d'archives visuelles et sonores, Leaving Neverland laisse la place à Wade Robson et Jimmy Safechuck. La narration se fait dans l'ordre chronologique des événements. Depuis le moment où ils ont découvert la musique de Michael Jackson, jusqu'à leur rencontre avec la star, avant de dérouler le récit long et affreux, parfois dur à entendre, de sévices sexuels qu'il leur aurait fait subir. 

Tu me connais, tu sais que je ne suis pas bizarre.

Pour Wade Robson, la rencontre a lieu grâce à un concours de danse dans un supermarché de Brisbane, qui lui permet de faire la connaissance du chanteur lors de ses deux concerts dans la ville australienne, en novembre 1987. Il le fait monter sur scène. Il a alors 5 ans. "J'étais presque lui pendant un instant, explique le chorégraphe, qui a par la suite travaillé avec Britney Spears et N*Sync. C'était comme un rêve, une surcharge émotionnelle. Comme si j'avais été béni.

Wade Robson en 2013

Pour Jimmy Safechuck, la rencontre se fait lors du tournage d'une publicité pour le soda Pepsi, centrée autour de Michael Jackson, en 1986. La star recontacte la mère de cet enfant unique, et demande que son équipe vienne filmer le petit garçon chez lui. "Tu me connais, tu sais que je ne suis pas bizarre", lui dit-il. Michael Jackson se présente lui-même à leur domicile de Simi Valley, et devient un visiteur très régulier, venant regarder des films ou faire des balades nocturnes avec Jimmy. "C'était comme traîner avec un enfant de mon âge", se souvient l'intéressé. "On s'est senti chanceux qu'il veuille être notre ami, relate la mère de Jimmy, Stephanie. Il était presque devenu un fils, il passait la nuit chez nous et je faisais même sa lessive.

"Il savait comment faire pour vous faire sentir très spécial", appuie Jimmy Safechuck, à qui Michael Jackson propose de l'accompagner sur sa tournée à l'été 1987. Sa mère est du voyage, son père se joint parfois à eux. C'est là que les sévices vont débuter. 

Raconter l'insoutenable

Passée la première demi-heure de ce documentaire divisé en deux parties, les deux témoins commencent à raconter les viols qu'ils auraient subis. Le réalisateur Dan Reed a décidé de ne se défaire d'aucun détail, d'aucune anecdote monstrueuse, à la limite du soutenable par moment. 

C'est à Paris que Jimmy Safechuck aurait commencé à être abusé. "Il m'a initié à la masturbation, c'est comme ça que ça a commencé", raconte-t-il. Michael Jackson lui aurait dit : "Je veux te montrer quelque chose que tout le monde fait." À cette époque, il est de plus en plus proche du chanteur, et sa mère finit par l'autoriser à dormir avec lui. "Les choses évoluaient naturellement", assure cette dernière, mais qui s'inquiète de voir sa chambre d'hôtel toujours plus éloignée de celle partagée par la star et son garçon.

Il me demandait de jouer à un jeu, celui de se rhabiller le plus rapidement possible sans faire de bruit.

Les abus se seraient rapidement multipliés. Jimmy Safechuck raconte notamment, de manière très directe, comment la star lui demandait de se pencher en avant, à quatre pattes, tandis qu'il se masturbait. "Il me demandait de jouer à un jeu, celui de se rhabiller le plus rapidement possible sans faire de bruit, affirme-t-il encore. C'était notre secret. Il disait que si quelqu'un l'apprenait, il aurait des soucis, et moi aussi."

Lorsque Michael Jackson fait l'acquisition de Neverland, cet immense terrain isolé au milieu duquel se trouve une grande maison, qu'il transforme en terrain de jeu géant, il y convie Jimmy Safechuck et sa mère. Avec le garçon, il dort dans la demeure principale, dans une chambre accessible par une série de couloirs. Isolée. Les viols reprennent, dans différents endroits du domaine. "Comme il y avait plein de jouets partout, pour moi, tout n'était qu'une série de jeux", explique Jimmy Safechuck. Dans sa tête d'enfant, tout se brouille, et rien ne paraît anormal. Michael Jackson lui fait croire qu'ils partagent une relation unique, privilégiée, et lui promet même que Neverland lui appartiendra un jour.

Chaque nuit, il abusait de moi, alors que ma mère dormait à côté.

En 1990, c'est la famille de Wade Robson qui est invitée à découvrir Neverland, quelques heures à peine après qu'ils aient rencontré Michael Jackson. "Il faisait déjà partie de la famille, déclare Chantal, la soeur de Wade. C'était comme un petit frère." "Sans aucune hésitation", les parents et la soeur laissent Wade quelques jours seul à Neverland. En journée, lui et le chanteur jouent, regardent des films, dansent le moonwalk. Dès la nuit tombée, les attouchements commencent.

À l'écran, Wade Robson se crispe, interrompt parfois ses phrases de pauses. "Dieu nous a unis, on était fait pour être ensemble. C'est comme ça qu'on montre son amour", lui aurait assuré Michael Jackson, lorsqu'il aurait pris sa main pour le masturber. "J'étais heureux de pouvoir le satisfaire", raconte Wade Robson, le visage fermé mais la voix bouleversée. L'Australien décrit d'autres abus, parfois semblables à ceux dont aurait aussi été victime Jimmy Safechuck, et qui sont répétés pendant plusieurs années : sexe oral, masturbation, tentative de pénétration, diffusion de pornographie. À lui aussi, Michael Jackson aurait intimé de se taire, faisant planer la menace qu'ils pourraient tous deux finir en prison. "Chaque nuit, il abusait de moi, alors que ma mère dormait à côté", affirme Wade Robson.

Une fascination aveugle

Ce qui transparaît à travers le récit de Jimmy Safechuck et Wade Robson, et de leurs familles, est l'intense sentiment de gratification qu'ils ressentaient face à l'intérêt que Michael Jackson leur accordait. La popstar, alors au sommet du monde, pleure lorsque vient l'heure de la séparation après les quelques jours de Wade à Neverland, confie à quel point il se sent seul. Pour ces familles "normales", qui sont aussi des fans, la méfiance n'est pas une option face à l'amour inespéré de leur idole, et son envie, revendiquée, de prendre leur enfant sous son aile.

On ne pouvait pas croire qu'il voulait être avec notre famille, c'était comme un conte de fées.

"On ne pouvait pas croire qu'il voulait être avec notre famille, c'était comme un conte de fées, insiste Joy, mère de Wade Robson. Je me suis perdue là-dedans, et mon mari aussi." Poussée par la promesse d'une nouvelle vie, elle quitte l'Australie pour Los Angeles avec Wade et sa soeur, délaissant son mari et leur fils aîné. "J'avais perdu la tête", admet-elle face à la caméra. 

Jimmy Safechuck et Michael Jackson en 1988

De son côté, la mère de Jimmy Safechuck reconnaît : "Je n'ai pas protégé mon fils et je m'en voudrai toujours. Tous ces souvenirs mémorables étaient basés sur la souffrance de mon fils." À la mort de Michael Jackson, elle s'est réjouie.

Dissociation

Leaving Neverland est aussi le récit d'une vie passée à recoller les morceaux. Il a fallu de nombreuses années aux deux témoins pour prendre conscience de la gravité de ce qu'ils disent avoir subi. En 1993, Wade Robson et Jimmy Safechuck ont même témoigné auprès des médias en faveur de Michael Jackson lorsqu'il a été accusé d'attouchement sexuel sur mineur par la famille de Jordy Chandler, alors âgé de 13 ans."Je n'étais plus son préféré", raconte Jimmy Safechuck, décrivant, comme Wade Robson, que le chanteur s'intéressait à un autre garçon environ tous les ans. "Il n'aimait pas nous mélanger, affirme Wade Robson. Il aimait garder ces relations séparées."

On m'a demandé de le défendre, ça faisait partie du job.

À cette époque, les deux jeunes ados assurent à leurs parents ne pas avoir été molestés. "On m'a demandé de le défendre, ça faisait partie du job", dit Jimmy Safechuck. Le chanteur verse 30 millions de dollars à la famille de Jordy Chandler, et continue à clamer son innocence. 

Dix ans plus tard, lorsqu'un procès éclate pour abus sexuels sur Galvin Arvizo, âgé de 13 ans au moment des faits, et dont Michael Jackson ressort là aussi blanchi, Jimmy Safechuck refuse de témoigner. Il demande à la star de ne plus entrer en contact avec lui. C'est en voyant Wade Robson parler pour la première fois de ce qu'il a subi à la télévision, en 2013, qu'il comprend ne pas être seul. Pour le premier, c'est un intense travail de thérapie qui lui aurait fait réaliser l'atrocité de ce que le chanteur lui aurait infligé. "Je n'ai pas réprimé mes souvenirs. J'étais juste incapable de comprendre que c'était de l'abus", y déclare-t-il. 

Jimmy Safechuck et Wade Robson sont chacun devenus père depuis, d'un fils. "Devenir parent fait remonter les souvenirs de l'abus", explique le premier, qui s'est battu pendant plusieurs années contre l'alcoolisme. "Aujourd'hui, j'ai encore du mal à ne pas culpabiliser."

Après avoir regardé Leaving Neverland, on est forcément perturbé. Face au grand trouble des deux témoins, aux sévices atroces supposées, racontées, face à l'émotion de leurs proches qui prennent conscience de leur échec à les avoir protégés. S'il est encore impossible de savoir qui dit vrai, le documentaire de Dan Reed a le mérite d'analyser comment la célébrité, la gloire et la sensibilité affichée de Michael Jackson, ont pu le mettre au-dessus de tout soupçon, et comment la manipulation peut amener à l'abus, et à l'enfermement dans le silence. 

Leaving Neverland, de Dan Reed, diffusé sur M6 le 21 mars à 21 heures