Un portrait féminin en lignes digitales avec en fond une illustration de la révolution industrielle

L’intelligence artificielle est-elle soluble en entreprise ?

Doit-on, peut-on, et enfin comment mettre de l'IA dans son modèle d'affaires ? Bonnes questions ! Patrick Darmon, associé chez Fizz venture, va tâcher d'y répondre dans une série d'articles dont nous vous livrons ici le premier volet.

“The future is already here – it's just not evenly distributed.” William Gibson, écrivain américain de science-fiction et l'un des leaders du mouvement cyberpunk.

Février 1914, Henri Ford bascule sa chaîne de production automobile sur l’énergie électrique quelques mois après son lancement. L’électricité est dans l’esprit des industriels depuis 1882, date à laquelle Edison ouvre la première centrale électrique sur Pearl Street à Manhattan afin d’éclairer les bureaux du district financier. Ford n’est ni l’inventeur de la chaîne de production, inspirée des chaînes utilisées dans les abattoirs au début du 20ème siècle, ni le premier à utiliser l’électricité pour la production – les frères Ball l’ont précédé de 15 ans dans leur usine de fabrications de verres d’emballage. C’est pourtant bien Henri Ford qui, à juste titre, est reconnu comme l’inventeur de la production de masse par son innovation qui combine une nouvelle technologie – l’électricité qui actionne la chaîne de montage avec ses 32 000 machines-outils permettant de produire la fameuse Ford T dans son usine de Highland Park – avec des innovations managériales comme l’intégration verticale des fournisseurs, l’augmentation des salaires des ouvriers qualifiés afin de compenser la pénibilité du travail mais aussi d’assurer l’accessibilité de la Ford T au plus grand nombre, parmi lesquels ses ouvriers.

Février 2024, l’intelligence artificielle est dans tous les esprits comme la nouvelle Technologie à Usage Général – le terme que les économistes emploient pour désigner les technologies socles de croissance économique par leur capacité à multiplier et combiner les innovations et transformer l’ensemble des secteurs d’activité. Comme en son temps pour l’électricité, l’IA a déjà ses « Edison » d’une part – les innovateurs dont Demis Hassabis, Yann Le Cun ou encore Sam Altman – et d’autre part, les industriels, comme Google, Facebook ou OpenAI (Edison ayant été à la fois, l’inventeur de génie et le fondateur de General Electric. La Data, le Cloud et les algorithmes sont les nouvelles « utilities » de cette économie. Mais où sont donc les Henri Ford de l’IA ? La liste des « 100 in Artificial Intelligence » de Time Magazine ne comprend pas de capitaine d’industrie en dehors du secteur des High-Tech ! Dans une période d’innovation technologique, le tropisme High-Tech de la liste est compréhensible, néanmoins quelques innovateurs industriels mériteraient d’y figurer – même s’il est clair qu’à ce jour, seule une poignée d’entre eux pourrait y prétendre…

L’intelligence artificielle est une autoroute à deux vitesses

Aujourd’hui, l’intelligence artificielle progresse sur une autoroute à deux voies…, et à deux vitesses. Sur la voie rapide, on rencontre les GAFAM, les BATX ainsi qu’une multitude de nouveaux acteurs à l’instar de Tesla, OpenAI et quelques autres leaders de la Tech. Ces entreprises sont non seulement à la pointe de la recherche en IA – via leurs nombreux centres de recherches et leur capacité à recruter les meilleurs élèves des plus grandes universités – mais aussi, au cœur des nouveaux business models rendus possibles par la Data, le Cloud et l’IA.

Les autres entreprises, quelle que soit leur taille, empruntent l’autre voie. Si elles aspirent sincèrement à devenir des « Tech Companies » ou autres « Data Driven Companies », nous ne pouvons attendre d’elles de suivre le fameux « move fast and break things » de Mark Zuckerberg ou même de livrer de nouveaux Data Products au rythme d’un Google ou d’un Tencent. Il est cependant clair qu’elles appréhendent l’IA comme un levier important ce qui se traduit par de nombreuses initiatives, pour la plupart, encore exploratoires et pour une partie d’entre elles, déjà opérationnelles notamment dans les secteurs de la santé, des télécoms, de l’assurance ou encore, de l’industrie. Malgré cela, le sentiment général, tel qu’exprimé par un Chief Data Officer (CDO) dans une industrie de pointe « aujourd’hui l’IA contribue aux résultats mais ce n’est pas un game changer ». Cela mérite qu’on s’interroge sur ce que doivent faire les entreprises pour passer à la vitesse supérieure ?

Les véritables enjeux de l’IA en Entreprise

Si les entreprises souhaitent entrer de plain-pied dans la révolution de l’intelligence artificielle, les approches suivies par la majorité d’entre elles – de la collecte bottom-up des cas d’usage au « passage à l’échelle de l’IA » – ne suffiront pas. À l’heure de ChatGPT qui met l’IA dans les mains de millions d’utilisateurs, il est nécessaire d’adopter une approche ambitieuse et de la tourner vers la transformation de l’entreprise. Pour cela, le futur Henri Ford de l’intelligence artificielle devra répondre à deux enjeux majeurs :

  • Focaliser l'adoption de l'IA par les Directions Métiers dans une optique de transformation d'entreprise
  • Lever les freins humains, organisationnels et institutionnels qu’ils soient internes ou externes

En posant ces enjeux comme majeurs, je suis bien conscient qu’ils pourraient surprendre certains CDO dont l’agenda est centré sur le passage à l’échelle, je vais donc en préciser la teneur.

Focaliser l’adoption de l’IA par les Directions Métiers dans une optique de transformation d’entreprise, cela signifie que l’IA devient une compétence clé de l’entreprise et que pour cela, il faut aller bien au-delà de la traditionnelle compilation Bottom-up de cas d’usage métier et de sa feuille de route qui, trop souvent, mène une vie parallèle à la stratégie de l’entreprise et à ses grands enjeux opérationnels. Cet exercice abouti généralement à une liste de cas d’usage Data hétérogènes qui mixe Business Intelligence, Analytics et Intelligence Artificielle et dont l’impact sur les résultats n’est pas toujours lisible. Cette approche, qui est utile pour une bonne appropriation de l’IA en phase de décollage, n’est généralement pas adaptée pour une utilisation à l’échelle de cette technologie. Henri Ford serait un inconnu aujourd’hui s’il s’était concentré sur des cas d’usage pour remplacer les chandelles par des ampoules électriques dans les bureaux plutôt que de se pencher sur la chaîne de production. Pour dépasser cette approche, il est nécessaire de mobiliser les Directions Métiers sur une profonde réflexion sur l’utilisation de l’IA au cœur de leur activité et de leur stratégie – nous verrons que l’IA Générative peut être un accélérateur pour y arriver – cependant, cela ne sera pas suffisant ; il faut également utiliser cet exercice afin de capter les meilleures idées et identifier les leaders capables de les faire émerger, appréhender l’IA dans sa complexité et porter ces initiatives en restant focalisés sur l’impact métier, ce qui nous amène au second enjeu.

Lever les freins humains, organisationnels et institutionnels qu’ils soient internes ou externes, c’est tout simplement reconnaître que nous, nos organisations et nos écosystèmes ne sommes pas encore prêts pour l’adoption de l’IA à grande échelle et qu’il est nécessaire d’anticiper les différents freins à son déploiement pour mieux les lever ou, à l’occasion, les contourner. Nous avons une relation émotionnelle avec l’intelligence artificielle : à chaque nouvelle innovation, elle matérialise nos craintes sur les limites de nos capacités, voire sur notre humanité, ainsi que nos peurs allant jusqu’aux scénarios apocalyptiques que certains lui prêtent. Il est vrai que l’IA apporte son lot de dérapages, comme par exemple, Tay, le Chatbot éphémère de Microsoft et ses propos racistes en 2016 qui ont conduit à son retrait immédiat du marché ; un Chatbot qui rappelle étrangement les hallucinations de ChatGPT et autres Large Language Models (LLM). Pourtant, sans la volonté et leadership des équipes, l’IA ne pourra pas contribuer aux résultats des entreprises. L’humain est le point de départ à l’adoption de l’IA et pour qu’il puisse y contribuer au mieux, il faudra lever de nombreux blocages et contraintes tant à l’intérieur de l’entreprise, que sur ses marchés ou encore avec son écosystème.

Évidemment, ces enjeux doivent être nuancés entre les différents secteurs et, peut-être plus encore, entre les différentes entreprises d’un même secteur. Par exemple, Ping An, le géant des services financiers chinois, se détache largement dans le secteur de l’assurance dans lequel de nombreux acteurs engagent à peine leur réflexion sur le sujet. Notons également des différences régionales associées à la taille de marché, la réglementation et la culture d’innovation qui expliquent, pour des raisons spécifiques à chacun, une maturité plus avancée dans les pays anglo-saxons… et la Chine.

Avant d’approfondir sur ces enjeux, il nous faut valider la pertinence de la vision de William Gibson pour l’IA. Autrement dit, la révolution de l’IA est-elle réelle ou utopique ?

Patrick Darmon est associé chez Fizz venture, cabinet de conseil en Data & IA.

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