William Gareau, âgé de 24 ans, serait mort le 16 janvier dans « un accident de voiture » à l’aéroport Montréal-Trudeau, selon les « médias locaux ».

C’est du moins ce qui est ressorti d’une recherche rapide sur le moteur de recherche Google effectuée par La Presse quelques jours plus tard.

Sauf que William Gareau n’est pas mort dans un accident de voiture. Pas plus qu’il n’est mort à Dorval.

Le 25 janvier, la famille du jeune homme a publié un message sur sa page Facebook : « Afin d’éviter toute confusion ou spéculation sur les circonstances de son départ, William est décédé mardi le 16 janvier à 11 h à l’hôpital de Santo Domingo. Il a succombé à ses blessures subies lors d’une chute accidentelle à Punta Cana. »

Les circonstances exactes du drame restent nébuleuses.

Sylvain Lessard, joueur de hockey prometteur de 20 ans, « est né et a grandi dans un petit village du Québec ». Il a été tué le 24 octobre dernier après avoir heurté un arbre à bord de son VUS.

C’est du moins l’essentiel d’un article qui est apparu tout en haut des résultats de Google lors de notre recherche à la fin du mois de février.

Sauf que l’athlète n’est pas originaire du Québec, mais de l’Ontario. Et sa mort est due à une collision avec… un tracteur routier.

Pourquoi ces méprises ? De nombreux sites étrangers se nourrissent de la mort pour engraisser leurs revenus, sans s’embarrasser des faits, révèle notre enquête.

Ces agrégateurs « moissonnent » les médias sociaux (Facebook, LinkedIn, Twitter), les pages funéraires et les sites de nouvelles – la technique est connue en anglais sous le nom de web scraping – pour générer des textes nécrologiques approximatifs au moyen de l’intelligence artificielle (IA).

Des photos volées des défunts ou de scènes de drame puisées au hasard sur le web ponctuent les textes, souvent attribués à des auteurs fictifs, avons-nous constaté.

Le phénomène, récemment mis en exergue par des médias américains comme le New York Times et The Verge, échappe aux frontières. De nombreux Québécois ont fait l’objet de ces « bilans » posthumes auxquels Google tente de s’attaquer depuis peu.

Pour les proches de William Gareau, toujours en quête de réponses sur les évènements du 16 janvier – les parents croient que leur fils a été drogué et sollicitent les informations du public –, cet opportunisme ajoute à la confusion.

« Je trouve ça plate que des gens prennent avantage de tragédies », dit sa mère, Sylvie Marcotte.

Je pense à mon père de 85 ans et qui lit de fausses informations sur son petit-fils et qui y croit. C’est triste.

Sylvie Marcotte, mère de William Gareau

À tous coups, le ton des textes laisse croire que l’auteur est directement touché : « Nous avons du mal à trouver les mots pour exprimer à quel point [William] nous manquera. Puisse sa mémoire continuer à vivre comme un phare dans nos cœurs. »

Il « a été une bénédiction incroyable dans ma vie en tant que frère », lit-on sous la plume d’un obscur Kissinger dans une notice consacrée à un autre jeune Québécois sur le site Memorialdesk.com, qui a pour slogan Fact first, fast always (Les faits d’abord, la rapidité toujours).

En juillet 2022, la mort de la nutritionniste Cynthia Marcotte, happée par une voiture alors qu’elle se baladait à vélo, avait elle aussi été récupérée dans ce genre de publications automatisées.

Ci-gît la vérité

Selon des données fournies par Jérémie Abbou, fondateur de l’agence Digitad et spécialiste du marketing numérique, plus de 60 000 Québécois cherchent « nécrologie » chaque mois sur Google. Et quelque 15 000 autres tapent les mots « nécrologie Québec ».

« D’un côté, on a une recherche qui est très importante, et de l’autre, on a de l’information très accessible et très formatée » dans les avis de décès relayés par les médias, les salons funéraires ou les sites spécialisés, explique M. Abbou.

PHOTO FOURNIE PAR JÉRÉMIE ABBOU

Jérémie Abbou, fondateur de l’agence Digitad et spécialiste du marketing numérique

La médiatisation de la mort à des fins pécuniaires n’est pas nouvelle, mais le recours à l’intelligence artificielle et les techniques de référencement excitent les profiteurs, qui propulsent des corps encore chauds dans l’arène marchande.

Les pages posthumes, criblées de publicités, engrangent la majorité de leurs revenus grâce à des programmes de monétisation comme AdSense, offert par Google. « Une autre forme de rémunération est l’affiliation », note M. Abbou. « Les sites insèrent des liens pour toucher une commission sur la vente de produits ou sur l’apport de trafic vers d’autres sites. »

IMAGE TIRÉE D’UNE CAPTURE D’ÉCRAN

Exemple d’affiliation, ici entre le site ndtmusic.edu.vn et Amazon

Plus le défunt est jeune ou « actif » dans sa communauté, plus grandes sont les chances que sa « nécrologie » soit reprise par des sites bidon. Ceux-ci sont majoritairement détenus en Asie et en Afrique, par exemple en Inde et au Nigeria, a remarqué La Presse au fil de ses recherches.

Les gens derrière ces opérations « sont des spécialistes de l’internet », est convaincu M. Abbou, de Digitad. « Ils récupèrent automatiquement des informations grâce à de petits robots et, à partir de cette matrice, une intelligence artificielle retranscrit le contenu de manière plus significative et optimisée pour le référencement. »

Les outils comme ChatGPT sont en mesure de produire et de hiérarchiser massivement du texte pour tirer profit au maximum des moteurs de recherche comme Google.

Cette stratégie peu coûteuse, qu’elle soit menée par l’humain ou par la machine, est appelée référencement naturel, mais est plus connue sous le sigle SEO (search engine optimization).

Différentes ruses permettent d’exploiter les algorithmes de Google : choix des titres et des sous-titres, concentration de mots-clés, taille et disposition du texte et des photos, hyperliens, etc. Mais laissés aux soins de l’IA, ces processus sont aussi puissants que fabulateurs.

Entre autres absurdités constatées par La Presse, la section nécrologique d’un site a inséré l’organisme Tel-Jeunes parmi une liste de défunts.

IMAGE TIRÉE D’UNE CAPTURE D’ÉCRAN

Selon un site qui publie de nombreuses nécrologies automatisées, l’organisme Tel-Jeunes se serait suicidé.

À Montréal, « les rues habituellement animées sont devenues silencieuses, alors que le chagrin collectif de la communauté pèse lourdement sur les habitants », poétise la publication, que l’outil de détection GPTZero considère comme générée par l’IA avec un taux de confiance de 97 %.

Google contre-attaque

Jointe par La Presse, Google explique avoir annoncé le 5 mars dernier une mise à jour de son moteur de recherche « pour lutter contre le spam et le contenu de mauvaise qualité ». « Ces nouvelles mesures toucheront particulièrement les sites web expirés reconvertis en dépôts de spam [agrégateurs de contenus poubelles] par leurs nouveaux propriétaires, et les spams liés à la notice nécrologique », explique l’entreprise californienne, qui a bon espoir de pouvoir réduire d’environ 40 % le recensement de ces contenus indésirables. La Presse a pu constater que plusieurs prétendus sites nécrologiques avaient bel et bien disparu des premiers résultats affichés par Google après sa mise à jour. « Nous prendrons désormais davantage de mesures manuelles et algorithmiques à l’égard des contenus créés principalement pour améliorer le classement dans les moteurs de recherche », indique le porte-parole de Google. Agustin Vazquez-Levi, président fondateur d’AOD Marketing et expert en optimisation pour les moteurs de recherche, rappelle toutefois que Google profite financièrement des fermes de contenus de faible valeur si elles génèrent beaucoup de trafic, ce qui peut entraîner un conflit d’intérêts entre des préoccupations éthiques et financières.

Des insinuations trompeuses sur Facebook

IMAGE TIRÉE D’UNE CAPTURE D’ÉCRAN, LA PRESSE

Publications Facebook frauduleuses qui apparaissent dans la bibliothèque publicitaire de Meta

Les nécrologies bidon ne sont pas les seuls pièges à clics qui exploitent la mort ; une fraude massive circule actuellement sur Facebook pour faire croire à la disparition de personnalités connues comme l’animateur Normand Brathwaite et l’ancien maire de Québec et chroniqueur Régis Labeaume. Les publications, faussement attribuées à des médias comme La Presse et Le Journal de Québec, contiennent une photo peu flatteuse et une légende où apparaissent des expressions comme « Triste fin » ou « Au revoir », laissant présager le pire. Ces fausses accroches d’articles émanent de comptes piratés et enrichissent Facebook, puisqu’elles font partie de la Bibliothèque publicitaire de Meta, maison mère du réseau social. Les liens sur lesquels les utilisateurs sont invités à cliquer menaient jeudi vers des plateformes de cryptomonnaie et des fermes de contenus. Il est à noter que, contrairement à ces publications frauduleuses, les nouvelles canadiennes sont bloquées sur les réseaux sociaux de Meta depuis le mois d’août 2023, à la suite de l’adoption du projet de loi fédéral C-18. Celui-vise à forcer les « géants du web » à indemniser les médias pour le partage en ligne de leurs reportages.

La mort qui « buzze »

À la suite d’une mort abrupte, de nombreux internautes, des proches ou de simples curieux voudront obtenir des informations sur les circonstances du drame.

Les « sites poubelles » profitent alors d’un « vide informationnel » (data void) en indexant le prénom et le nom du défunt dans les moteurs de recherche.

S’il ne s’agit pas d’une personnalité connue, « il n’y aura pas de concurrence à part les profils Facebook ou LinkedIn, par exemple », souligne Jérémie Abbou, fondateur de l’agence Digitad.

Peu importe la notoriété publique du défunt, des mots-clés comme « buzz », « trending », « breaking », « shocking » et « viral » s’insèrent souvent dans le titre ou l’amorce des nécrologies factices.

Seulement pour William Gareau, La Presse a recensé plus de 30 sites différents affichant une version de sa nécrologie truffée de généralités, d’approximations, sinon de faussetés. Presque autant de pages Facebook de très faible portée dirigeaient vers ces fermes de contenus (content farms, sites de piètre qualité conçus pour générer des revenus publicitaires), histoire de s’imposer lors d’une recherche dans le média social.

« Ces gens-là mettent en œuvre tous les moyens possibles et imaginables pour engendrer du trafic sur leur site internet », explique M. Abbou. « Les réseaux sociaux servent d’entonnoir. »

L’appât du gain

La Presse a pu s’entretenir brièvement avec le gestionnaire de la page Facebook News World, qui compte moins de 300 abonnés et relaie des nécrologies – celle de William Gareau y apparaissait – du site obitsupdate.co.uk. L’usager, qui a refusé de nous dévoiler son nom, confirme avoir recours à l’IA pour générer ses « articles ». C’est payant ? « Oui », répond-il. C’est-à-dire ? « 250 $ US par mois ».

Cela peut paraître peu au Québec, mais cette somme est supérieure au salaire mensuel moyen, autour de 175 $ US, au Nigeria, où notre interlocuteur affirme résider. Il suffit souvent de multiplier les plateformes pour décupler ses profits.

Sarkariexam.com fait partie de ces plateformes fourre-tout où sont publiées des nécrologies de Québécois, entre autres contenus repiqués. Le site a récemment même fait mourir l’entrepreneur Luc Poirier, toujours bien en vie, dans une notice. « Luc Poirier a été une source d’inspiration pour de nombreuses personnes, notamment par son récit de résilience et de réussite », est-il écrit. « Sa participation à l’émission de téléréalité Occupation [double] a également contribué à son influence. »

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Sarkariexam.com a fait mourir l’entrepreneur Luc Poirier, pourtant bien en vie.

Naguère consacré aux examens du gouvernement indien, le site est devenu une populaire ferme de contenus où convergent quelque 7 millions de visiteurs chaque mois – des Indiens, des Américains, des Canadiens…

La monétisation de ces clics représente chaque année plusieurs centaines de milliers de dollars, selon trois spécialistes consultés par La Presse.

Après un premier contact, le propriétaire n’a plus donné suite à nos questions.

Ressusciter des sites expirés

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Agustin Vazquez-Levi, président fondateur d’AOD Marketing

Agustin Vazquez-Levi, président fondateur d’AOD Marketing et expert en référencement naturel, fait remarquer que les noms de domaine des portails nécrologiques sont tous plus inusités les uns que les autres, étant donné leur vocation : jamaicalacrosse.org, ntdmusic.edu.vn, tvguidetime.com, allglobalupdates.com, alfablog.buzz, viralvilla.online, dubaikhalifas.com… Pour expliquer le phénomène, le spécialiste en marketing numérique se tourne vers une technique devenue populaire vers la fin des années 2000. « On regardait les noms qui allaient expirer et qui avaient accumulé des liens en provenance d’autres sites web pendant trois ou quatre ans, relate-t-il. On pouvait reprendre ces noms de domaine, republier les mêmes contenus, attendre qu’ils soient réintégrés par Google et ensuite changer les contenus. » Les moteurs de recherche confèrent alors une certaine autorité à des sites qui se sont grandement appauvris sur le plan informationnel.