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La bande dessinée du réel, « une arme de compréhension massive »

À l’image de la maison d’édition Futuropolis, qui fête les 20 ans de sa relance par Gallimard cette année, nombre d’éditeurs et de médias se sont laissé tenter par la bande dessinée du réel. Adoubé par les lecteurs et légitimé par les professionnels, ce genre engagé artistiquement comme politiquement s’est durablement installé dans le paysage bédéistique.

La rencontre a fait date. Celle d’un auteur de bande dessinée et d’un vigneron qui habite « à côté de chez lui », dans le Maine-et-Loire. L’artiste en question, Étienne Davodeau, « a eu l’envie de raconter la vie quotidienne de ce vigneron », se souvient Sébastien Gnaedig, directeur éditorial de la maison d’édition Futuropolis. Avec, en guise de motivation, la volonté de le suivre pendant un an. S’il est incapable de prévoir « où va mener » son projet, l’équipe éditoriale accepte, sans se laisser refroidir par le manque de certitudes.

« Il n’avait besoin que d’un contrat, car il n’allait pas être payé en tant qu’ouvrier agricole », explique Sébastien Gnaedig. Cette histoire a donné naissance aux « Ignorants », le plus gros succès de Futuropolis. Elle est aussi le symbole de l’émergence – à grande échelle – de la bande dessinée du réel. Imprévisible, construit sur le temps long et intrinsèquement politique, ce genre exige un processus de création à rebours du cadre attendu par le secteur de l’édition.

La bande dessinée journalistique

« En général, on crée un dossier solide, avec une trame et des personnages », résume l’auteur Emmanuel Lepage, qui est parti, crayons, carnets et appareil photo en main, explorer l’Antarctique, l’archipel Kerguelen ou le phare d’Ar-Men (au large des côtes bretonnes) pour ses récits. « Mais, personnellement, j’évoque une direction et quelques endroits que je vais visiter en disant aux éditeurs : “Le livre sera ce qu’il est quand j’aurai terminé (rires).” » D’Étienne Davodeau à Igort, en passant par Jean-Philippe Stassen ou Joe Sacco, nombre d’auteurs affiliés à Futuropolis ont sillonné le monde depuis 2004, année de réouverture de la maison d’édition.

Soutenu par Gallimard, actionnaire depuis 1988, Sébastien Gnaedig relance la structure en se concentrant sur trois axes : casser les codes de la BD franco-belge, sortir un nombre restreint de (beaux-) livres et conserver une équipe réduite. Une renaissance qui coïncide avec l’émergence de la bande dessinée du réel en France, comme en témoignent les créations successives de la revue « XXI » (2008), de « la Revue dessinée » (2013) ou de « Topo » (2016).

Ces trois publications – regroupées au sein de la structure nommée Quatre revues, jusqu’à la vente (officialisée le 27 octobre 2023) de « XXI » et de « 6mois » au groupe de presse Indigo Publications – se sont en partie spécialisées dans l’édition de la bande dessinée journalistique.

Ces dernières années, l’économiste Thomas Piketty et l’ingénieur Jean-Marc Jancovici se sont respectivement associés aux maisons d’édition Seuil et Dargaud. Le premier a ainsi vu son livre « Capital et idéologie » adapté en bande dessinée par la journaliste Claire Alet et l’illustrateur Benjamin Adam. Le second s’est retrouvé en tête des ventes sur l’année 2022, à la suite de la publication de la BD « le Monde sans fin », cosignée avec Christophe Blain, écoulée à 514 000 exemplaires (selon le baromètre GFK- « Livres hebdo »). Cette publication s’est notamment retrouvée au centre d’un débat qui a agité les champs médiatique, politique et scientifique quant à la fiabilité des informations publiées par Jean-Marc Jancovici, connu pour son positionnement pronucléaire.

Un espace de créativité inespéré

« Si c’est un phénomène mondial, il s’est – plus qu’ailleurs – accentué en France », résume Baptiste Bouthier. Rédacteur en chef adjoint du trimestriel « la Revue dessinée », mais aussi reporter pour le quotidien « Libération » de 2012 à 2021, il relie l’engouement pour la bande dessinée du réel au « non-renouvellement des formats et des pratiques journalistiques ».

Membre de la cellule d’investigation de Radio France et coauteur d’enquêtes en bande dessinée sur les présidences gaulliste (« Cher Pays de notre enfance », publié en 2015 chez Futuropolis) et sarkozyste (« Sarkozy-Kadhafi. Des billets et des bombes », copublié en 2019 chez Delcourt et « la Revue dessinée »), Benoît Collombat abonde : « Il est de plus en plus difficile d’avoir du temps pour travailler correctement, regrette-t-il. La bande dessinée permet de s’exprimer en longueur sur la complexité du monde. »

Le succès, en kiosques comme en librairies, de ces enquêtes, carnets de voyage et documentaires graphiques offre aux deux journalistes un espace de créativité inespéré. « C’est une rencontre heureuse pour la matière journalistique », affirme Baptiste Bouthier, fort de la situation financière de « la Revue dessinée », bénéficiaire onze ans après sa création. De son côté, Benoît Collombat y voit « une arme de compréhension massive ».

« Les auteurs possèdent une plus grande liberté que bien des journalistes, contraints par une ligne éditoriale, de gauche comme de droite », avance ainsi Alain David. Cofondateur des éditions Rackham en 1989, éditeur à Futuropolis depuis 2006, il est amené à superviser des auteurs qui s’engagent politiquement à travers leurs œuvres. De quoi amener l’éditeur à composer avec des pressions extérieures. Par exemple en 2010, lorsqu’un « groupe de pression » a voulu faire retirer des rayons de la Fnac la réédition de « Palestine », recueil des reportages effectués dans la région par le reporter états-unien Joe Sacco.

Mais aussi quand, lors de rencontres entre Igort – artiste italien, passionné de culture russe et marié à une femme ukrainienne – et des lecteurs, certains échanges se transformaient en règlements de comptes : « Ça pouvait être virulent dans la salle, on lui disait : “Vous êtes italien, qu’est-ce que vous vous mêlez de la politique russe !” » En cause : les ouvrages intitulés « les Cahiers russes » (publié en 2012) et « les Cahiers ukrainiens » (publiés en 2015 et en 2023) qu’a consacrés Igort aux deux pays et par conséquent à la guerre en cours. 

Et alors que l’adoption de la loi immigration – dont 35 articles ont depuis été censurés par le Conseil constitutionnel –, en janvier 2024, a provoqué un émoi populaire et politique, Sébastien Gnaedig estime par exemple que la bande dessinée aura son rôle à jouer, à savoir « contrecarrer des discours de plus en plus haineux ».


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