Quelque chose virevolte dans l’air quand Anaïs Demoustier est là. À peine s’est-elle assise dans le café à la mode, aux abords des Buttes-Chaumont, où nous avons rendez-vous, joues hâlées et voix qui porte, sourire indélébile et débit grande vitesse, qu’elle embraye direct, en réponse à notre "comment allez- vous ?" sur le film d’époque qu’elle finit de tourner, Le temps d’aimer, qu’elle adore mais qui l’épuise, se disant "en bout de course" et "au bout du tunnel", tellement il est intense...

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Mais moins que la fatigue, c’est l’exaltation qu’on lit dans ses yeux. Quelque chose virevolte avec cette fille qui, devant la caméra, donne tout quand elle surgit à l’écran, elle dont les personnages solaires, foutraques ou simplement normaux, taillés pour les dialogues ciselés, les subtilités senti- mentales, voire le réalisme absolu, nous régalent depuis vingt ans (et elle n’en a que 34) dans la catégorie art et essai. Coup de braquet cet automne : la voilà qui goûte au film mastodonte (et parfois gros sabots), ce Novembre de Cédric Jimenez retraçant l’enquête monstre qui suivit les attentats du 13 novembre.

Mais Anaïs Demoustier sait insuffler de la finesse à tout, même aux grosses machines. Rencontre avec une "girl next door", comme elle se qualifie elle- même, à très grande envergure.

1/3

Des rôles de "filles normales"

Philippe Quaisse

Marie Claire : On vous croyait abonnée aux films d’auteur plutôt intimistes. Et puis vous voilà dans Novembre, superproduction policière signée Cédric Jimenez...

Anaïs Demoustier : Et c’est un grand plaisir d’explorer un nouveau genre de cinéma et un nouveau type de rôle. Ces derniers temps, j’ai joué pas mal de jeunes femmes qui ont une fraîcheur, une légèreté, notamment dans La pièce rapportée ou Les amours d’Anaïs.

Là, mon personnage, une fille ambitieuse, affiche une dureté inédite : Novembre est l’un des rares films où je ne souris jamais ! Et bien sûr, avec Jimenez, c’est du gros budget, pas l’économie de mes films habituels. Il filme tout à 360 degrés, des tas de caméras vous suivent, il y a des scènes à deux cents figurants, tout va vite, tout est efficace, à l’américaine et c’est jouissif, cette impression d’être dans un jeu vidéo. D’autant que cette hyper technicité ne va pas au détriment des émotions.

Vous incarnez une enquêtrice, Lyna Khoudri, un témoin clé. Le tandem de vos personnages est si fort qu’on aimerait que le film le développe plus. À quoi tient votre alchimie ?

C’est mystérieux, le plaisir qu’on prend à jouer avec quelqu’un. L’échange entre Lyna, que je ne connaissais pas avant le film, et moi a été hyper puissant. Dès que je l’ai vue, je me suis dit : cette fille, c’est sur elle que tout va reposer, alors je jouais complètement tendue vers elle. Le degré d’intensité de son jeu m’impressionnait d’ailleurs d’autant plus qu’elle n’était là que pour quelques jours de tournage – et c’est ce qu’il y a de plus dur pour une actrice : on n’a le temps de s’acclimater à rien.

J’ai découvert, par mon métier, que j’adorais les silences, jouer ce qui n’est pas dit, et que j’étais même une fille assez contemplative.

Cet automne, vous serez pour la troisième fois à l’affiche d’un film de Quentin Dupieux, Fumer fait tousser. À quoi la cocasserie de son travail fait-elle écho en vous?

Elle vient réveiller ma propre cocasserie d’enfant. Quand j’étais petite, avec mes copines, on empruntait la caméra de mon frère et on inventait de faux films, de fausses pubs, de faux JT, et moi, j’étais celle qui faisait marrer tout le monde, qui imitait, qui se déguisait.

La première fois que j’ai tourné avec Dupieux, pour Au poste !, j’ai retrouvé ce même plaisir primaire et ludique. Il m’a mis une perruque direct, m’a dit : "Tu vas jouer une fille complètement débile", et je me suis régalée.

Fumer fait tousser, c’est encore un autre niveau de délire : mon personnage s’appelle Nicotine et fait partie d’un groupe de super-héros genre Power Rangers, dirigé par un rat, qui lutte contre le tabagisme, – Vincent Lacoste, lui, s’appelle Méthanol, Oulaya Amamra, Ammoniac, Jean-Pascal Zadi, Mercure... Grosse rigolade !

Mais en dehors de Dupieux, mon désir de drôlerie n’est pas assez comblé professionnellement et ça me frustre. Il faudrait peut-être que j’explore davantage cette part de moi en écrivant moi-même des choses...

Les réalisateur·rices vous confient plutôt des rôles de filles normales. Des filles normales qui, toutefois, s’autorisent des pas de côté, vrillent un peu. Comment expliquez-vous le fait que vous suscitiez cela?

Je suis une fille plutôt quelconque. Pas spécialement belle, pas spécialement moche. Tant mieux : je connais des actrices aux physiques de mannequin à qui on ne propose que des rôles de maîtresses et ce n’est pas très passionnant.

Mais c’est vrai que derrière mon côté "girl next door", il y a peut-être un truc dans mon regard qui trahit une folie pas complètement extériorisée, une bizarre- rie pas totalement exprimée. Donc oui, une fille plutôt normale mais plus compliquée qu’elle n’en a l’air.

Emmanuelle Devos, un jour, m’a dit : "Les rôles vont te renseigner sur toi", et elle avait raison. Par exemple, mon frère (Stéphane Demoustier, ndlr), dans son film La fille au bracelet, m’a fait jouer une horrible procureure, hyper dure, et j’étais étonnée qu’il pense à moi. Mais il me connaît si bien qu’il a peut-être décelé une part rigide, ancrée. J’ai découvert aussi, par mon métier, que j’adorais les silences, jouer ce qui n’est pas dit, et que j’étais même une fille assez contemplative.

2/3

L'envie de jouer, depuis l'école

Philippe Quaisse

Dans votre filmographie, il y a beaucoup de réalisateur·rices qui vous sont fidèles. Dupieux, donc, mais aussi Isabelle Czajka, Jérôme Bonnell ou encore Robert Guédiguian, avec qui vous avez tourné quatre films. Avez-vous l’impression de faire partie de sa famille de cinéma, au même titre qu’Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin ou Robinson Stévenin ?

En tout cas, j’ai avec cette bande un lien adoptif fort. D’ailleurs, je n’ai pas pu tourner dans le dernier Guédiguian, car j’étais déjà prise par le projet de Katell Quillévéré et ça a été dur de lui dire non, comme si, en effet, j’abandonnais ma famille.

Je fais un métier de désir, alors quand je suis désirée plusieurs fois par un réalisateur, c’est gratifiant et j’y vais avec encore plus d’entrain. Après, j’ai aussi en moi une forme d’infidélité, car un groupe, ça peut être angoissant quand chacun a sa place, sa fonction, et qu’on ne peut pas s’en écarter. La Comédie-Française, par exemple, ça ne me fait pas rêver !

En parlant de théâtre, on garde un souvenir puissant de Nouveau roman, la pièce de Christophe Honoré dans laquelle vous incarniez en 2012, à 25 ans, une Marguerite Duras quinqua, où Michel Butor était joué par une femme et Françoise Sagan par un homme. Elle ne vous manque pas, cette liberté infinie que permet la scène ?

Ah si, carrément ! D’autant que de plus en plus, j’aime la radicalité formelle au théâtre. Un metteur en scène qui m’exalte, par exemple, c’est Julien Gosselin : il vous embarque dans des traversées de six heures qui sont des expériences sensorielles totales – avec de la fumée qui nous arrive dessus comme si on était dans un nuage, de la musique à fond, mais toujours avec le texte et la langue au-devant de tout. Mais jusqu’ici, c’est vrai, j’ai privilégié le cinéma. Peut-être parce que les rares fois où j’ai fait du théâtre, la caméra, la technique, les techniciens, tous ces gens qui prennent en charge le sensible et en tirent le meilleur, me manquaient.

Derrière mon côté "girl next door", il y a peut-être un truc dans mon regard qui trahit une folie pas complètement extériorisée.

Quelle place occupait le cinéma dans votre famille pour que votre frère et vous en fassiez votre métier ?

C’est très, très bizarre, car ce n’était pas du tout, chez nous, une pratique régulière. On habitait dans le Nord, à Villeneuve-d’Ascq, alors pour le cinéma, il fallait aller à Lille. J’ai souvenir d’y avoir vu de temps en temps un Astérix ou Titanic. À la maison, on regardait un peu toujours les mêmes VHS : Sissi, Fantômas, L’as des as.

L’envie de jouer, je crois, est venue plutôt de l’école : on avait travaillé une pièce pour laquelle il fallait monter sur les tables. Pour moi qui étais une enfant sage, une très bonne élève, monter sur les tables, c’était la grosse transgression ! Ça m’a procuré une telle excitation que j’ai voulu prendre des cours de théâtre. Pour mon frère, c’est venu plus tard : il a fait des études sérieuses, genre HEC/ Sciences Po, mais quand il a vu que sa petite sœur faisait du cinéma, il s’est dit : pourquoi pas moi ? et s’est inscrit à La Fémis – son prochain film, Ibiza, avec Hafsia Herzi que j’adore, va être sublime. Depuis, ma mère est devenue super cinéphile et voit plus de films que moi : elle passe sa vie au Métropole, le cinéma d’art et essai lillois.

3/3

Un instinct fort et des tourments

Philippe Quaisse

Il paraît que vous avez failli devenir une chanteuse star quand vous étiez adolescente. C’est quoi, cette histoire ?

Sur Canal Jimmy, il y avait Iapiap !,une émission où bossait mon cousin, qui cherchait de jeunes chanteurs. J’aimais bien chanter, alors j’ai préparé S’il suffisait d’aimer de Céline Dion : j’étais horrible avec mes cheveux lissés et mes tonnes de maquillage, mais j’ai quand même été repérée.

On m’a fait enregistrer une chanson, Tout le monde dit I Love You. La machine était lancée. Sauf qu’au dernier moment, j’ai eu un sursaut. "Je veux plus faire ça, elle est nulle cette chanson", j’ai dit à ma mère. Qui s’est fait incendier par la production : "Votre fille va rater sa vie !" Un moment fondateur qui prouve que j’avais un instinct fort : deux ans plus tard, je tournais avec Haneke, qui voulait des enfants inconnus n’ayant rien fait de leur vie – on avait même dû lui cacher que j’étais déjà dans une agence d’acteurs !

Sur ce plateau du Temps du loup de Michael Haneke, quelle impression faisaient Isabelle Huppert et Béatrice Dalle à l’actrice de 15 ans que vous étiez ?

J’étais en fascination totale ! Isabelle Huppert me subjuguait par sa concentration, sa manière de s’isoler de tout le plateau tout en étant bien là, d’entrer à fond dans la fiction si bien que moi, qui incarnais sa fille, je n’avais plus qu’à jouer dans ses traces.

Quant à Béatrice Dalle, pour moi qui venais d’un milieu très classique, c’était la punk attitude incarnée ! Elle s’échappait tout le temps du tournage, soudoyait les régisseurs pour rentrer à Paris alors qu’Haneke refusait qu’on quitte Vienne, ne lisait pas le scénario. Et à la fois, quelle actrice géniale, quelle puissance – je pense à cette scène où elle explose de rage. C’est drôle, on a retourné ensemble, à Vienne encore, pour La bête dans la jungle de Patric Chiha, et elle n’a pas changé : toujours aussi excentrique, marrante et sympathique à la fois.

En tant que parent, on a la responsabilité de savoir qui on est et ce qu’on transmet à nos enfants. Trop de gens font subir leur mal-être aux autres.

Aux Césars 2020, vous avez été sacrée Meilleure actrice pour votre rôle dans Alice et le maire de Nicolas Pariser. Y a-t-il un avant et un après?

Je n’ai pas constaté une explosion de propositions... Mais j’avais déjà beaucoup tourné avant. En revanche, il m’a apporté une tranquillité nouvelle. Depuis que la directrice de casting d’Haneke m’a dit, à l’époque : "Vous n’allez peut-être jamais tourner à nouveau" (et c’est vrai, souvent, pour les enfants), cette précarité-là s’est imprimée dans mon cerveau. C’est un métier tellement aléatoire qu’on se dit toujours, à la fin d’un tournage, que c’est peut-être le dernier. Mais avec ce César, je me suis dit : actrice est ton métier, c’est clair et net. J’étais heureuse qu’il récompense un tel rôle qui n’est pas spectaculaire comme certains "rôles à César", mais repose au contraire sur des émotions délicates et de toutes petites choses.

La joie de ce César a été entachée par le couronnement, le même soir, de Polanski comme Meilleur réalisateur ?

Oui, quand même... Mais pour moi, c’était d’abord un moment de fête, alors mon discours disait la joie que me procurait mon métier, la chance que j’avais eue de l’exercer avec les bonnes personnes et l’importance, aussi, de la libération de la parole, grâce à Adèle Haenel notamment. Mais des gens se sont mis en colère car je ne parlais pas assez de féminisme... Une manière de dresser les actrices les unes contre les autres.

Que vous apporte la psychanalyse, que vous pratiquez depuis longtemps ?

Je n’ai pas grandi dans cette culture-là : mes parents sont même plutôt anti-psy. Je les admire pour leur force de vie, eux qui ne s’encombrent pas d’états d’âme et sont doués pour le bonheur. Je suis plus tourmentée. Alors voir une psy une fois par semaine me permet de ne pas faire l’autruche et de me découvrir.

En tant que parent (elle a une petite fille de 6 ans, ndlr), aussi, on a la responsabilité de savoir qui on est et ce qu’on transmet à nos enfants. Trop de gens font subir leur mal-être aux autres. L’écueil, c’est un certain nombrilisme. C’est de justifier ce qui nous arrive par ce qu’on a vécu. Cette exploration de soi est un luxe que ceux qui le peuvent devraient s’offrir...

Cette interview a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 841, daté septembre 2022.

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