Members of the US Jewish community protest against the Israeli military operation in Gaza ousside the Cannon Senate office building on Capitol Hill in Washington, DC on October 18, 2023. Israel would let aid enter Gaza via Egypt, Prime Minister Benjamin Netanyahu's office announced October 18, 2023, saying only "food, water and medicine" would be allowed into the blockaded Palestinian enclave. The Israeli announcement came as Biden ended a high-stakes visit, where he offered Israeli leaders continued US support and backed his ally's stance that Palestinian militants were behind a deadly rocket strike on a Gaza hospital. (Photo by ROBERTO SCHMIDT / AFP)

Aux Etats-Unis, la guerre entre Israël et le Hamas suscite de nombreuses tensions.

AFP

En octobre 2023, Shai Davidaï, professeur de gestion d’entreprise à la Columbia Business School, avait alerté, dans une vidéo devenue virale, l’opinion publique sur la prolifération d’organisations étudiantes pro-Hamas au sein des universités américaines. Cinq mois plus tard, le bilan est le suivant : deux des présidentes d’université auditionnées par le Congrès américain sur les débordements antisémites survenus sur leurs campus ont quitté leurs fonctions (on se souvient de la fameuse question : "Est-ce qu’appeler au génocide des juifs est une violation de votre code de conduite, oui ou non ?", et de la réponse donnée par la présidente de Penn, "la décision dépend du contexte"). Quant à l’université de Columbia, où exerce Shai Davidaï, deux actions en justice ont été intentées contre celle-ci de la part d’étudiants juifs. La direction de l’institution doit d’ailleurs être auditionnée courant avril par le Congrès lors d’une audience sur l’antisémitisme. Enfin, un rapport rendu par un groupe de travail de Columbia vient de confirmer les allégations d’antisémitisme rapportées par des étudiants juifs. Un vent de changement ?

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"Il faut que tout change pour que rien ne change", disait Tancrède Falconeri, le personnage interprété par Alain Delon dans le Guépard de Luchino Visconti. C’est, à écouter Shai Davidai, ce qu’il faudrait retenir de ces derniers mois. Pour la deuxième fois, le professeur répond aux questions de L’Express, et dévoile l’envers du décor : l’enquête qui le viserait depuis février (une pétition, qui cumule près de 30 000 signatures a d’ailleurs été lancée en soutien à celui-ci), la suspension inefficace d’organisations étudiantes, et ce fameux rapport… "La création d’un comité est ce que font les universitaires lorsqu’ils veulent s’assurer que rien ne change." Entretien.

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Depuis notre dernière rencontre et votre vidéo devenue virale, vous avez continué à alerter contre l’antisémitisme dans les universités américaines, et notamment à Columbia, où vous exercez. A quoi ressemble votre vie aujourd’hui ?

Shai Davidaï Le fait d’avoir pris la parole dans cette vidéo a à la fois ruiné ma vie et donné à celle-ci tout son sens. J’ai reçu peut-être 10 000 messages d’encouragements de la part de personnes juives et non juives du monde entier, qui me racontent ce qu’elles vivent, ce qu’elles observent, leurs inquiétudes. Certains m’écrivent pour m’apporter leur soutien, parfois me proposer leur aide. Evidemment, il y a aussi la haine, les messages sur les réseaux sociaux, les lettres envoyées à mon bureau, les mails… Ce sont des caricatures antisémites, des photos du camp de concentration d’Auschwitz, des insultes. Mais je garde mon cap : pour un message quotidien d’insulte - qui, d’ailleurs, n’attaque jamais le fond de mon propos, mais ce que je suis intrinsèquement (juif) - j’en reçois vingt positifs. Cela pourrait être pire !

Je suis simplement un juif israélien qui s'est exprimé. C'est pour cela qu'ils enquêtent sur moi

Début mars, vous avez déclaré que Columbia avait ouvert une enquête vous concernant. Pourquoi maintenant ?

Je ne sais pas pourquoi maintenant, et Columbia refuse de faire des commentaires publics à ce sujet. Je pense que Columbia a d’abord pensé que s’ils ne prêtaient pas attention à ce que je disais, j’allais simplement abandonner et arrêter. Manifestement, ils ne me connaissent pas. J’ai appris l’existence de l’enquête en février, sans connaître les raisons de la décision. Puis, grâce à mes avocats, j’ai finalement reçu une lettre expliquant, en substance, que cela concernait mon engagement juif sur les réseaux sociaux, et en particulier cette fameuse vidéo qui a circulé en octobre. Mes avocats parlent d’un nouveau "procès Dreyfus" [rires]. Mais cela ne marchera pas. Je suis innocent. Je n’ai rien fait de mal : je suis simplement un juif israélien qui s’est exprimé. C’est pour cela qu’ils enquêtent sur moi.

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Comment a évolué la situation à Columbia ? Les organisations Students for Justice in Palestine et Jewish Voice for Peace ont été suspendues par l’université à la mi-novembre…

La situation n’a fait qu’empirer. Oui, ces organisations ont été suspendues, mais cela ne les a pas empêchées de continuer à organiser et à participer à des rassemblements à Columbia. Sur le papier, l’université "sévit", mais lorsqu’il s’agit d’appliquer ses décisions, c’est le néant. Et ces organisations ne sont que la partie émergée de l’iceberg… Depuis novembre, plusieurs professeurs ont exprimé leur soutien au Hamas et leur haine d’Israël. Par exemple, la professeure Katherine Franke, de l’école de droit de Columbia, a déclaré – à propos d’allégations non confirmées selon lesquelles deux étudiants, ayant servi dans l’armée israélienne, auraient pulvérisé une substance nauséabonde sur les participants d’une manifestation pro-Hamas sur le campus – qu’elle était préoccupée par le fait que "les étudiants israéliens qui viennent ensuite sur le campus sortent tout droit du service militaire", dans le cadre d’un programme d’échange de Columbia. Elle n’a aucun problème avec les étudiants américains ou français qui ont servi dans l’armée, ni avec les étudiants de n’importe quel autre pays - seulement avec les étudiants israéliens.

Un autre professeur, le Dr Mohamed Abdou, a déclaré qu’il ne soutenait pas seulement la cause palestinienne, mais qu’il s’identifiait également au Hamas. Sans parler du fait qu’il y a quelques semaines, une organisation étudiante a reposté un message d’un porte-parole officiel du Hamas appelant "les habitants d’Al-Qods, de Cisjordanie et des 48 territoires à se lever le premier vendredi du mois de ramadan pour défendre d’urgence la mosquée Al-Aqsa [la plus grande mosquée de Jérusalem]". Il s’agit clairement d’un appel à la violence, lancé par le Hamas et amplifié par les étudiants de Columbia. Alors pourquoi la situation n’a-t-elle fait qu’empirer ? Parce que les organisations étudiantes et les professeurs qui ont pris fait et cause pour le Hamas ont compris que l’université ne ferait rien contre eux. J’aimerais donner de bonnes nouvelles, dire que tout a changé, mais nous en sommes encore loin.

Comment expliquer l’attitude que vous décrivez de la part de Columbia ?

L’université semble penser qu’elle a affaire à une mafia ! Vous savez, ces groupes qui vous font comprendre que si vous essayez de les arrêter, les choses vont empirer, alors vous capitulez. C’est ce que fait Columbia face aux organisations étudiantes pro-Hamas. C’est exactement pour cela qu’elles n’ont pas leur place dans le système universitaire et que l’université devrait agir.

Il y a aussi la deuxième option, qui est que l’université s’en fiche. Dans tous les cas, si Columbia était sincèrement engagée pour faire respecter ses décisions et assurer la protection des juifs sur son campus, elle mettrait les moyens en œuvre pour le faire, dépêcherait des agents de sécurité pour disperser les foules lorsque des organisations ouvertement pro-Hamas organisent des rassemblements. Ce qu’elle ne fait pas.

Les juifs antisionistes donnent le sceau d'approbation kasher aux antisémites

Début mars, vous écriviez sur X que Columbia est une "institution profondément antisémite". Le terme est fort…

L’université abrite des professeurs animés par un antisémitisme flagrant. Et même en ce qui concerne la direction de l’université dans son ensemble, elle a constamment montré son désintérêt, à tout le moins, pour la communauté juive. Je ne dis pas que la présidente est antisémite ; je ne connais pas ses opinions personnelles. Mais justement : je ne le sais pas parce qu’elle ne parle pas. Elle n’a pas eu un mot pour parler des deux procès intentés contre l’université, ni de sa convocation par le Congrès pour une audition prévue le 17 avril, ne serait-ce que pour relayer l’information. Je vis dans le monde réel : Je juge les personnes et les institutions sur leurs actes, pas sur leurs paroles creuses. Ce qui se passe à Columbia relève de l’antisémitisme. Faites l’exercice de transposer la situation à la police. Personne ne dirait que, si la police n’applique pas la loi, c’est parce qu’elle ne peut pas l’appliquer et qu’elle n’est donc pas responsable des crimes commis. Tout le monde s’insurgerait contre leur inaction ! N’est-ce pas leur rôle ? Les universités ont également le pouvoir, et le devoir, de faire respecter leurs règlements. Mais elles ne le font pas. C’est leur choix.

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Parmi les organisations suspendues par Columbia figure Jewish Voice for Peace. Pensez-vous que les organisations juives antisionistes jouent un rôle important dans la diffusion de la "haine" que vous décrivez ?

Il faut comprendre que les juifs antisionistes ne représentent qu’une infime partie de la communauté juive. Nous parlons d’environ 3 % de la population juive. Pourtant, ils crient, hurlent et protestent comme s’ils parlaient en notre nom à tous. Certains les appellent les juifs qui se détestent. Je ne pense pas qu’ils se détestent. Je pense qu’ils s’aiment trop. Ce sont des juifs narcissiques qui pensent que ce sont eux, et eux seuls, qui connaissent la vérité. Malheureusement, ces juifs antisionistes ne comprennent pas deux choses extrêmement importantes. Premièrement, ils ne comprennent pas qu’ils sont utilisés par les partisans du Hamas pour diffuser leur propagande. En fait, ils donnent le sceau d’approbation kasher aux antisémites. Deuxièmement, ils ne comprennent pas que trahir leur propre peuple ne leur sauvera pas la vie. Les nazis ne se souciaient pas du type de juif que vous étiez lorsqu’ils nous envoyaient dans les chambres à gaz. Les terroristes du Hamas ne se sont pas arrêtés pour demander aux habitants du kibboutz Nahal Oz ou du kibboutz Beeri quelles étaient leurs opinions politiques avant de les assassiner et de brûler leurs corps. Je suis désolé pour ces juifs antisionistes, car ils ne comprennent tout simplement pas.

Une étude publiée le 7 décembre par The Economist démontre que 20 % des Américains de 18 à 29 ans pensent que l’Holocauste est un mythe. L’ignorance de certains n’est-elle pas une donnée à prendre en compte dans l’appréciation de la situation dans les universités ?

L’ignorance est évidemment un facteur déterminant. Mais il ne s’agit pas d’une ignorance "naïve". Il y a des responsables. Si des jeunes croient encore que la Shoah est un mythe, il n’y a que deux possibilités : soit on ne leur a pas enseigné la réalité historique, auquel cas la responsabilité incombe à l’enseignement. Ou bien ils l’ont apprise, mais ont subi un lavage de cerveau ou ont choisi de croire autre chose. Dans tous les cas, l’ignorance ne donne pas un blanc-seing pour dire n’importe quoi. Si vous dites quelque chose de raciste, même si vous n’étiez pas conscient du sens de vos paroles, la conséquence est la même : vous contribuez à propager un discours raciste. Si vous dessinez une croix gammée sur un mur, même si vous n’êtes pas conscient de la signification historique du symbole, vous avez commis un acte antisémite. Si vous ne savez pas quelque chose, taisez-vous. Si vous ne connaissez pas la signification du slogan "From the river to the sea" : vous ne le criez pas lors d’une manifestation.

En décembre, les présidentes de Penn, Harvard et du MIT ont été auditionnées par le Congrès. Depuis, les présidentes de Harvard et de Penn ont quitté leurs fonctions, et la présidente du MIT a revu les règles de vie sur le campus. N’est-ce pas une avancée ?

Non, les choses ont empiré. Comme le professeur Retsef Levi du MIT l’a continuellement rapporté sur Twitter, le soutien au terrorisme du Hamas au MIT n’a pas faibli. Quant à Harvard, des militants anti-israéliens ont protesté en février contre la venue d’un chanteur israélien à l’université. Je pense que cela montre que le problème n’est pas seulement lié à un président d’université ou à un autre. Bien sûr, il y a des responsabilités individuelles - à ce titre, je pense que la présidente de Columbia devrait être licenciée ou démissionner. Mais c’est toute la gestion des universités qui doit changer. Les écoles, qui sont aujourd’hui fortement attaquées, sont dirigées par des lâches. Nous avons besoin de vrais leaders, capables de répondre aux méthodes mafieuses de certaines organisations. C’est possible. Pour reprendre l’analogie avec la mafia, certains dirigeants, juges et autres ont réussi à se débarrasser de certains groupes. Mais oui, cela demande du courage.

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Un groupe de travail de l’université de Columbia consacré à l’antisémitisme a récemment publié un rapport préliminaire qui confirme les allégations des étudiants juifs concernant l’existence d’un environnement antisémite. Qu’en avez-vous pensé ?

Qu’il est étrange, et tellement académique, de rédiger un rapport attestant de ce qui crève les yeux depuis des mois. Plus particulièrement, le rapport se penche sur les changements potentiels de politique à Columbia. Je suis d’accord pour dire qu’il faut faire quelque chose à propos de toutes les manifestations illégales que les organisations étudiantes pro-Hamas organisent sur le campus. Cependant, il ne s’agit pas d’un problème de politique, mais d’un problème de mise en œuvre ! En d’autres termes, le problème ne réside pas dans les règles, mais dans l’incapacité, ou le refus, de l’administration de les appliquer. Si l’université se souciait vraiment des étudiants, du corps enseignant et du personnel juifs, elle aurait déjà agi. La création d’un comité est ce que font les universitaires lorsqu’ils veulent s’assurer que rien ne change.

L’introduction du rapport indique que "les juifs et les Israéliens ne sont pas les seuls à être pris pour cible en ces temps difficiles. Le chagrin, la peur et la perte sont des expériences largement partagées, tant sur les campus qu’en dehors". Ne faudrait-il pas aussi considérer plus largement la montée d’une intolérance généralisée ?

Oui, le nombre d’attaques contre les Arabes et les musulmans a augmenté à Columbia, mais pas dans la même mesure que celles subies par les juifs. Ce constat ne diminue en rien la gravité des autres types de haine, comme l’islamophobie, le sexisme et le racisme, ni la nécessité d’étudier et de combattre toutes ces manifestations. Mais les problèmes sont différents. Quand on crée une commission pour traiter de l’antisémitisme, on s’y tient. Sinon, on dilue le problème de l’antisémitisme et sa spécificité : en l’occurrence, la haine des juifs parce qu’ils sont juifs. Dire qu’il faut agir contre cette haine ne veut pas dire qu’on ne peut pas agir sur le reste. J’en suis au stade où je crains qu’un fou ne prenne une arme et tue un juif sur le campus, et les quelques groupes qui abordent la question de l’antisémitisme se sentent obligés de pondérer ce dont nous parlons en le mettant en équivalence avec d’autres problèmes…

Le nombre de victimes à Gaza augmente de jour en jour. Tant que la guerre se poursuivra et continuera à faire des victimes du côté palestinien, n’est-ce pas un vœu pieux que d’espérer que le climat s’apaise dans les universités ?

Les personnes qui avancent cet argument, qu’elles le réalisent ou non, rejettent la faute sur la victime. Le peuple juif est actuellement engagé dans un conflit. Mais les juifs qui ont été déportés dans les chambres à gaz l’ont été sans qu’il n’y ait de conflit. Cette rhétorique selon laquelle les manifestations de haine envers les juifs seraient conditionnées par l’intensité de la guerre qui se déroule à Gaza est ridicule et revient à inverser l’équation. Les juifs ont été attaqués le 7 octobre par le Hamas parce qu’ils étaient juifs. La haine à leur égard n’a pas attendu que le nombre de morts palestiniens augmente de façon spectaculaire pour s’exprimer. Avez-vous déjà entendu dire que le racisme à l’égard des Africains cesserait si les guerres en Afrique s’arrêtaient ? Non, parce que ce serait ridicule.

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