"Il faut donner des perspectives et de la visibilité aux agriculteurs", estime Alessandra Kirsch

Alessandra Kirsch, la directrice du groupe de réflexion "Agriculture stratégies", revient en détail sur la crise agricole qui couve toujours alors que la FNSEA, principal syndical agricole (dont le congrès annuel s'est ouvert le 27 mars) multiplie les pressions. Elle porte un regard critique sur les principales politiques agricoles, de la PAC (Politique agricole commune) à la proposition française de l'instauration de prix-plancher sans oublier la stratégie européenne de la Fourche à la fourchette. 

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Alessandra Kirsch, directrice du groupe de réflexion et de conseil Agriculture stratégies.

L'Usine Nouvelle - Comment analyser la crise agricole qui couve toujours alors que s'est ouvert le 27 mars le congrès de la FNSEA, principal syndicat agricole du pays ?
Alessandra Kirsch -  La crise est complexe. Les revenus des agriculteurs sont moins soutenus, par la PAC notamment, les contraintes environnementales augmentent, la compétitivité se dégrade. La société demande toujours plus aux agriculteurs : protéger l’environnement, produire pour faire de l’énergie, des matériaux isolants pour la construction, des biocarburants… et accessoirement de l’alimentaire. Les usages sont démultipliés et les moyens de produire restreints.

Pour vous, le décrochage en matière de compétitivité a pour seule cause les politiques environnementales ?
C’est ce que j’entends dans les filières. Après, il ne faut pas réduire la compétitivité à celle des produits agricoles. Elle dépend aussi de la compétitivité des industries agroalimentaires : elle n’est pas forcément au rendez-vous et peut grever les gains de compétitivité réalisés par l’amont. Les industriels sont critiqués pour leurs profits, mais il faut qu’ils puissent investir.

Ce qui est difficile quand le maillon de la distribution, très concentré en France, n’axe son discours que sur le prix…
Cette guerre des prix a été alimentée. Au ministère de l’Economie, elle a arrangé tout le monde. L’exécutif est un peu "bipolaire". Bercy souhaite éviter de nouveaux Gilets jaunes et limiter l’inflation pendant que le ministère de l’Agriculture s’évertue à ce que le consommateur paie un peu plus afin que tous les maillons de la chaine soient bien rémunérés. 

La bataille entre les producteurs de lait et Lactalis et Savencia a alimenté la chronique en ce début d’année : est-ce que les producteurs ne sont pas assez compétitifs ou certains industriels sont-ils trop puissants ?
Comparons les prix payés par les laiteries : actuellement, la laiterie Saint-Denis-de-l’Hôtel, derrière la marque "C’est qui le patron ?!", paie 540 euros la tonne. Pourquoi paient-ils mieux que Lactalis ou Savencia ? Car ils sont capables de tout valoriser sur le marché intérieur. Mais leurs volumes sont bien moindres que ceux traités par Lactalis et Savencia : leur capacité à payer les agriculteurs n’a rien à voir.

La compétitivité du producteur n’est qu’un sujet parmi d’autres : il y a aussi la question du débouché, celle du rapport de force entre l’organisation de producteurs (OP) et l’industriel. Les regroupements en OP ont fait évoluer le rapport de force. Sunlait, l’une des organisations de producteurs qui livre Savencia, a prouvé qu’on pouvait attaquer en justice son acheteur. Les agriculteurs savent aussi se servir intelligemment de la pression sociale. Pourquoi Lactalis a remonté le prix du lait avant même la fin de la négociation conduite sous l’égide du médiateur des relations commerciales ? Car auprès de l’opinion publique l’entreprise était pointée du doigt.

"La construction du prix en «marche avant» se heurte à la réalité de la mise en concurrence des produits où c’est toujours le moins cher qui gagne"

Alessandra Kirsch

Reste à savoir comment ce rapport de force va évoluer à l’avenir, alors que la tendance est à la baisse de la production laitière en France. Est-ce que les éleveurs vont devenir plus forts, comme ce qui s’est passé en viande bovine avec la chute du cheptel ? La différence, c’est qu’en viande tous les cheptels chutent au niveau européen, ce qui n’est pas le cas en lait.

Nous allons assister à plusieurs stratégies d’industriels : ceux qui disent, je veux sécuriser mes usines en France et mes producteurs locaux, car ils sont motivés par exemple par l’évolution du prix du carbone et du transport. D’autres, au contraire, se disent qu’ils feront venir le lait à l’avenir sous forme de poudre d’Allemagne, des Pays-Bas où de Nouvelle-Zélande. Et tant pis pour le producteur local. Le lait, contrairement à la viande, reste une commodité substituable : une viande d’Aubrac est unique, un litre de lait reste un litre de lait.

Qu’attendez-vous du nouvel Egalim ? Que pensez-vous par exemple de l’idée de mener une négociation commerciale en deux temps, entre agriculteurs et industriels d’abord, en industriels et distributeurs ensuite ?
Nous sommes dans un marché : en faisant cela, tout le risque pèse sur le premier acheteur. Prenons un acheteur qui est prêt à payer la tonne de lait 480€ pour faire du camembert. Derrière, il arrive à la négociation avec Leclerc qui va lui dire : "votre produit est beaucoup plus cher que celui de Lactalis, je vais mettre du Président dans mes rayons." Que fait le premier acheteur ?

Le tissu agro-industriel français est largement composé de PME. Elles n’ont pas la même capacité à écraser les coûts que les grandes entreprises… mais se retrouvent à négocier sur le même marché. La construction du prix en «marche avant» se heurte à la réalité de la mise en concurrence des produits : c’est toujours le moins cher qui gagne, a fortiori dans un contexte d’inflation.

Quid des prix-plancher ?
Les producteurs souhaitent que leurs coûts soient pris en compte : mais s’il n’y a pas de marché, ces coûts ne peuvent pas être pris en compte. Reprenons l’exemple des laiteries. Si demain, le prix plancher est celui payé par Saint-Denis-de-l’Hôtel, 540€ la tonne, et qu’il s’impose à Sodiaal (Yoplait, Candia…), qui va payer 435€ ces prochains mois, que se passe-t-il ? Soit vous coulez Sodiaal et ses producteurs car l’entreprise ne pourra pas trouver les marchés rémunérateurs de "C’est qui le patron !?", soit l’industriel ira chercher du lait ailleurs.

"Il n’y a pas eu de planification de la production agricole sur la stratégie de la Fourche à la fourchette"

Alessandra Kirsch

Vous êtes favorable en revanche à la mise en place d’aides contracycliques, qui viendraient soutenir les agriculteurs en cas de chute des marchés mondiaux, en lieu et place des aides découplées, qui les rémunèrent en fonction des surfaces de leurs exploitations. C’est ça votre voeu pour la prochaine PAC ?
Il faut donner des perspectives aux agriculteurs. Si vous achetez un cabinet dentaire un million d’euros à Paris, vous savez combien vous allez gagner. Quand vous mettez un million d’euros sur une exploitation, vous devez avoir de la visibilité. Avoir des aides contracycliques permet de gérer le risque, de gommer les effets "yoyo" des marchés. Si nous souhaitons que les agriculteurs prennent des risques supplémentaires sur la transition agroécologique, en se passant  de produits dont l'efficacité est prouvée pour aller vers des pratiques aux résultats plus aléatoires, il va falloir leur enlever d'autres risques. Il faut arriver à réaugmenter le budget de la PAC : c’est une nécessité absolue. Nous ne pouvons pas demander toujours plus à l’agriculture sans la subventionner davantage.

Quelles seraient les conditions d'une relance de la stratégie de la Fourche à la fourchette, la déclinaison du Pacte vert de la Commission pour l’agriculture, sous la prochaine mandature européenne ?

La stratégie Farm to fork a été une occasion manquée d’harmoniser les règles au niveau intra-européen. Les objectifs n’ont pas été argumentés : pourquoi cette cible de 50% de pesticides en moins ? Quels sont les impacts sur la production ? Ce qui aurait été intéressant dans ces réglementations, c’est d’associer les objectifs à des impacts sur la production. Ce travail n’a pas été fait. Il n’y a pas eu de planification.

Une des difficultés de cette stratégie, c’est qu’elle pousse à «décommodiser» les denrées agricoles. Je fais un parallèle, l’Union européenne a su imposer des normes au reste du monde, par exemple avec le RGPD. Pourquoi elle ne pourrait pas être prescriptrice en matière agricole ?  
En matière agricole, l’Europe est un acteur parmi d’autres. Il y a d’autres importateurs qui n’ont pas du tout les mêmes exigences de production. Quand nous demandons au Brésil de faire évoluer ses normes, il peut se tourner vers la Chine. Nous sommes un marché à valeur ajoutée, mais en termes de volumes nous ne sommes pas si importants.

"Cette guerre des prix a été alimentée. Au ministère de l’économie, elle a arrangé tout le monde. L’exécutif est un peu bipolaire."

Alessandra Krisch

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