Art moderne - Histoire de l'art

Le drôle d’attelage du 15 avril 1874

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 14 avril 2024 - 1053 mots

L’exposition s’est tenue durant un mois dans l’atelier du photographe Nadar, boulevard des Capucines, à Paris. Sans être des impressionnistes ni l’être devenus, de nombreux artistes ont joué un rôle central dans son organisation et permis ainsi l’émergence du mouvement.

Edgar Degas (1834-1917), Aux courses en province, c. 1869, huile sur toile, 36 x 55 cm, Boston, Museum of Fine Arts. © 2024 Museum of Fine Arts, Boston
Edgar Degas (1834-1917), Aux courses en province, c. 1869, huile sur toile, 36 x 55 cm, Boston, Museum of Fine Arts.
© 2024 Museum of Fine Arts, Boston

Tout le monde, ou presque, sait que Monet a exposé à la fameuse manifestation qui s’est tenue du 15 avril au 15 mai 1874, boulevard des Capucines. Le chef de file de ce groupe informel était accompagné d’éminents confrères, bientôt promis eux aussi à un franc succès : Paul Cézanne, Camille Pissarro, Edgar Degas, Auguste Renoir, Alfred Sisley et Berthe Morisot.

Cette troupe de jeunes talents était entourée de personnalités proches artistiquement, mais un peu moins célèbres, comme Eugène Boudin et Giuseppe De Nittis. Mais aussi, on l’ignore souvent, d’une kyrielle d’artistes aujourd’hui totalement oubliés. Et bien souvent inattendus. L’exposant le plus important en nombre de pièces présentées n’est ainsi pas un peintre, mais Félix Bracquemont (1833-1914), qui envoie une trentaine de gravures et de dessins à la manifestation. Ami de plusieurs membres du noyau originel, ce talentueux aquafortiste joue un rôle prépondérant dans le renouveau de cet art et dans l’intérêt que lui porte notamment Degas. Figure importante du paysage culturel parisien, il est aussi considéré comme un pionnier du japonisme. Il participe en effet activement à l’engouement pour l’esthétique du pays du Soleil-Levant, en introduisant massivement ses codes dans les arts décoratifs.

Les personnalités atypiques sont d’ailleurs nombreuses dans cet étonnant attelage qui a formé les rangs de l’exposition de 1874. C’est le cas de Zacharie Astruc (1833-1907). Peintre et sculpteur honnête, ses talents de dessinateur semblent avoir séduit ses contemporains, même s’il est aujourd’hui davantage connu pour sa plume. Journaliste, il est ainsi passé à la postérité pour avoir signé des critiques en soutien à Manet, à Fantin-Latour et bien sûr aux impressionnistes.

Les personnalités qui ont joué un rôle de soutien sont de fait nombreuses dans cette première exposition collective ; à l’image de Louis Latouche (1829-1883). S’il présente son travail en tant que peintre – il est d’ailleurs l’un des quatre artistes à vendre une toile –, Latouche est en effet surtout connu pour un autre rôle. Encadreur, marchand de couleurs et de tableaux, il a été un soutien inconditionnel des membres du groupe. L’un des premiers à les exposer dans sa boutique sur les grands boulevards, où les artistes venaient se fournir en matériels. Il les a, en outre, aidés financièrement en achetant très tôt leurs œuvres. Sa boutique était considérée comme l’un des quartiers généraux du mouvement, dans laquelle s’est catalysée l’idée d’organiser un salon privé.

« Sortez du bois, vous êtes, vous aussi, un réaliste »

« Quand on analyse l’exposition de 1874, on se rend compte que l’on est loin de l’image mythifiée d’un groupe exclusivement soudé autour d’un programme esthétique et de valeurs communes, confirme Sylvie Patry, l’une des commissaires de ”Paris 1874. Inventer l’impressionnisme”. C’est un groupe qui se fédère au gré des circonstances, des amitiés et des opportunités. Ceux que l’on appelle ”impressionnistes” étaient en réalité très minoritaires, ils n’étaient que 7 sur les 31 artistes. » Le reste des troupes était de constitué de peintres plus conventionnels, présents soit pour augmenter leur visibilité, soit par réseau. Alors même que d’autres, pourtant proches esthétiquement, n’y participent pas. L’exemple le plus frappant est évidemment celui d’Édouard Manet, qui se tient à l’écart de cette initiative car il vise une reconnaissance officielle et ne veut pas être associé à une manifestation marginale. Ses confères se moquent d’ailleurs de l’attitude de celui qui nourrirait le rêve « d’une gloire à la Garibaldi ». Degas, qui tente de le gagner à leur cause, essaie également de rallier James Tissot (1836-1902). « Sortez du bois, vous êtes, vous aussi, un réaliste », plaide-t-il dans ses lettres. Degas va de fait être l’un des membres les plus actifs du groupe et des plus impliqués dans l’organisation. Car loin d’être un coup de tête, ce projet a été longuement muri par ses protagonistes. « On sait par leur correspondance qu’ils y réfléchissaient depuis longtemps, au moins depuis 1867, avance Anne Robbins, conservatrice au musée d’Orsay et commissaire de l’exposition. Cette année-là, le peintre Frédéric Bazille l’écrit à ses parents. Ensuite l’idée commence à faire son chemin, et si elle met plusieurs années à concrétiser, c’est à cause de la guerre franco-prussienne qui va interrompre cet élan. En 1873, un article de Paul Alexis dans L’Avenir national relance le projet : il invite ces jeunes artistes à se fédérer pour exposer ensemble. Monet lui répond dans une tribune ouverte. » Cette année-là est ainsi fondée la Société anonyme coopérative à capital variable des artistes peintres, sculpteurs, graveurs. Bien que sa direction soit par principe égalitaire, certains vont occuper une place plus importante que d’autres. Pissarro va notamment tenir un rôle crucial au début, car il est le président du conseil d’administration. Degas sera ensuite à la manœuvre, jouant un rôle fondamental pour grossir les rangs du groupe afin de maximiser les gains espérés. Le père des danseuses est assurément celui qui a alors le plus d’entregent et est le mieux introduit dans le milieu artistique et mondain.

D’autres artistes oubliés et pas du tout associés à ce mouvement ont aussi joué un rôle insoupçonné dans l’entreprise. « Il semble par exemple qu’Auguste Ottin (1811-1890) ait été un des maillons importants de la société anonyme en vue de la préparation de l’exposition », avance Anne Robbins. « Pourtant ce sculpteur académique avait fort peu en commun avec les impressionnistes. Il était bien plus âgé qu’eux puisqu’il avait décroché le prix de Rome dans les années 1830 ». Ce sculpteur qui avait une carrière des plus officielles participe d’ailleurs, en 1874, au Salon. « Un tiers des artistes de l’exposition impressionniste participe en réalité en même temps au Salon ».

On compte, entre autres, à la manifestation officielle : Zacharie Astruc, Eugène Boudin, Louis Latouche, Stanislas Lépine, ou encore Giuseppe De Nittis. Cette situation étonnante sera toutefois un cas unique. Les expositions seront ensuite plus exclusives et chacun sera sommé de choisir son camp, la participation au Salon valant non-participation à l’association. « L’hétérogénéité du groupe est particulièrement marquée pour la première exposition, résume Anne Robbins. Ce sera, des huit expositions impressionnistes, la plus diverse en termes de générations d’artistes, de profils et de types d’œuvres exposées. » Plus qu’un modèle, l’initiative de 1874 s’apparente davantage à un laboratoire.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°773 du 1 mars 2024, avec le titre suivant : Le drôle d’attelage du 15 avril 1874

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