Exposition Photo à Paris : Annie Ernaux joint l’image aux mots à la MEP

Exposition Photo à Paris : Annie Ernaux joint l’image aux mots à la MEP
Dolorès Marat, La femme aux gants, 1987, tirage au charbon en quadrichromie (procédé Fresson), collection MEP, Paris. Acquis en 2001. © Dolorès Marat

À l'occasion de l’exposition « Extérieurs. Annie Ernaux & la Photographie », célébrant les liens entre l'écriture et la photographie, Connaissance des Arts a recueilli les propos d’Annie Ernaux, lauréate du prix Nobel de littérature en 2022. 

La Maison Européenne de la Photographie (MEP) met en regard une sélection d’œuvres de sa collection avec des extraits du Journal du dehors d’Annie Ernaux. Cette retranscription de scènes de vie dans les rues, les trains, les supermarchés entre Cergy-Pontoise et Paris, de 1985 à 1992, est mise en image par 150 photographies de 29 photographes (Mohamed Bourouissa, Martin Franck, Daido Moriyama…). L’exposition s’articule autour des cinq thèmes centraux du livre : « intérieur/extérieur », « confrontations », « traversées », « lieux de rencontres » et « faire société ». À ne pas rater jusqu’au 26 mai 2024.

Comment écrire « fabrique des images » ?

Cette exposition n’illustre pas mes textes. C’est une mise en relation entre des photographies de la collection de la MEP et des textes du Journal du dehors (1993). Certains textes peuvent avoir un rapport aux images, tandis que d’autres non. Chaque photographie provoque une sensation. Ce que je cherche à faire en écrivant c’est de « donner » une sensation. C’est là que mon travail rejoint la photographie – et ce n’est pas par le sujet.

Portrait de l'écrivaine Annie Ernaux © Marguerite Bornhauser

Portrait de l’écrivaine Annie Ernaux © Marguerite Bornhauser

La photographie est une preuve du vivant.

La ressemblance qu’il y a entre la photographie et mon intention d’écrire c’est de capter l’instant, ce moment-là, en sachant qu’il est éphémère. Dans mes livres, il y a cette idée que les images disparaîtront. Même avant d’avoir écrit Les années (2008), j’avais ce désir de conserver des instants qui n’ont pas vocation à rester. C’est une première chose. Ensuite, qu’y a-t-il dans ce moment qui fait que j’ai envie d’écrire ? C’est en le décrivant, en le saisissant, que je peux dire et en donner quelque chose. J’écris la sensation que j’éprouve devant le réel.

Mohamed Bourouissa, L’impasse, de la série « Périphérique », 2007, tirage à développement chromogène, collection MEP, Paris. Œuvre acquise en 2008 grâce au soutien de la Fondation Neuflize Vie © Mohamed Bourouissa - Courtesy de l'artiste et de Mennour, Paris

Mohamed Bourouissa, L’impasse, de la série « Périphérique », 2007, tirage à développement chromogène, collection MEP, Paris. Œuvre acquise en 2008 grâce au soutien de la Fondation Neuflize Vie © Mohamed Bourouissa – Courtesy de l’artiste et de Mennour, Paris

Ensuite, ce sont nos images mentales qui nous conduisent au-delà du texte.

Dans la préface du Journal du dehors, je dis que je voulais rendre une sensation comme dans les photographies de Paul Strand, comme dans son portrait d’un paysan charentais (N.D.L.R. : Paul Stand, Young Boy, Gondeville, Charente, France, 1951). Ce sont des photographies d’ « être là », de gens qui sont « là ». Nous ne savons rien d’eux, et nous n’avons pas besoin de savoir. Ils portent simplement en eux une force, une énigme. Je voulais faire la même chose de cette « saisie » là du réel. Et c’est évident, par son titre, que ça se passait à l’extérieur. Que l’on pouvait découvrir cette richesse absolument incroyable : le dehors.

Hiro, Shinjuku Station, Tokyo, 1962, tirages gélatino-argentiques, collection MEP, Paris. Don de la Fondation Elsa Peretti en 2008. © The Estate of Y. Hiro Wakabayashi

Hiro, Shinjuku Station, Tokyo, 1962, tirages gélatino-argentiques, collection MEP, Paris. Don de la Fondation Elsa Peretti en 2008. © The Estate of Y. Hiro Wakabayashi

Je venais d’écrire La place (1983) et des textes « à partir de moi », de mon histoire, de mes proches. Il n’y avait pas de dehors. Ce qui s’est passé après la publication de La place : d’une part la maladie d’Alzheimer de ma mère, mon impossibilité de rester à la maison avec elle et, encore plus important, je vivais seule (N.D.L.R. : après 17 ans de vie de couple). J’avais deux grands fils et donc, d’une certaine façon, j’étais libre. J’étais une femme qui pouvait aller dehors, comme elle veut, quand elle veut. On ne dira jamais assez cette importance pour les femmes de pouvoir aller dehors. Je partais de cette nécessité. Cela m’a donné le désir, non pas de photographier, mais de regarder, de voir. Et à cette époque je prenais le RER, c’est comme cela qu’est né le Journal du dehors.

Claude Dityvon, 18 heures, Pont de Bercy, Paris, 1979, tirage gélatino-argentique, collection MEP, Paris. Acquis en 1979. © Claude Dityvon

Claude Dityvon, 18 heures, Pont de Bercy, Paris, 1979, tirage gélatino-argentique, collection MEP, Paris. Acquis en 1979. © Claude Dityvon

Dans les photographies exposées, il y a à la fois quiétude et violence.

Je pense à une photographie de Janine Niepce (N.D.L.R. : H.L.M. à Vitry. Une mère et son enfant, 1965) qui montre une mère et son petit garçon. Elle regarde par la fenêtre des barres d’immeubles. Il y a dans cette photographie l’idée de fermeture, d’une vie enfermée. Elle a son tablier, l’enfant l’enserre, la regarde et pose son petit pouce sur la bouche de sa mère. Comme pour l’empêcher de parler. Enfin, c’est que je vois. Elle, elle regarde au loin. Il y a  à la fois une extrême violence, une extrême cruauté là-dedans, et en même temps une grande douceur. Je me suis revue.

Janine Niepce, H.L.M. à Vitry. Une mère et son enfant, 1965, tirage gélatino-argentique, collection MEP, Paris. Acquis en 1983 © Janine Niepce / Roger Viollet

Janine Niepce, H.L.M. à Vitry. Une mère et son enfant, 1965, tirage gélatino-argentique, collection MEP, Paris. Acquis en 1983 © Janine Niepce / Roger Viollet

Il y a souvent dans une photographie qui vous attire particulièrement, qui vous fascine, qui est dans le « punctum » de Barthes, quelque chose que vous ne savez plus parce qu’elle appartient à votre mémoire. Il y a quelque chose dans ces photographies qui est enfoui, tout à fait profondément, et que la photographie révèle.

Qu’est-ce que cette exposition met en lumière ?

Elle met en lumière que ce n’est pas le récit qui compte, ni ce que j’écris qui compte, même pas ce que je décris : c’est ce que j’essaye de « donner à ressentir ». J’ai des souvenirs des critiques du Journal du dehors quand il est sorti. Ces critiques se faisaient sur le côté politique du livre et les attaques ont été politiques. Je m’intéressais à ce que normalement les écrivains ne s’intéressent pas. J’ai été appelé la « madone du RER », la « madone du supermarché ».

Marguerite Bornhauser, Sans titre, 2015, de la série « Moisson Rouge », tirage Cibachrome, collection MEP, Paris. Don de l’auteur en 2019. © Marguerite Bornhauser

Marguerite Bornhauser, Sans titre, 2015, de la série « Moisson Rouge », tirage Cibachrome, collection MEP, Paris. Don de l’auteur en 2019. © Marguerite Bornhauser

Est-ce que j’avais le droit d’écrire sur ça ? Si j’ai écrit ce n’est pas du tout pour dire, « moi je prends le RER », c’était écrire sur cet environnement. Il y avait dans cette ville nouvelle, qu’était Cergy-Pontoise, une expérience de la ville qui est différente des villes traditionnelles. Je suis née à Yvetot qui a été détruite pendant la guerre. Ainsi j’ai vécu dans une ville qui se reconstruisait et puis dans une ville en train de se construire.

Les photographies présentées sont d’auteurs venus du monde entier. Cela souligne le caractère universel de votre écriture.

Dans l’exposition on y voit des japonais, des américains… de toutes les classes sociales. Cette exposition reflète mon univers intérieur et mon écriture.


« Extérieurs. Annie Ernaux & la Photographie »
Maison Européenne de la Photographie, 5/7 Rue de Fourcy, 75004 Paris
Jusqu’au 26 mai 2024.

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