Conflit au Haut-Karabakh : comment développer un football régional sans la FIFA ?

Par Valentin Feuillette
10 min.
Les présidents Ilham Aliyev et Nikol Pachinian @Maxppp

Si le football est devenu un outil puissant pour certains clubs et autres championnats, les multiples conflits du Haut-Karabakh ont rarement été mis en avant dans le monde du ballon rond. Pourtant cette région historiquement arménienne a tenté à plusieurs reprises de développer un football local sans l’aide des grandes institutions internationales comme la FIFA ou l’UEFA. Mais les escalades militaires lancées par Bakou ont mis fin au rêve sportif… De nombreux points communs avec le Kosovo que l’Arménie rencontre ce vendredi soir.

La riche et mouvementée actualité internationale et les crises géopolitiques se sont plus que jamais invitées dans le football mondial. À l’heure du numérique, le ballon rond est désormais un outil puissant pour faire passer des messages politiques. Les trois dernières années ont été marquées par une escalade de conflits régionaux : guerre en Ukraine, conflit israélo-palestinien, crise à Taiwan, coups d’états dans la région du Sahel, les polémiques des dernières élections aux États-Unis et au Brésil ou encore les manifestations massives en Iran. Des événements majeurs qui redessinent considérablement les alliances économiques et les blocs politiques. Au milieu de ces tensions, un autre conflit majeur a lieu dans le Caucase, région d’Eurasie à la parfaite frontière entre l’Europe et l’Asie. Le conflit du Haut-Karabakh est pourtant toujours d’actualité et ne parvient pas à jouir d’une médiatisation complète dans les différentes branches de la société. Peu d’artistes ou de sportifs ne prennent position et les médias occidentaux n’en parlent que très rarement, alors que cette crise a eu des répercussions désastreuses avec un nettoyage ethnique massif, une exode vaste de plus de 100 000 Arméniens du Haut-Karabakh et un désastre humanitaire avec la fermeture du corridor de Latchine.

La suite après cette publicité

Pour mieux comprendre la complexité de ce conflit, Tigrane Yegavian, chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), nous explique cette guerre opposant l’Arménie et l’Azerbaïdjan qui dure depuis plusieurs décennies : «Le Haut-Karabakh ou Artsakh en arménien est une région historiquement arménienne, c’est le berceau de la civilisation arménienne. Elle a été arrachée de l’Arménie et donnée à l’Azerbaïdjan soviétique à l’époque du début de l’URSS sur décision de Staline. Il n’était pas encore le leader de l’URSS mais il s’occupait du bureau des nationalités du Caucase. L’idée était de diviser pour mieux régner et de renforcer son alliance avec la Turquie, principal allié de l’URSS, dans la volonté de sceller l’amitié avec les peuples turcophones de la région car l’Azerbaïdjan est turcophone». Avant de plonger dans le prisme footballistique, le premier objectif est de mieux saisir les tenants et les aboutissements de cette guerre entamée au début du 20ème siècle.

À lire L’agent de Ben White répond aux critiques envers son joueur

Un conflit passé sous silence

Vaste région de plus de 4 400 km2 (superficie équivalente à la Haute-Savoie pour l’exemple), le Haut-Karabakh, également appelé Nagorny Karabakh ou Artsakh, est situé à l’ouest de l’Azerbaïdjan, non loin de la frontière avec l’Arménie. Cette zone géographique montagneuse, à 270 kilomètres de la capitale Bakou, était peuplée majoritairement d’Arméniens : «Le Haut-Karabakh a été vécu comme une amputation très grave et pendant 60 ans, les Arméniens du Haut-Karabakh ont résisté à la tentative du pouvoir azerbaïdjanais soviétique de les assimiler ou de les chasser. Les Arméniens du Haut-Karabakh ont voté leur rattachement à l’Arménie soviétique, ce qui n’est pas accepté et reconnu donc une guerre commence. À la chute de l’URSS, les entités fédérées deviennent indépendantes et l’Azerbaïdjan annexe le Haut-Karabakh. Les Arméniens du Haut-Karabakh ne supportent pas cette situation et décident de proclamer leur indépendance avec le soutien de l’Arménie. C’est comme le Kosovo : un même peuple et deux Etats. L’Arménie ne peut pas annexer le Haut-Karabakh, ni le reconnaître car elle passerait pour un pays agresseur», rappelle Tigrane. Selon le recensement officiel de 1926, la population du Haut-Karabakh s’élevait à 125 300 personnes, dont 89,14 % étaient arméniens.

La suite après cette publicité

Le première grande guerre du Haut-Karabakh a eu lieu entre 1988 et 1994. Elle est déclenchée en raison du refus de l’Union soviétique d’unifier l’Arménie avec le Haut-Karabagh : «La première guerre va durer jusqu’en 1994 et se conclut par une victoire militaire des Arméniens du Haut-Karabakh. Il y a un cessez-le-feu qui ne règle rien. Les Arméniens ont un avantage sur le terrain car ils ont gagné de nombreux territoires stratégiques autour de l’enclave, mais rien n’est réglé politiquement. Entre 1994 et 2020, le rapport de force a considérablement changé en faveur de l’Azerbaïdjan qui a du pétrole, du gaz et des alliances militaires fortes avec la Turquie, Israël mais aussi la Russie. Le malheur des Arméniens a été de penser que les Russes seraient toujours là pour les aider et les protéger. Il y a un accord bilatéral entre la Russie et l’Arménie mais en 2020, le contexte géopolitique a changé», poursuit Tigrane Yegavian, auteur du livre Géopolitique de l’Arménie, publié en 2022 aux éditions Bibliomonde. Cette dispute ethnique territoriale entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan mènera à une pause très relative des belligérants pendant 25 ans. En 1994, Erevan était parvenu à prendre le contrôle du Haut-Karabagh et de sept districts azerbaïdjanais, soit une zone de 14 000 km2, équivalent à 15 % de la superficie de l’Azerbaïdjan.

Le conflit de 2020 a renversé le rapport de force instauré entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Le jeu des alliances géopolitiques et le durcissement de la politique du président azerbaïdjanais, Ilham Aliyev, à l’encontre de l’Arménie, ont permis ce revers considérable : «En septembre 2020, l’Azerbaïdjan lance une offensive militaire contre le Haut-Karabakh. En 44 jours, ils ont réussi à percer et à conquérir beaucoup de territoires, ils le font en coordination avec la Turquie dans un grand jeu contre l’Occident. L’Arménie n’est pas protégée par l’Occident. Officiellement, l’Arménie est toujours l’alliée de la Russie mais elle a été lâchée, ce qui a crée les conditions de la victoire azerbaïdjanaise. De 2020 à 2023, il y a une guerre hybride où le Haut-Karabakh est pratiquement rayée de la carte, même s’il y a eu un petit noyau dur de 120 000 personnes qui a mené aux différentes pressions, au blocus total et à l’assaut final de l’Azerbaïdjan en 2023. Cela a mis fin à la présence arménienne au Haut-Karabakh». Aujourd’hui, la région est à la main mise de Bakou qui entame un grand projet d’azerbaïdjanisation du Karabakh en détruisant «toutes traces de la présence arménienne comme les églises, les monastères, les cimetières» ajoute Tigrane Yegavian.

La suite après cette publicité

Qarabağ, le symbole d’un nationalisme azerbaïdjanais

En France et de manière générale en Europe de l’Ouest, cette région du Haut-Karabakh résonne avec le club de Qarabağ, auteur de plusieurs jolis parcours en Ligue Europa, Ligue Europa Conférence et atteignant même les phases de groupes de Ligue des Champions en 2017. Mais il y a de commun avec le Haut-Karabakh que le nom, cette équipe est profondément azerbaidjanaise : «Le football a été un instrument d’exacerbation d’un nationalisme extrêmement agressif et haineux utilisée par l’Azerbaïdjan. Le nationalisme azerbaïdjanais est foncièrement et fondamentalement orienté contre les Arméniens depuis toujours. C’est la haine structurante qui cimente l’identité nationale azerbaidjanaise avec la haine des Arméniens. C’est très clair depuis plusieurs décennies. Dans tous les niveaux de la société azerbaidjanaise, il y a un discours d’arménophobie qui est relayé dans les écoles, dans les manuels, dans les universités et bien sûr les médias», explique Tigrane.

Basé à l’origine dans la ville d’Agdam, le club de Qarabağ a déménagé à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan. Une délocalisation porteuse d’un symbole très puissant. Une équipe fondée au Haut-Karabakh vit quotidien depuis 1994 dans le berceau économique et politique de l’Azerbaïdjan : «Le football aussi est une expression de cette haine, en témoigne les déclarations du patron du club Qarabağ. À différents moments, cet homme se servait de cette équipe pour véhiculer l’appel au meurtre des Arméniens et une déshumanisation des Arméniens. Il y a des cas de racisme anti-noir dans d’autres clubs européens mais dans le cas des cas des Azerbaïdjanais, cette haine est très explicite». En effet, le directeur général du club avait affirmé dans une conférence de presse : «le Karabagh, c’est l’Azerbaïdjan !». Cette équipe est très souvent utilisée comme un féroce outil de propagande, alors que les propriétaires ne sont autres que Abdolbari Gozal et Tahir Gozal de l’entreprise Azersun Holding, un conglomérat azerbaïdjanais qui opère dans les secteurs de la production alimentaire et très proche du président Ilham Aliyev.

La suite après cette publicité

Le club de Lernayin Artsakh FC est à l’antithèse de Qarabağ. Rattachée à la Fédération de football d’Arménie, cette équipe n’évolue pas en Azerbaïdjan mais dans les championnats arméniens. Pensionnaire de première division la saison passée, ils ont été relégués et sont actuellement 4èmes de l’Armenian First League, l’antichambre de l’élite arménienne. Fondé en 1927 pendant la période soviétique, le Lernayin Artsakh FC est originellement basé à Stepanakert, en République d’Artsakh (annexée par l’Azerbaïdjan), mais est aujourd’hui enregistré dans la ville de Vayk, dans la province de Vayots Dzor en Arménie. Son nom actuel se traduit de l’arménien en «Artsakh montagneux» et son écusson représente la sculpture Menk’ enk’ mer sarerě, symbole fort des Arméniens du Haut-Karabakh. Ce club met en avant son identité artsakhtsiote et son histoire en est la parfaite illustration. En 97 ans d’existence, le club a joué dans le championnat arménien comme azerbaïdjanais mais a surtout pris au championnat régional du Haut-Karabakh, disparu en 2021. Le football dans cette région est donc très populaire mais doit se frotter à des difficultés logistiques, administratives mais aussi économiques.

Le travail capital de la CONIFA

Loin des projecteurs luxueux de la FIFA, certaines associations indépendantes se battent pour offrir, à certaines régions du Monde souffrant d’un manque criant de rayonnement politique et économique, la chance de pouvoir représenter leur territoire méconnu, portant fièrement leurs couleurs, leurs drapeaux et leurs valeurs. C’est le cas de la Confédération des associations de football indépendantes (ConIFA), fondée en 2017, qui regroupe toutes les nations isolées, les peuples non représentés, les États non reconnus, les territoires autonomistes, les minorités silencieuses et les pays apatrides qui ne sont pas affiliés à la FIFA : «Le Haut-Karabakh n’a pas réussi suffisamment à s’inscrire dans cette diplomatie sportive pour marquer son existence internationale. Il y avait une équipe d’Arménie occidentale (ndlr, équipe toujours en activité dans la ConIFA), un Etat qui n’existe pas, qui avait joué des matchs contre la Catalogne. Des entités non reconnues à l’international», remarque Tigrane Yegavian. La CONIFA contribue au renforcement des relations mondiales et de la compréhension internationale. C’est en somme un football géopolitique qui ouvre la voie à une plus grande portée mondiale pour ses 45 membres.

Dans cette optique, le Haut-Karabakh possède donc bien une sélection nationale et participe à des compétitions internationales comme la Coupe du Monde de football ConIFA et la Coupe d’Europe de football ConIFA, aux côtés de certaines nations telles que l’Abkhazie, le Kurdistan, l’Ossétie du Sud, le Pendjab, la Kabylie, les Îles de Pâques ou encore la Laponie. Avec des normes éthiques élevées et des membres dévoués, la CONIFA est la principale organisation mondiale pour les nations et les régions sportivement isolées qui partagent la fierté de rayonner et briller dans un football international. La CONIFA vise à construire des ponts entre les peuples, les nations, les minorités et les régions isolées du monde entier à travers l’amitié, la culture et la joie de jouer au football. Cette confédération œuvre pour le développement de ses membres affiliés et s’engage en faveur du fair-play, de la paix et de l’éradication du racisme. Le prochain Mondial ConIFA aura lieu en Irak, l’été prochain entre le 25 juin et le 4 juillet.

Malheureusement pour le Haut-Karabakh, les joueurs de la sélection nationale ne sont pas parvenus à se qualifier pour la compétition en raison de la situation régionale. En 2023, l’équipe devait participer aux qualifications pour la Coupe du monde CONIFA 2024. Ils ont même été tirés au sort dans le groupe D avec l’Abkhazie notamment. Leur match de qualification devait initialement être programmé le 10 juillet 2023 mais a finalement été reporté à une date ultérieure par la CONIFA. Il a par la suite été complètement annulé en raison des tensions croissantes entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en raison du blocus du Haut-Karabakh. Le 19 septembre 2023, l’Azerbaïdjan a lancé une offensive militaire contre le Haut-Karabakh, le gouvernement a baissé les bras et a annoncé la dissolution de toutes les institutions gouvernementales d’ici la fin de l’année 2023. Actuellement, une zone d’ombre plane autour de l’avenir de la sélection nationale du Haut-Karabakh. L’un des derniers symboles de l’identité de cette région est donc en péril…

La suite après cette publicité

Fil info

La suite après cette publicité