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La guerre de l’«Occident collectif» contre le «Sud global» n’aura pas lieu

CHRONIQUE. Depuis deux ans, le discours géopolitique est influencé par des concepts forgés par Moscou ou détournés par Pékin. Ils participent de la confusion des esprits face à un monde de plus en plus complexe, écrit notre chroniqueur

Le président russe, Vladimir Poutine, célèbre l'annexion de la Crimée présentée comme une victoire dans la lutte que mène Moscou contre l’«Occident collectif». Russie, 18 mars 2024. — © Alexander Zemlianichenko / keystone-sda.ch
Le président russe, Vladimir Poutine, célèbre l'annexion de la Crimée présentée comme une victoire dans la lutte que mène Moscou contre l’«Occident collectif». Russie, 18 mars 2024. — © Alexander Zemlianichenko / keystone-sda.ch

Nouvelles frontières

Chaque samedi, notre journaliste Frédéric Koller commente une actualité géopolitique de la semaine. Retrouvez tous ses articles et chroniques

A entendre la propagande du Kremlin, et ses relais ici, un «Sud global» serait en insurrection contre l’«Occident collectif». Les guerres en Ukraine et au Proche-Orient ne seraient que des symptômes d’une révolte plus générale des peuples opprimés contre l’«impérialisme» des anciennes «puissances coloniales». Ce discours n’est pas sans impact en Afrique, trouve des relais en Chine et séduit donc certaines franges, aussi bien à droite qu’à gauche, de la population européenne. «Sud global» et dans une moindre mesure «Occident collectif» sont deux termes qui se sont immiscés dans l’analyse politique depuis l’agression russe de l’Ukraine, comme pour attester d’une nouvelle ère des relations internationales. Mais que désignent-ils?

Le «Sud global» est une vieille invention. C’est un activiste américain opposé à la guerre du Vietnam, Carl Oglesby, qui en est à l’origine. Il s’agissait alors de trouver une alternative au «tiers-monde», jugé dépréciatif, pour qualifier les victimes de la domination des Etats-Unis. Entre-temps, d’autres dénominations comme «pays en voie de développement» ou «pays émergents» se sont imposées pour décrire ce Sud par opposition à un «monde développé» au Nord. Au début des années 2000, le mouvement altermondialiste va s’emparer du «Sud global» pour caractériser l’ensemble des pays touchés par les effets négatifs de la mondialisation. Le Nord est accusé de néocolonialisme.

Groupe d’intérêts, non de valeurs

Le «Sud global» ne s’est toutefois imposé dans le langage courant que récemment sous l’influence d’une réappropriation par la Chine, l’Inde et le Brésil. Pékin parle du «développement et du redressement du Sud global» en se positionnant en leader d’un «front mondial pour la justice», comme vient de le déclarer Wang Yi, le ministre chinois des Affaires étrangères. Ce «Sud global» a l’avantage des concepts flous et englobants qui semblent attester d’une majorité silencieuse mais n’a aucune réalité politique ou géographique. Il se résume le plus souvent aux BRICS.

Qu’est-ce que les BRICS ont en commun? «Des intérêts», déclare l’ancien ministre des Affaires étrangères brésilien Celso Amorim lors d’un débatorganisé par le Geneva Observer dans le cadre du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH) de Genève. Et des valeurs? «Non», tranche le Brésilien, qui rappelle qu’au début il y avait un groupe IBSA, pour Inde, Brésil et Afrique du Sud, tous des Etats démocratiques, auxquels ont ensuite demandé de se joindre la Chine et la Russie pour devenir les BRICS. L’objectif déclaré est un ordre mondial sans domination d’une seule puissance. «Ni les Etats-Unis, ni la Chine», précise l’ancien ministre de Lula.

Lire aussi: Combien de temps l’Afrique parlera-t-elle encore français?

Problème d’identité russe

Longtemps, les BRICS ont passé pour un habillage marketing plutôt qu’un véritable groupe d’intérêt tant leurs divergences sont nombreuses. Depuis deux ans, l’organisation, qui vient de s’élargir, affiche toutefois de nouvelles ambitions. Elle s’affirme comme alternative à l’«ordre occidental». Quelle alternative? «Les BRICS sont-ils le nouvel horizon d’un monde meilleur ou une simple variante du néolibéralisme?» interrogeait lors de ce même débat l’ancienne ministre malienne de la Culture Aminata Traoré. Après le «néocolonialisme» européen, l’Afrique se questionne sur le «néocolonialisme» chinois, russe, indien, brésilien ou turc.

Le «Sud global» n’a rien de global, tout comme les BRICS ont peu en commun sinon un intérêt à faire contrepoids aux Etats-Unis. Quant à l’«Occident collectif», c’est une invention du Kremlin que même la Chine hésite à reprendre à son compte. Que désigne-t-il sinon un supposé bloc hostile à Moscou? Et où se situe alors la Russie? Est-elle européenne ou orientale? «Les Russes ont toujours un gros problème d’identités contradictoires», note un diplomate chinois. A moins de se laisser convaincre par un abus de propagande, la mise en scène d’une lutte entre «Sud global» et «Occident collectif» n’est en définitive qu’une pure fiction.

Lire finalement la précédente chronique: Quoi de neuf à Pékin? On attend de rouvrir les fenêtres!

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