Inclusion scolaire : le paradigme paradoxant

Tribune

Par Frédéric Grimaud, enseignant spécialisé, chercheur en sciences de l’éducation et auteur.

Publié le 11 avril 2024 Mis à jour le 11 avril 2024 à 12:33

Cela fait des années que ça couve et il n’est désormais plus possible de l’ignorer, l’école publique craque de toutes parts. Monte alors ces derniers temps une petite musique qui mérite d’être écoutée, avec une oreille attentive et critique : l’école inclusive crée de la souffrance chez les enseignant·es.

Son nom apparaît dans toutes les revendications syndicales (il y a même des grèves dédiées), des hashtags se créent pour dénoncer l’épuisement professionnel qui serait imputable à un élève hors normes, les signalements et les arrêts maladie sont quotidiens dans chaque circonscription. Dans la salle des maîtres, la complainte se fait entendre d’une école qui n’a plus la capacité d’accueillir les élèves en situation de handicap, autistes en tête de cortège. La coupe de l’école inclusive est pleine.

Il convient alors de poser deux choses : tout d’abord, que l’inclusion de toutes et tous, qui permet à chaque enfant, quelle que soit sa différence, d’user ses pantalons sur les mêmes bancs d’école que tous les autres, est une des meilleures choses qui soit arrivée à l’école publique.

Ensuite, que le fait qu’un nouveau problème se pose au travail et qu’il faille faire preuve d’inventivité et de créativité pour le résoudre, se renouvelant et renouvelant son métier au passage, est une bonne chose pour les travailleur·euses et leur profession. Et, justement, l’inclusion constitue un nouveau paradigme pour les enseignant·es, mais un paradigme « paradoxant », pour reprendre le terme de de Gaulejac et Hanique.

Il repose sur des valeurs humaines fortes portées historiquement par les professeur·es. Éduquer tous les enfants de la nation, lutter contre les discriminations, ne laisser aucun élève sur le bord du chemin… n’est-ce pas ce pour quoi iels ont signé ? Mais, dans un même mouvement, ce paradigme semble mettre en souffrance toute la profession.

Pourquoi ? Bien évidemment, cela est fortement lié avec le manque de moyens que seuls les gouvernements ne semblent pas voir. Comment pouvait-on imaginer presque tripler le nombre d’enfants en situation de handicap dans les écoles en vingt ans sans aucun crédit supplémentaire à l’éducation, voire en supprimant des dizaines de milliers de postes ?

C’est avec justesse que la focale est mise sur les moyens. Empêcher les profs de faire du bon travail en ne leur en fournissant pas les ressources est un grossier stratagème usé (mais efficace) pour les mettre à mal, et leur institution au passage. Mais le poison peut aussi être distillé silencieusement, à petites gouttes, pendant des années de politiques néolibérales qui ont fini non seulement par rendre malades les profs, mais par leur faire également penser que ce sont les élèves à besoins éducatifs particuliers qui sont la cause leurs maux.

Or, ce qui signe la bonne santé d’une travailleuse ou d’un travailleur, c’est d’abord sa capacité à faire du bon travail. Celle-ci repose, d’une part, sur son autonomie procédurale et, d’autre part, sur le sens mis dans son activité. Or, justement, trente années de réformes managériales ont non seulement petit à petit confisqué l’expertise professionnelle des enseignant·es, mais également brouillé le sens de leur travail.

L’école inclusive a fini par endosser le rôle de cheval de Troie de ces logiques néolibérales ; elle en est aujourd’hui le parangon, le fer de lance de paradoxes distillés au cœur du métier des professeur·es et qui finissent par les rendre folles et fous. Et comment ne pas l’être lorsque l’on doit, d’une part, devenir l’artisan·e d’une école accessible aux enfants porteur·euses de handicap et, de l’autre, l’on est enjoint·e à normaliser toujours plus son enseignement, à faire passer des évaluations en permanence, voire bientôt à utiliser des méthodes et des manuels calibrés.

L’école ne pourra pas être celle de l’inclusion en même temps qu’un lit de Procuste et les enseignant·es ne pourront pas être indéfiniment tiraillé·es entre des injonctions si contradictoires… sauf à devenir toutes et tous malades ou à refuser en bloc les élèves en situation de handicap, ce qui finira peut-être par arriver si rien ne stoppe la casse organisée du métier d’enseignant.

Dernier ouvrage paru : Enseignants, les nouveaux prolétaires, ESF, 2024.


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