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L'impossible neutralité des manuels scolaires
Crédit PATRICK KOVARIK / AFP

L'impossible neutralité des manuels scolaires

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En cette rentrée, les polémiques autour du contenu des livres scolaires se multiplient. Une nouvelle montée de fièvre dans une France qui a toujours chargé ces manuels, notamment ceux d'histoire, d'enjeux politiques lourds.

En cette période de rentrée scolaire, les controverses se nichent à chaque page des manuels. Ici, c’est un ouvrage de mathématiques des éditions Nathan qui choque, pour avoir illustré un exercice avec la crise des migrants. Là, c’est un livre distribué par Hatier, Questionner le monde, qui est brocardé pour être écrit en « écriture inclusive » : les élèves de CE2 pourront y déchiffrer que « grâce aux agriculteur.rice.s, aux artisan.e.s et aux commerçant.e.s, la Gaule était un pays riche ». Mais la polémique la plus significative nous vient sans doute d'un autre passage du fameux manuel d'Hatier.

Dans ce dernier ouvrage, on trouve deux extraits controversés. Le premier montre un groupe de personnes de diverses couleurs de peau, en train de se photographier. Le livre interroge l’élève : «Trouve deux raisons pour lesquelles cette scène n’aurait pas été possible en France au Moyen Âge» ; et l’on imagine que la réponse ne doit pas se limiter à rétorquer que les téléphones portables et les selfies n’existaient pas il y a dix siècles. Dans le genre politiquement correct, la légende ne brille pas non plus par sa subtilité : «Au XXe et au XXIe siècle, la population [de la France] a continué d’évoluer avec des migrants venus d’Afrique et d’Asie, notamment. Eux-mêmes ou leurs enfants sont français.»Deuxième passage discuté du manuel : une reproduction de vitrail représentant des Francs, arrivés sur le territoire de la Gaule romaine au Ve siècle. Des tribus germaniques qui sont présentés comme des... « migrants » par le manuel d'Hatier (et non de Nathan, comme l'indique par erreur le tweet).

Ces éléments peuvent sembler anodins mais, mis bout à bout, ils déclenchent une de ces querelles intellectuelles dont la France raffole. Les manuels scolaires sont-ils des engins de propagande massive, destinés à endoctriner les élèves ? Dimitri Casali, historien spécialiste de l’enseignement et auteur deNotre Histoire, ce que nos enfants devraient apprendre à l’écolene dit pas le contraire : «Les manuels d’histoire au collège diffusent une lecture culpabilisante de l’histoire de France, qui remplace l’enseignement par une idéologie de valeurs compassionnellestonne-t-il auprès de Marianne. Les droits de l’Homme, le féminisme, l’anticolonialisme, la question des migrants... La sociologie a remplacé le récit historique. »

La guerre des manuels scolaires

Les manuels scolaires sont une passion française. Et de longue date : dès la Révolution de 1789, les assemblées populaires prennent soin d’écarter des écoles les livres scolaires - tous religieux - de l’Ancien Régime. A partir de 1880, le principe de la liberté éditoriale est mis en vigueur par la IIIe République : les maisons d’édition font comme bon leur semble pour concevoir des manuels conformes aux programmes, et les enseignants choisissent librement les ouvrages qu’ils souhaitent utiliser. Bref, le ministère n’est pas qualifié pour se mêler du contenu des livres utilisés en classe. Cette liberté éditoriale est toujours en vigueur aujourd’hui.

Ce qui n’a pas empêché les manuels d’histoire d’exacerber les passions et de faire naître des polémiques à intervalles réguliers. Normal : par essence, un livre qui dit l’histoire est politiquement sensible. Brigitte Gaïti, professeure de science politique à Paris-1, auteure de Les manuels scolaires et la fabrication d’une histoire politique tempère : «Il y a de l’histoire refroidie, stabilisée, sur laquelle la recherche historienne scientifique peut se déployer sans encombre dans les manuels d’enseignement explique-t-elle à Marianne. Mais il y a de l’histoire beaucoup plus sensible lorsque les hommes politiques ou les associations entendent se saisir et (ré)interpréter certains événements.» D’autant que ces combats peuvent s’exercer de manière très directe : un professeur d’histoire participant à la conception de manuels nous a confié que « des groupes d’intérêt, politiques, communautaires»faisaient régulièrement pression pour influencer le contenu des livres distribués en classe.

Le manuel scolaire est le véhicule d’un système de valeurs, d’une idéologie, d’une culture
Alain Choppin

Même le bouquin le plus fade et neutre qui soit sera toujours perçu comme révélateur. Car contrairement aux apparences, un manuel d’histoire est un condensé... d’air du temps. «Le manuel scolaire est le reflet déformé, incomplet ou décalé, mais toujours révélateur dans sa schématisation [...] des principaux aspects et stéréotypes de la société»analysait Alain Choppin le spécialiste de référence de l’histoire des manuels, aujourd’hui décédé. Lui allait jusqu’à avancer que le manuel scolaire est « le véhicule [...] d’un système de valeurs, d’une idéologie, d’une culture».

Et l’histoire elle-même en témoigne : sous la IIIe République, les manuels scolaires ont joué un rôle fondamental dans la propagation des idées laïques et républicaines. A travers des ouvrages devenus cultes, comme Le Tour de la France par deux enfants, publié après la défaite française contre la Prusse en 1871. Dans ce précis moralisateur, parfois dépeint comme « le petit Livre rouge de la République », toute référence à la religion sera supprimée en 1906... l’année suivant la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

"Roman national" ou "histoire des civilisations" ?

L’Eglise et l’Etat, justement, sont les principaux acteurs des « guerres des manuels » qui déchirent la France dans la première moitié du XXe siècle. En 1911, l’historien catholique Jean Guiraud dénonce «les erreurs et les mensonges que renferment les manuels scolaires condamnés par l’Episcopat et imposés par l’Etat aux écoles publiques». Ce conservateur s’insurge contre les manuels républicains qui selon lui «méconnaissent le rôle historique de la royauté, glorifient sans discernement la Révolution, trahissent les passions antireligieuses de leurs auteurs. » L’historien Jean-François Condette résume l’enjeu – colossal – des conflits de librairie du début du XXe siècle :«Il s’agit d’abord de former par l’Ecole, soit un citoyen raisonnable de la République française, soit un fidèle pour l’Eglise et pour la cité de Dieu. �� Vaste combat, qui nous ferait relativiser la portée des manuels en écriture inclusive...

Un livre d’histoire est resté dans les mémoires – il est d’ailleurs toujours lu à ce jour. L’Histoire de France d’Ernest Lavisse, imprimé de 1884 aux années 1950, est un véritable bréviaire pour les « hussards noirs de la République ». «L’histoire ne s’apprend pas par cœur, elle s’apprend par le cœur»jugeait Ernest Lavisse, qui n’hésitait pas à sacrifier au lyrisme pour inculquer l’amour de la République aux écoliers. Une vision de l’enseignement de l’histoire enthousiaste, que l’essayiste Dimitri Casali revendique encore aujourd’hui : «Il faut accorder de l’importance à la pédagogie, faire aimer l’histoire aux jeunes. Je reprends à mon compte le mot de Paul Veyne : ‘L’histoire devrait être un roman vrai’. Pas un roman national !»Une différence entre « roman vrai » et « roman national » qui, pour beaucoup d’historiens, est ténue.

Des manuels de propagande pour l'Union européenne ?

Le contenu des programmes, et donc des manuels, évolue radicalement dans la deuxième partie du XXe siècle : mais impossible de dégager une tendance de fond, tant les soubresauts ont été nombreux. Par exemple, les années 1960 voient la montée en influence de l’historien Fernand Braudel, qui introduit une histoire plus centrée sur les « civilisations », la longue durée, l’économique et le social. L’enseignement type « roman national », fait de grands hommes et focalisé sur les événements politiques, est moins prégnant, surtout dans le secondaire. « Dans les années 1980, il y a eu de très grosses polémiques sur le fait qu’on n’enseignerait pas l’histoire à nos enfants », nous rappelle Marie-Christine Baquès, historienne auteur de L’évolution des manuels d’histoire du lycée. Avant une nouvelle inflexion et le « retour à une histoire nationale » en 1985, avec les « programmes Chevènement ». Autre grande tendance, qui s’est poursuivie jusqu’en 2017 : la plus grande place prise par « l’histoire du temps présent » dans les manuels, qui abordent de plus en plus largement les périodes contemporaines.Songeons que dans les années 1950, les livres d’histoire s’arrêtaient opportunément à... 1939. Et jusqu’aux années 1980, Vichy et la décolonisation étaient soigneusement « escamotés » des manuels. Aujourd’hui, les débats sensibles peuplent les pages des livres d’histoire, et ouvrent la porte aux polémiques.

Pourtant, selon Brigitte Gaïti, les manuels d’aujourd’hui sont moins biaisés que leurs ancêtres, « parce que la recherche en histoire s’est professionnalisée, qu’il y a un contrôle des pairs, des lieux d’échange et de débats plus ouverts ». Mais cela n’empêche pas de se poser la question de leur contenu politique. L’enseignement de l’histoire de l’Union européenne est un exemple éloquent : lors d’un colloque consacré à ce sujet en 2005, et chapeauté par l’Inspection générale de l’Education nationale, les organisateurs ont été accusés de vouloir transformer les enseignants en « petits télégraphistes de Maastricht ». Et le contenu de la résolution du Parlement européen de 2015, ayant pour sujet « Apprendre l���UE à l’école », n’est pas franchement rassurant. On y découvre les inquiétudes des eurodéputés sur le fait qu’une « connaissance insuffisante de l’Union et une mauvaise compréhension de sa valeur ajoutée concrète [puisse] contribuer à la perception d’un déficit démocratique et donner lieu à une propagation de l’euroscepticisme ». Il s’agit donc d’œuvrer dans l’enseignement pour créer un « sentiment d’appartenance à l’UE », un « esprit de solidarité » et une « acceptation des sociétés multiculturelles et multiethniques ». Pas vraiment neutre politiquement, donc.

Critique des manuels... ou des programmes ?

Les insinuations politiques de tous horizons peuplent nos manuels d’histoire. Dans un numéro de Télérama de décembre 2005, on déniche une phrase de l’Inspecteur général de l’époque, Dominique Borne, qui commente un chapitre du programme de seconde : « Étudier la Méditerranée comme ‘carrefour de civilisation’ au XIIe siècle contribue sans doute à exagérer un peu une cohabitation supposée idéale entre chrétiens, juifs et musulmans en Andalousie». Voilà donc un livre d’histoire distribué à des lycéens qui reconnaît « exagérer un peu » la réalité pour promouvoir le vivre-ensemble... A l’autre extrémité du spectre politique, la « cathosphère » a applaudi à tout rompre l’édition d’un«manuel d’histoire pas comme les autres », le Manuel d’Histoire de France d’Anne de Mézeray. L’ouvrage est préfacé par Philippe Conrad, ancien membre du GRECE (un cercle intellectuel de droite dure), ex-chroniqueur à Radio Courtoisie et présentateur sur la chaîne d’extrême droite TV Libertés. L’enseignement catholique n’est certes pas non plus épargné par les polémiques de livres scolaires : un manuel anti-avortement a par exemple été distribué l’année dernière dans un établissement près de Montpellier.

Autant de polémiques qui font dire à Dimitri Casali que le contenu des manuels d’aujourd’hui est«rempli de manichéismeprésentant l’histoire comme une lutte entre oppresseurs et oppressés. »Or, d’après notre admirateur d’Ernest Lavisse, « l’histoire est complexe, grise, et c’est cela qui est fascinant.» Sauf que l’on se trompe de combat en chargeant les livres scolaires, d’après David Colon, agrégé d’histoire et directeur de collection aux éditions Belin : «Les critiques confondent, sciemment ou non, les manuels scolaires et les programmes. On fait des manuels les boucs émissaires, alors que la véritable cible de ces attaques concerne les programmes... » En effet, les livres d’histoire ne sont la plupart du temps que le reflet des directives ministérielles, et notamment du Conseil supérieur des programmes. Que veulent vraiment les contempteurs incessants de nos ouvrages scolaires ? «Certains aimeraient placer les manuels sous tutellegrince David Colon.Or, la liberté éditoriale est absolument fondamentale dans notre pays. Le contenu des manuels n’a pas à être validé par une autorité supérieure». Peut-être aimeraient-ils que la France adopte le modèle russe, où un manuel d’histoire unique est distribué à tous les élèves du secondaire.

Reste une question fondamentale, que se posent rarement les pourfendeurs (et les défenseurs) de tel ou tel manuel : les élèves sont-ils réellement influencés par le contenu des livres scolaires ? Brigitte Gaïti estime qu’il y a« beaucoup de surestimation du rôle des manuels. Les messages ne s’impriment pas comme ça dans les consciences ; il y a des filtres de la réception.» La chercheuse cite notamment le milieu social des enfants, leur cercle d’amis, ou même l’usage des manuels par les enseignants... qui est bien souvent oublié. « Les gens ne mesurent pas le décalage entre les programmes, les manuels et l’enseignement de l’histoire en classe pose le directeur de collections David Colon.Le manuel n’est qu’un outil au service de l’enseignant.» Et un joli support à polémiques.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne