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L’antisémite, c’est pas moi, c’est l’autre

L’IMPOLIGRAPHE

Le 2 mars, à Zurich, un adolescent de 15 ans, admirateur de Daesh, poignarde un passant, juif orthodoxe choisi comme victime parce qu’il est juif et que ça se voit. En Suisse alémanique et au Tessin, la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI) a relevé 114 incidents antisémites après le 7 octobre, sur les 155 enregistrés en 2023 (sans compter les cas sur internet). Côté romand, la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD), qui note une forte augmentation des actes d’antisémitisme, en relève en moyenne 150 par mois depuis octobre. Pour 2023, la FSCI a recensé 1130 signalements en Suisse alémanique et au Tessin et la CICAD 944 en Romandie.

Toutefois, la confusion qu’entretient la ­CICAD entre l’antisémitisme et l’antisionisme, «forme contemporaine de l’antisémitisme», n’est pas sans nuire à sa dénonciation, surtout quand elle assimile les Apartheid Free Zones (AFZ) de Genève, Lausanne et Fribourg à des zones «Judenrein» à la nazie. Or les AFZ ne ciblent pas «les juifs» mais la politique de l’Etat d’Israël, et «les institutions et les entreprises qui soutiennent et sont complices de la politique d’apartheid israélienne» à l’encontre des Palestiniens. Assimiler l’antisionisme à de l’antisémitisme, c’est nier «la diversité des positions juives sur la question du sionisme», notent avec raison les promoteurs des AFZ, qui rappellent l’expression permanente d’un antisionisme juif, qui ne saurait être qualifié d’«antisémitisme»…

Le 20 octobre 2023, deux semaines après le pogrom commis par le Hamas, les six partis politiques nationaux (UDC, PS, PLR, Centre, Verts, Vert’libéraux) ont signé une déclaration commune proclamant qu’«il n’y a pas de place en Suisse pour l’antisémitisme», tout en constatant que «l’antisémitisme reste malheureusement un phénomène encore présent dans notre société» – autrement dit que cet étron politique qui n’aurait «pas sa place» en Suisse y a pris place –, et depuis longtemps.

Selon une enquête de 2022 de l’Office fédéral de la statistique sur le «vivre ensemble», l’antisémite type, en Suisse, est «plutôt» un homme de droite âgé. Mais si 40,9% des sondés se déclarant «de droite» se disent bien «entièrement» ou «plutôt» d’accord avec l’affirmation «les juifs exploitent la politique d’extermination des nazis pour leur propre intérêt», 10,9% des sondés de gauche le disent aussi. En pensant à Netanyahou? On aimerait le croire, mais on a quand même un doute douloureux: si la gauche était préservée de l’antisémitisme, ça se saurait – et on ne voit pas par quelle grâce elle le serait.

En outre, un décryptage de l’enquête par la Basler Zeitung laisse apparaître, sans surprise, que les musulmans ont une vision plus négative des juifs que les chrétiens ou les athées, les hommes plus négative que les femmes, les vieux plus négative que les jeunes. En peut-on déduire que l’antisémite type, celui qu’on peut confortablement renvoyer dans les poubelles de l’histoire tout en sachant qu’il n’aura de cesse d’en sortir, est un vieil intégriste de droite?

Ce serait oublier qu’on se meut, ici, dans une confusion soigneusement entretenue entre antisémitisme (au sens de judéophobie) et antisionisme (au sens d’opposition à un nationalisme), cette même confusion coupable pouvant être produite à la fois par la CICAD et par des antisémites maquillant leur antisémitisme en antisionisme: «L’antisionisme n’est pas la critique politique d’Israël. C’est de l’antisémitisme», a déclaré le secrétaire général de la CICAD (avant de nuancer cet amalgame). Eh bien non: l’antisionisme n’est en soi qu’une opposition à un projet politique nationaliste – sa faiblesse étant de n’être qu’un antinationalisme spécifique au sionisme.

Le sionisme, en effet, est un projet politique nationaliste, au sens où l’étaient tous les projets politiques nés lors du «printemps des peuples», au XIXe siècle, si bien que même le Conseil fédéral a estimé que «critiquer le gouvernement israélien n’est pas assimilable à de l’antisionisme, et [que] celui-ci n’est par ailleurs lié à aucun parti ou idéologie en particulier. L’antisionisme n’est antisémite que lorsqu’il véhicule des clichés antisémites et qu’il s’en prend aux juifs» en tant que juifs. On n’objectera à cette prise de position que ceci: contrairement à ce que dit le gouvernement suisse, le sionisme est lié à une idéologie: le nationalisme – et que ce nationalisme-là vaut les autres, y compris ce qui pourrait être un nationalisme suisse. Un antisionisme confondant, délibérément ou non, Israéliens et juifs, puis Israéliens entre eux et juifs entre eux, dans la même détestation, n’est précisément que de l’antijudaïsme. C’est-à-dire de l’antisémitisme.

Vous êtes antisionistes? A ma manière, je le suis aussi. Et l’historien Shlomo Sand va encore plus loin en contestant l’existence même d’un peuple juif (contestable au même titre que celle d’un peuple musulman ou d’un peuple chrétien): pour lui, rejeter l’existence d’Israël en tant qu’Etat juif ne relève pas de l’antisémitisme, mais du débat politique et historique. Alors, soyons antisionistes comme le sont les anarchistes ou l’étaient les situationnistes: par antinationalisme, pas par antijudaïsme. Et cet antinationalisme qui condamnerait le sionisme comme un nationalisme devrait aussi combattre tous les nationalismes – y compris le nationalisme palestinien… Et à plus forte raison, aujourd’hui, condamner à la fois le pogrom du 7 octobre et la ratonnade qui, à son prétexte plus encore qu’à son motif, s’abat sur Gaza depuis plus de cinq mois.

Pascal Holenweg est conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

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