Dans le Détroit de Gibraltar, des quartiers pauvres où les “narcos” se substituent parfois à l’État
Le meurtre de deux agents des forces de l’ordre, en février, met en lumière l’augmentation de la violence liée au trafic de cocaïne dans le Campo de Gibraltar*, la zone qui relève des autorités espagnoles.
- Publié le 13-03-2024 à 14h15
- Mis à jour le 04-04-2024 à 11h48
L’Espagne perd-elle la main face aux “narcos” dans la zone de Gibraltar, située à la pointe sud du pays ? La question ressurgit régulièrement dans le débat public en Espagne. Elle s’est douloureusement rappelée au pays, le 9 février, avec le meurtre de deux guardias civiles (gendarmerie nationale) dans la petite ville côtière de Barbate. Ils ont été volontairement percutés par une “narcolancha”, ces embarcations semi-rigides dotées de moteurs surpuissants qui traversent le détroit à une vitesse inégalable. Située juste en face du Maroc, cette zone frappée par la pauvreté est une des portes d’entrées de la drogue en Europe. Ces dernières années, les évolutions locales et internationales du trafic font monter la violence et l'emprise sociale des narcos. Tous les acteurs de terrains appellent à prendre des mesures exceptionnelles pour y faire face.
“Il y a toujours eu de la contrebande de tabac et de haschich ici”, rappelle Miguel Ángel Ramos, porte-parole de l’Association unifiée de la Guardia Civil (AUGC) et ancien agent sur ce terrain particulier dont il est lui-même originaire. À l’ouest de l’enclave britannique de Gibraltar, moins de 15 km séparent les côtes espagnoles de celles du Maroc. Dans les petites villes qui entourent l’enclave, les trafiquants se sont spécialisés dans l’introduction de cannabis en Europe à bord des fameuses “narcolanchas”, longues d’une quinzaine de mètres, qui peuvent atteindre 110 km/h. “Mais avant, quand ils étaient coincés, ils jetaient le cannabis à la mer. Maintenant, ils sont équipés d’armes à feu, et veulent sauver la marchandise à tout prix.” Et ils n’hésitent pas à s’en prendre aux forces de l’ordre. Miguel Ángel Ramos a lui-même été mis à la retraite après que la voiture d’un trafiquant qui refusait de se soumettre à un contrôle l’a percuté.
Vers la moitié de la décennie précédente, une nouvelle génération de criminels, plus jeune et agressive, a repris le flambeau. Puis un nouveau phénomène a fait passer tous les voyants au rouge : depuis quelques années, des paquets de cocaïne se glissent de plus en plus souvent entre les tonnes de résine sur les “narco-barques”. “Cette marchandise a une valeur très largement supérieure à celle du haschich. Et s’ils la perdent, les passeurs risquent de voir débarquer un ‘sicarios’ des cartels sud-américains, propriétaires de la cocaïne, pour réclamer l’argent. Ça peut se terminer en règlement de compte, torture ou assassinat”, explique M. Ramos.
Des quartiers pauvres, où les “narcos” se substituent parfois à l’État
Barbate avait été un peu moins touchée que ses voisines ces deux dernières décennies. Mais la pression policière a poussé les trafiquants à y intensifier leurs activités. C’est dans ce contexte que deux guardias civiles ont été tués, le 9 février. Une petite embarcation de six mètres était sortie avec six agents à son bord pour identifier les occupants d’une demi-douzaine de narcolanchas venues se protéger de la tempête dans le port de Barbate. L’une d’elles a foncé en ligne droite sur les agents… sous les encouragements de jeunes de la ville, depuis le quai. D’autres accrochages, bien que moins graves, ont eu lieu depuis.
“Dans certains quartiers, les ‘narcos’ ont une très forte influence sociale”, constate Francisco Javier Menas, directeur du réseau d’associations Alternatives, qui lutte depuis 37 ans contre la toxicomanie et la participation des jeunes au trafic de drogue sur ce territoire. “Il y a beaucoup de quartiers pauvres ici, qui souffrent d’exclusion sociale et où l’État a disparu. Les trafiquants occupent ce vide avec ce que l’on appelle la ‘narco-providence’, ils proposent des débouchés économiques. Quelqu’un a du mal à payer l’électricité ? ‘Tiens, 100 €, tu me rembourseras plus tard’.” Il y aurait aussi une romantisation de leur activité selon Luis Miguel Vázquez, guardia civile sur la zone et auteur d’une étude sur la question. “Certaines séries Netflix, ou certains morceaux de reggaeton, comme celui où un des barons locaux apparaît dans le clip, donnent la sensation que c’est ‘cool’. Lorsque des procès se déroulent près des quartiers sensibles, j’ai vu des jeunes attendre devant l’entrée et acclamer les justiciables comme s’il s’agissait de stars du foot.”
D’autant plus que la marchandise ne fait que passer. “Si ton voisin vend de la drogue à tes enfants, c’est ton ennemi. Mais si tu sais qu’il ne fait que la transporter, c’est facile de regarder ailleurs”, résume Francisco Javier Menas. “Ce qui entre ne reste pas ici, mais remonte vers les grands centres de distribution européens”, assure Miguel Ángel Ramos. “Ils ont vu que cette route était sûre. Maintenant, ils augmentent les quantités.”
Reconnaître la singularité des difficultés de cette zone
“Nous avons besoin de plus de moyens matériels et humains”, insiste le porte-parole de l’AUGC, syndicat historique de la guardia civile, qui affirme opérer avec des moyens sous-dimensionnés et un matériel obsolète. Avec l’autre grand syndicat du métier, Jucil, AUGC critique durement l’actuel ministre de l’Intérieur, le socialiste Fernando Grande-Marlaska, qu’ils accusent d’être responsable de la tragédie par sa gestion. Elles demandent la déclaration de “zone de singularité spéciale”, qui permet de meilleures rémunérations pour les agents et des investissements dans l’achat de matériel. “Je rappelle l’effort important en investissements et en moyens personnels et matériels réalisés [depuis l’arrivée du gouvernement au pouvoir]. Le matin même du 9 février, nous avons présenté le 4e plan spécial de sécurité pour la zone, un pari ferme dans la lutte contre le narcotrafic”, balayait le ministre d’un revers de main, le 13 février.
“Si on croit que la réponse policière suffit, on ne résoudra jamais le problème”, prévient Francisco Javier Menas. “Au lieu de se renvoyer la faute, il faut que l’État central et la Région coopèrent pour développer la zone. On a un énorme potentiel économique, avec le port le plus important de la Méditerranée à Algeciras, et des plages exceptionnelles. Il faut investir dans les infrastructures, la santé, l’école et la formation, particulièrement pour les quartiers. Nous demandons un plan intégral d’intervention, qui prenne en compte la singularité de notre territoire.”
De son côté, la mairie de Barbate a voté la demande de déclaration comme “zone de singularité spéciale” au gouvernement central, jeudi 7 mars. Le Parlement local de la région d’Andalousie a fait de même, vendredi 8.
*Le Campo de Gibraltar est la région espagnole du Détroit, à ne pas confondre avec l'enclave britannique de Gibraltar.