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Déchets nucléaires

Bure : 300 personnes menacées d’expropriation pour enfouir des déchets nucléaires

Les propriétaires ont l'intention d'utiliser tous les recours possibles pour ne pas être expulsés.

Nouvelle étape dans la construction du centre d’enfouissement des déchets radioactifs à Bure, dans la Meuse. Le processus d’expropriations est lancé.

« Les expropriations étaient annoncées. Mais on ne s’attendait certainement pas à autant. » Jean-Pierre Simon, 64 ans dont 35 de lutte contre le projet d’enfouissement des déchets radioactifs Cigéo à Bure (Meuse), ne décolère pas. L’agriculteur est installé à Cirfontaines-en-Ornois (Haute-Marne), où il cultive 130 hectares et engraisse quelques veaux qu’il nourrit à l’herbe de ses prairies. Début mars, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) lui a adressé un courrier recommandé.

Dans l’épaisse enveloppe, beaucoup de feuilles, synthétisables en une courte sentence : l’agriculteur va être exproprié d’une partie de ses terres. Huit de ses parcelles vont être amputées pour la construction du centre d’enfouissement des déchets radioactifs Cigéo. Il a désormais trois semaines pour remplir son dossier et fournir au préfet les renseignements demandés – plans cadastraux, adresse, ayants droit, etc. – dans le cadre de l’enquête parcellaire qui s’ouvre lundi 18 mars.

Quarante exploitations concernées

Jean-Pierre Simon n’est pas le seul dans cette situation. Trois cents propriétaires sont concernés, concernant leurs terres et leurs tréfonds. En surface, cela représente une superficie globale d’environ 100 hectares, écrit l’Andra à Reporterre. « Les parcelles concernées sont principalement des chemins, des routes, des surfaces agricoles, des milieux naturels et une ancienne plateforme de voie ferrée, précise-t-elle. À ce jour, aucun résident n’est identifié. » L’opération s’annonce néanmoins douloureuse. Quarante exploitations agricoles vont y perdre des bouts de parcelles, entre deux et huit hectares pour dix d’entre elles. Même si, pour amadouer les agriculteurs, « l’Andra continue de proposer aux exploitants les plus concernés (plus de 2 hectares) la possibilité de leur rétrocéder des surfaces agricoles afin de maintenir leur outil de production », écrit-elle.

Est également menacée d’expropriation l’ancienne gare de Luméville-en-Ornois (Meuse). Rachetée par des opposants à Cigéo en 2004, elle est aujourd’hui un lieu important de la lutte. « C’est un lieu de stockage qui reçoit souvent des événements », se désole Angèle, membre du front associatif et syndical contre Cigéo.

L’objectif de l’enquête parcellaire est de recueillir un maximum d’informations sur les terrains convoités par l’Andra : leurs propriétaires, leurs ayants droit éventuels, s’il y a eu des aménagements, etc. En parallèle, une enquête publique est organisée dans les communes concernées par les expropriations. « Elle permet de porter à la connaissance des propriétaires la liste des parcelles dont l’expropriation est demandée (…) et de recueillir leurs observations sur ces emprises », explique l’Andra à Reporterre.

« L’Andra n’est plus du tout dans une stratégie de prendre son temps »

Une fois l’enquête terminée, les commissaires enquêteurs auront un mois pour remettre leur rapport au préfet. Celui-ci pourra alors publier un arrêté de cessibilité, où seront listées les parcelles à exproprier et leurs propriétaires. Débutera alors la phase judiciaire. Un juge d’expropriation sera saisi, qui prononcera une ordonnance d’expropriation. La propriété des parcelles sera alors transmise à l’Andra. Les propriétaires expropriés pourront continuer à jouir de leur bien – par exemple, à cultiver leur parcelle s’ils sont agriculteurs – mais ne pourront plus ni le vendre, ni le louer, ni construire dessus. Puis, des échanges de mémoires, des visites et des réunions seront organisées entre le juge, l’Andra et les propriétaires expropriés en vue de fixer les indemnités.

Si un accord est trouvé, l’expropriation deviendra alors une simple vente devant notaire. Sinon, le juge sera chargé de fixer les indemnités. Une fois payé par l’Andra, l’exproprié aura un mois pour quitter les lieux. S’il ne le fait pas, l’Andra pourra lancer à son encontre une procédure d’expulsion.

Le projet prévoit de stocker des déchets nucléaires dans le sous-sol, à la limite de la Meuse et de la Haute-Marne. Flickr / CC BY-NC-ND 2.0 DEED / Aurélien Glabas

Tout cela devrait prendre un peu de temps, mais pas tant que ça. « Rien n’est planifié à ce jour » pour ce qui est de la date de départ des propriétaires, écrit l’Andra à Reporterre. Du côté des opposants, on parle d’une dizaine de mois de procédure. « L’Andra n’est plus du tout dans une stratégie de prendre son temps », observe Angèle.

Ces expropriations sont d’autant plus mal vécues que certains propriétaires avaient déjà participé à des échanges de terres les années précédentes. C’est le cas de Jean-Pierre Simon, dont la ferme se situe près de l’endroit où l’Andra veut construire une ligne de chemin de fer pour acheminer les déchets radioactifs. « Entre 2014 et 2016, ils sont venus, ils ont exposé leurs besoins, et on a fait du réaménagement à l’amiable pour qu’ils aient ce qu’il faut, raconte l’agriculteur à Reporterre. Je pensais être tranquille pour la suite. »

« Ça faisait vingt ans que ça couvait, on y est »

Autre motif de grief, le découpage des parcelles expropriées. « Elles ne sont pas linéaires, mais taillées en virgule, en champignon… Je ne vois même pas comment un géomètre va pouvoir borner ça », dit-il encore. L’Andra a aussi prévu de lui prendre un bout de terrain où se trouvent un point d’eau, ainsi qu’une haie et une clôture pour ses vaches. Une perspective qui désespère l’agriculteur : « Il va falloir tout refaire. »

Les opposants au projet et certains propriétaires n’ont pas l’intention de se laisser exproprier sans réagir. Depuis que les premiers courriers sont arrivés, le téléphone d’Angèle n’arrête pas de sonner. Certes, l’ambiance dans les villages est à l’inquiétude. « Ça faisait vingt ans que ça couvait, on y est. Maintenant que ça devient concret, les gens sont clairement angoissés », ressent-elle.

« On va faire tous les recours possibles et imaginables »

Mais elle rapporte aussi, inlassablement, les réactions de refus et de rébellion qu’elle recueille : celle d’un Parisien qui refuse de lâcher la terre où vit sa famille depuis 1530 ; celle d’une grand-mère qui clame, au sujet des 200 euros que l’Andra lui propose en échange du sous-sol de sa propriété, « j’en veux pas de leur argent, qu’ils aillent se faire foutre ! » ; celle du jeune agriculteur qui refuse de céder la moindre parcelle de ses terres, malgré les encouragements de son père et de son grand-père.

En réaction, le front associatif et syndical contre Cigéo multiplie les visites aux habitants et a largement diffusé un guide juridique de l’expropriation. Le document détaille toutes les étapes de la procédure d’expropriation et tous les recours possibles pour chacune d’entre elles. Le groupe foncier juridique des opposants a organisé une première réunion d’aide juridique et administrative, vendredi 15 mars, et une autre doit avoir lieu, mercredi 20 mars, à Mandres-en-Barrois (Meuse). « Contrer l’avancée de l’Andra est possible si nous construisons le rapport de force ensemble et sans attendre », assure le groupe. Pour l’ancienne gare de Luméville, la décision est déjà prise : « On va faire tous les recours possibles et imaginables contre l’expropriation. Même après, on ne lâchera pas. L’Andra devra nous en expulser », assure Angèle.

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