La nouvelle obsession de la génération alpha ? Échapper à la « rat race »

Pour éviter de se retrouver dans un emploi médiocre et aliénant, beaucoup d’adolescents pensent pouvoir devenir des entrepreneurs avant même de finir leurs études.

« Alors Virgile, tu vas au lycée ? »  Non je vais plutôt au local… pour travailler. » Dans un reportage diffusé il y a quelques semaines sur M6, les spectateurs ont découvert Virgile Dutilleuil, un jeune blondinet de 16 ans qui se présente en entrepreneur à succès. À la tête de son entreprise d’achat et de revente de vêtements sur Vinted, cet adolescent revendique régulièrement des bénéfices de 30 à 40 000 euros par mois sur son compte TikTok. On le voit commenter ses mauvaises notes de collège et sa trentaine de jours d’absence tout en revendiquant sa déscolarisation qui est présentée comme la meilleure chose qui pouvait lui arriver.

« De SDF à millionaire en 3 mois »

Virgile n’est pas arrivé là par hasard. Il a commencé son business à l’âge de 14 ans en s’inspirant de son grand frère Dali Dutilleul, lui aussi jeune entrepreneur 3.0, qui gagne sa vie en faisant des vidéos et en vendant des formations. Sur sa chaîne YouTube suivie par 447k abonnés, il fait tout, sauf expliquer en quoi consiste exactement son travail. À la place, il se lance des défis incroyables comme passer du stade de SDF à celui de millionnaire en l’espace de trois mois ( « faire la manche, c’est hyperfun » ), documente son arrêt du porno ou bien donne d’innombrables conseils aux jeunes pour réussir sa vie comme lui. On peut aussi le voir faire des petits reportages chez les youtubeurs qu’il adule comme Yomi Denzel, un autre entrepreneur qui a fait fortune dans le drop-shipping… et la vente de formations, bien évidemment. 

S'évader de la "rat race"

Inspirés par de très nombreux youtubeurs qui étalent sur les réseaux argent, villa et voyages à Dubai, de plus en plus de très jeunes ados se prennent aux jeux de l’entrepreneuriat en ligne. On aurait pu croire que la vague des « influvoleurs » qui s’étaient fait prendre à arnaquer leur public avec du drop-shipping était terminée… Il n’en est rien. À présent, la plupart de ces influenceurs n’ont qu’un mot à la bouche pour recruter parmi les jeunes générations : « sortir de la rat race » (la course de rats). Derrière cette expression anglaise se cache une vision très pessimiste de la vie et notamment de la vie salariale. Imaginée dans les années 40 pour désigner une vision compétitive de la vie, l’expression sert à présent à désigner une vie médiocre et difficile au sein de laquelle il est impossible de s’enrichir et de s’épanouir. Sur YouTube, on ne compte plus les vidéos de hustle bros qui vous donnent leur meilleur conseil pour sortir de la rat race et devenir cette meilleure version de vous-même. 

Oublie l'école, devient entrepreneur du Web

Concrètement, le rêve qui est vendu consiste à « s’évader de la matrice » comme le dit le youtubeur Elias Kadri, qui vante une vie libre où il peut faire ce qu’il veut de son temps, voyager partout dans le monde, et profiter de son argent à coups de citations d’Isaac Newton. Comme beaucoup de youtubeurs, Kadri critique très fortement le système scolaire qui est dépeint comme un système fait pour nous conditionner à la rat race. « Lorsque tu étais à l’école, le système te conditionnait déjà à la vie de bon petit soldat obéissant », indique-t-il dans sa vidéo. De manière plus générale, beaucoup d’entrepreneurs du Web mettent en avant « ces 10 conseils pour réussir ce qu’on ne t’apprendra jamais à l’école ». Pas étonnant que ce discours puisse faire mouche auprès des jeunes internautes, d’autant plus si ces derniers ont des difficultés scolaires. On comprend mieux la vidéo revancharde du petit Virgile qui passe en revue ses mauvaises notes. 

A-t-on encore le droit d'être un branleur ?

La vie de ces entrepreneurs/youtubeurs est souvent commentée voire applaudie des deux mains par les médias mainstream. Virgile a eu son heure de gloire dans le reportage diffusé sur M6 tandis que Yomi Denzel a fait l’objet d’un article plutôt complaisant sur le média suisse RTS. Mais sur les réseaux, des voix critiques s’élèvent contre le concept de rat race qui s’impose peu à peu aux jeunes. C’est notamment le cas du streameur Romain Ansion, qui réagit très régulièrement sur les vidéos de hustle bros pour mieux démonter leurs discours creux. 

Sur TikTok, un autre créateur de 16 ans, qui poste sous le pseudo de lexde_1 s’est récemment attaqué aux injonctions des youtubeurs entrepreneurs. Dans sa vidéo intitulée « ne grandissez pas trop vite », il explique sous fond de musique du jeu Minecraft : « Il y a des jeunes, de plus en plus jeunes qui travaillent… on leur dit qu’il faut être productif et faire de l’argent… mais l’enfance et l’adolescence c’est du temps que vous pouvez et que vous devez perdre ». Cette dernière a reçu plus d’une centaine de commentaires, la plupart positifs, et plus rarement, complètement à côté de la plaque, croyant déceler « une mentalité de pauvre ».

En interview, il explique sa démarche. « J’ai été frappé par les vidéos de Virgile qui fait de l’achat/revente de sneakers à 15 ans explique-t-il. Je trouve que cette démarche qui est vantée un peu partout est néfaste pour les gens de mon âge. J’ai l’impression que ce genre de discours qui consiste à dire qu’il faut être productif et générer de l’argent de plus en plus tôt dans sa vie est omniprésent dans la pop culture, ou sur les réseaux. J’ai presque l’impression de voir un retour en grâce du travail des enfants. » Pour lui, prôner l’arrêt de la culture entrepreneuriale ne veut pas pour autant dire d’arrêter de créer, bien au contraire. « Pour les plus jeunes, il faut surtout arrêter de vouloir faire les choses avec comme objectif de gagner de l’argent, explique-t-il. Moi, je suis sur Tiktok et je fais du montage, car je considère ça comme un loisir et non comme un moyen de gagner de l’argent. Je trouve que l’idée de créer de manière gratuite et désintéressée, juste pour essayer des trucs et au pire échouer, est en train de disparaître. J’aimerais que les gens se rendent compte que décider de devenir un entrepreneur du Web, c’est aussi s’inscrire dans une course qui a tout de la rat race ».