Documenter et déformer la grève des mineurs britanniques de 1984-1985

Pour le quarantième anniversaire de la grève des mineurs de 1984-85, les principales chaînes de télévision britanniques ont produit des documentaires télévisés. Et les émissions Miners' Strike: A Frontline Story de la BBC et Miners' Strike 1984: The Battle for Britain de Channel 4 s'inscrivent dans un programme politique de droite.

Leur message primordial est que l’expérience critique de la lutte des classes dans la Grande-Bretagne d’après-guerre était essentiellement un malentendu tragique. Aussi héroïques et altruistes qu’aient été les actions des mineurs au cours de leur grève d'un an, l'escalade était regrettable, et la modération aurait pu assurer le déclin maîtrisé de l'industrie.

Capture d'écran du site d’Internet de la BBC sur le programme Miners' Strike: A Frontline Story [Photo: BBC]

Ils soutiennent que la destruction de l'industrie par le Premier ministre Margaret Thatcher a été brutale mais correspondait aux réalités économiques. En revanche, le président du Syndicat national des mineurs (NUM), Arthur Scargill, a freiné ce cours de l'histoire tout en menant une lutte politique contre le gouvernement conservateur, contraire aux intérêts des mineurs.

La série en trois parties de Channel 4 est réalisée par Tom Barrow, qui a déjà travaillé sur la série documentaire 24 Hours in Police Custody (24 heures en garde à vue), aux côtés du producteur de la BBC Zac Beattie.

Le premier des trois épisodes indépendants de Channel 4 se concentre sur Shirebrook dans le Derbyshire. Il s’agissait d’une région contestée lors de la grève, car ses mines ne figuraient pas parmi celles initialement visées par la fermeture.

Barrow accorde une importance égale aux voix des grévistes et des jaunes (qualifiés de «mineurs en activité»). L’épisode de Shirebrook nous donne un premier aperçu de Roland Taylor, qui a joué un rôle politiquement calculé dans l’organisation des briseurs de grève. Ici, il plaide dédaigneusement pour le «respect» pour avoir «suivi ses convictions».

Mais les grévistes et les briseurs de grève n'ont pas eu le même poids dans le conflit, comme l'ont démontré les assauts de l'État et sa promotion des briseurs de grève. Le conflit opposait la classe ouvrière à l’État capitaliste. Les briseurs de grève adoptèrent une position de classe hostile.

Capture d’écran de l’émission de Channel 4, La grève des mineurs 1984: la Bataille pour la Grande-Bretagne

Le deuxième épisode de Barrow traite de la tentative de piquet de masse à la cokerie d'Orgreave, qui rencontra une brutale attaque policière. Les ouvriers étaient matraqués et pris d’assaut par la police montée. La police a alors lancé une offensive de propagande invoquant la légitime défense. D'anciens mineurs ont fait part aux deux émissions de leur méfiance à l'égard des médias qui ont diffusé cette campagne de distorsion et de mensonges.

L'État a intensifié les poursuites contre 55 mineurs en invoquant l'accusation extrêmement grave d'émeute. Les allégations et les fausses déclarations médiatiques ont finalement été discréditées devant le tribunal grâce aux propres enregistrements d’images de la police.

Le dernier épisode de Barrow est centré sur David Hart, un conseiller de droite qui exhorta Thatcher à écraser les mineurs. Il est présenté comme une figure dissidente qui a poussé Thatcher, qui s’est laissé faire, plus loin qu’elle ne l’avait initialement prévu.

Tout cela est une absurdité propagandiste. Hart fut un millionnaire virulemment anticommuniste, choisi comme intermédiaire entre Thatcher et le président du National Coal Board (Conseil d’administration national du charbon), Ian McGregor, pour protéger les conservateurs des accusations selon lesquelles ils menaient une lutte politique pour briser le NUM et les mineurs. Au nom des conservateurs, il a financé les briseurs de grève par l'intermédiaire de son Comité national des mineurs au travail (NWMC) et a financé la fondation du syndicat dissident des mineurs démocratiques (UDM) après la défaite de la grève.

David Hart [Photo: Margaret Thatcher: The Authorized Biography, Volume Two: Everything She Wants]

Toute suggestion selon laquelle l'intervention de Thatcher n'a fait que répondre à la violence sur les piquets de grève est ridicule. En 1979, Thatcher était déjà armé du plan Ridley pour empêcher toute répétition des grèves des mineurs qui avaient renversé le gouvernement conservateur d'Edward Heath en 1974. Le gouvernement avait stocké du charbon pour l'affrontement, et la bataille à Orgreave démontra sa longue préparation pour utiliser pleinement les moyens physiques et les pouvoirs juridiques de l'État contre les mineurs.

Les interviews de Roland Taylor montrent bien l'organisation étatique des briseurs de grève. Malgré toutes les affirmations des jaunes selon lesquelles ils défendent les «droits démocratique » au sein du NUM, Taylor est clair sur le fait que la NWMC de Hart était un véhicule du gouvernement. Thatcher a invité le Comité à un dîner que Taylor appelle «peut-être un remerciement».

Présenter un tel conflit comme un conflit fratricide, «mine de charbon contre mine», nécessite d’ignorer le contexte économique et politique de la grève. Le Nottinghamshire et le Derbyshire étaient plus rentables que les bassins houillers du South Yorkshire, du South Wales et du Kent dont la fermeture était prévue. C'est pour cette raison que le Nottinghamshire était historiquement le bastion de syndicats jaunes aux ordres des entreprises.

Il y avait un fondement économique à l’activité des briseurs de grève et un fondement politique à l'assaut du gouvernement. C’est pourquoi les syndicats corporatistes (intégré à l’Etat) ont été utilisés pour saper la grève, mais leurs mines ont malgré tout fait l’objet de fermeture.

L'accent mis par Channel 4 sur le Nottinghamshire et le Derbyshire vise à effacer ces questions. Les délégués du NUM de ces régions nient à plusieurs reprises qu’il s’agisse, ou aurait dû être, un soulèvement politique. Les deux programmes présentent des grévistes, des jaunes et des policiers, tandis que Channel 4 interviewe également des conseillers politiques de Thatcher et des journalistes (dont Anna Soubry, qui deviendra elle-même députée conservatrice).

Sous couvert d'une couverture médiatique impartiale, cela met en valeur les mensonges politiques du gouvernement et les excuses infâmes de ses agents et complices.

Les conditions désespérées vécues par les grévistes sont montrées, notamment par la BBC - lorsque le bébé d'une semaine de David Roper est décédé, il n'avait pas droit à une allocation funéraire parce qu'il faisait grève et l'enfant a été enterré dans le cercueil de quelqu'un d'autre - mais sont banalisées comme le résultat tragiquement inévitable d’une erreur de jugement politique.

La série de Channel 4 était plus flagrante dans sa justification des briseurs de grève. Le récit historique simple de la BBC rend les témoignages des grévistes plus précieux, mais il partage la même ligne politique. Un jaune du Nottinghamshire a déclaré aux intervieweurs que Scargill avait voulu renverser le gouvernement, comme si c'était une chose terrible.

Arthur Scargill, ancien président du Syndicat national des mineurs, s'exprimant lors de l'événement du 40e anniversaire au Hatfield Pit Club, le 9 mars 2024.

Nous [le Parti de l’égalité socialiste] avons des divergences bien documentées avec Scargill, centrées sur son refus de défier politiquement le Parti travailliste et le Congrès des syndicats (TUC) en faveur d’un recours au piquet de grève de masse, reflétant son objectif de convaincre un futur gouvernement travailliste de mettre en œuvre un «Plan nationale pour le charbon». Mais il existe un fossé infranchissable entre les critiques politiques venant de la gauche à son encontre et ces apologies des conservateurs et des briseurs de grèves.

Cette essence des deux documentaires a été résumée dans The Observer par Tim Adams. Adams a écrit que les documentaires «sont parfois tentés de décrire ces affrontements comme faisant partie d’une simple guerre de classe – les travailleurs contre l’État capitaliste – mais il s’agissait, sur le terrain, de conflits également intestins, de mine contre mine de charbon».

En parlant de l’alternative politique que lui et les documentaires avançaient à l’opposé de ces scénarios, Adams a écrit qu’il «regardait les voix en faveur du compromis discrètement effacées au profit de ce binaire plus simple» de conflit frontal entre la classe ouvrière et l’État bourgeois.

Mais quelle omission déplore-t-il? Nulle autre que celle de Neil Kinnock, alors dirigeant travailliste, qu’il qualifie de «rare voix de la raison»!

Férocement hostile à Scargill – ce qui lui a valu le soutien d'Adams – Kinnock a ensuite rejeté comme «pure fantaisie» toute idée selon laquelle il «aurait pu transformer les conditions de la grève en 'lançant un appel aux travailleurs', selon l'expression [de Scargill], pour se mettre en grève en solidarité avec les mineurs». Adams reprend à son compte les arguments de Kinnock et des «modérés» du NUM, insistant sur le fait que la faiblesse de la grève était liée à l’incapacité du NUM à organiser un scrutin national, plutôt que le résultat de l’isolement et de la trahison de la grève par le Parti travailliste et le TUC.

Neil Kinnock rencontrant le chef du Parti travailliste néerlandais Joop den Uyl en 1984 [Photo by Rob Bogaerts/Anefo / CC BY 1.0]

Adams parle au nom d'une couche dont le véritable regret est qu’une est grève militante ait pu même se produire. Kinnock a mené la chasse aux sorcières contre la gauche travailliste et a ouvert la voie qui a permis à Tony Blair de prendre la tête du Labour. Il s’en est très bien sorti. Lui et son épouse Glenys ont empoché 10 millions de livres sterling en salaires, indemnités et pensions de retraite pendant de leur période de travail au sein de l'Union européenne. Tous deux furent anoblis et devinrent membres de la Chambre des Lords.

L'article d'Adams portait le titre bizarre: « 'Ils ne nous ont pas compris du tout': pourquoi la grève des mineurs captive toujours la Grande-Bretagne, 40 ans plus tard.»

«Captive» est un mot extraordinaire. Une classe moyenne complaisante savoure son tourisme de catastrophe dans les brutalités d’une lutte de classes qui, selon elle, est incompréhensible.

Adams a évoqué Sherwood un drame de la BBC de 2022 qui incarnait cette vision politique. Ce qui était remarquable à propos de Sherwood, c'est qu'il utilisait la licence accordée à la présentation dramatique pour produire une œuvre de fiction presque totalement déconnectée de la réalité.

Basé sur le meurtre réel d'un ancien mineur gréviste en 2005 dans un village du Nottinghamshire, Sherwood a tenté de montrer les tensions et les traumatismes persistants dans la communauté. Cependant, de manière encore plus maladroite et inepte que les documentaires, il présente toutes les personnes impliquées comme des victimes de forces échappant à leur contrôle.

La famille de l'homme assassiné est toujours en froid avec son frère briseur de grève qui vit à côté. Le policier local qui menait l'enquête était un jeune officier au moment de la grève, tandis que l'officier extérieur qui enquêtait désormais sur le meurtre avait également été envoyé de Londres en heures supplémentaires pour surveiller les piquets de grèves, où il avait entamé une relation avec une femme locale. Un autre policier infiltré avait non seulement commencé une relation dans le village, mais y est resté depuis, continuant à cacher son identité d'espion pour ce faire.

Capture d'écran du site Web de la BBC du programme Sherwood [Photo: BBC]

L'auteur, James Graham (né en 1982), est originaire de la région, mais il n'y a rien d'authentique dans son scénario. Ses policiers réclament la sympathie («Nous n'étions que des enfants!»). Non, c’étaient des adultes qui savaient exactement ce qu’ils faisaient et qui étaient bien payés pour brutaliser les mineurs en grève et leurs familles. Un ancien officier a déclaré à la BBC: «Nous étions des pions politiques». Mais il s’agit là d’une froide déclaration de fait, et non d’une désolation de Sherwood, où un ancien agent infiltré se suicide alors que les détails de son opération sont révélés.

L' enquête sur les agents de police infiltrés du mouvement syndical britannique (article en anglais) révèle qu'ils avaient effectivement des relations et des enfants avec leurs victimes. Il s'agissait de faciliter leur infiltration, non pas de relations romantiques, et les officiers ne sont pas restés dans les parages.

Pour Graham, tout cela n’est qu’un désordre incompréhensible de tragédies personnelles. Le point culminant de Sherwood rend son argument explicite. La veuve de la victime du meurtre déclare: «Une ancienne ville minière? Comment diable pouvons-nous avancer quand nous parlons de nous-mêmes en termes de ce que nous ne sommes plus? Cela fait 40 ans que nous vivons cela. Vous avez une seule fichue vie et nous la passons avec la haine en nous. N’êtes-vous pas tous fatigués? Je le suis, une putain de fatigue…»

James Graham [Photo: James Graham/X]

Graham est un dramaturge prolifique, récompensé par l'OBE [Ordre de l'Empire britannique] pour ses efforts. Il a montré un intérêt pas particulièrement sain pour la représentation des négociations politiques en coulisses et des querelles électorales. De cette position peu perspicace, il s'est tourné vers la grève des mineurs, concluant que nous devrions tout laisser derrière nous.

Mais tout n’est pas derrière nous. La défaite des mineurs a marqué le point culminant suivi de décennies de destruction des conditions de travail et sociales. Les anciens mineurs ont été confrontés au chômage de longue durée dans des communautés dévastées par la fermeture des mines, tandis que d'autres ne pouvaient souvent trouver que des emplois mal payés dans les entrepôts de distribution qui ont surgi à leur place.

Mais une nouvelle génération de travailleurs se lance dans la lutte contre l’exploitation brutale, la destruction des services sociaux, des droits démocratiques et le soutien impérialiste au génocide de Gaza. Et ils rejetteront avec mépris tous les appels au pessimisme et au conformisme politique et social lancés par des sections des classes moyennes complaisantes.

À l'occasion du 40e anniversaire de la grève, d'anciens mineurs et leurs familles, marchant avec la bannière du Syndicat national des mineurs de la mine Hatfield, quittent le site de la mine désormais fermée, le 9 mars 2024.

Il y a un moment révélateur dans le documentaire de la BBC. La fille d'un mineur parle de son embarras lors d'une représentation théâtrale solidaire de certaines féministes de Cambridge. Sa gêne est de considérer leur effort mal jugé, mais aussi elle reconnaît la sincérité de la solidarité et l'idéalisme qui animent leurs efforts.

Mais pour Adams, cela donne l’occasion d’un ricanement cynique: c’est la solidarité et l’idéalisme eux-mêmes qui appartiennent au passé. Cette attitude est le résultat des conditions sociales nées de la défaite des mineurs. La classe dirigeante s’est enrichie au-delà de toute mesure et des couches de la classe moyenne supérieure se sont habituées à un confort social considérable, alors même que la classe ouvrière est soumise à des assauts incessants.

Ces documentaires sont à regarder, mais avec un œil critique. Les événements qu’ils dénaturent doivent être compris, même si les documentaires ne peuvent y aider. Les artistes doivent rejeter les limitations complaisantes affichées pour être en mesure de créer quelque chose de substantiel pour l’avenir. Et ils le feront sans aucun doute.

(Article paru en anglais le 23 mars 2024)

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