Attaque à Moscou : les récits des rescapés
Plus de 140 morts et un pays traumatisé. Bien que revendiqué par Daech, Poutine préfère pointer Kiev du doigt. Une manière d’éclipser un terrible manquement à sa grande promesse de campagne : la sécurité du pays. Retour sur la tragédie avec les témoignages de celles et ceux qui l'ont vécue.
Maria, designer à Moscou, 39 ans, est venue avec son petit ami. Piknik est son groupe préféré, créé au temps d’Andropov, le secrétaire général du parti communiste qui a fait de Mikhael Gorbatchev, un quasi-inconnu, son numéro trois. Un vent de renouveau soufflait sur l’Est. Ce n’était pas les Rolling Stones, mais tout de même, des rebelles, avec leur nom occidental. Maria a un peu grandi avec eux, quand Moscou est devenu la ville la plus dangereuse du monde, que les vieilles personnes ne touchaient plus leur retraite, mais que les jeunes avaient tant d’espérance. Peut-être celle qu’elle aimerait retrouver ce soir de 2024.
Alors elle a pris la précaution d’acheter ses billets un mois à l’avance. D’ailleurs, ce 22 mars, le concert affiche complet. Il doit commencer à 20 heures, heure locale. Soit 18 heures à Paris. « Nous sommes arrivés à 19 h 45, se rappelle Maria, j’étais nerveuse. » Avec le temps, il y a des souvenirs qui semblent parfaitement absurdes. Si on savait ce qui nous attend… Maria n’est pas la seule à craindre de manquer le début. « Il y avait beaucoup de monde à l’entrée. »
Elle se fait la remarque que le public de Piknik a changé. Les fans d’autrefois ont maintenant la soixantaine, certains sont venus avec leurs enfants, et même leurs petits-enfants. Elle ne fait pas attention à la procédure : passage aux détecteurs de métaux, fouille par un agent de sécurité. Elle ne sait pas pourquoi mais elle regarde l’homme qui s’assure qu’elle ne porte pas d’arme. Il est très grand.
Après le contrôle, Maria prend le temps de s’arrêter pour ranger sa veste dans son sac à dos. « J’ai jeté un coup d’œil à ma montre, il était 19 h 54. » Une minute ou deux plus tard, c’est le bruit sec. « Suivi d’une rafale de mitraillette, on ne peut pas se tromper. » Maria est d’une génération où les écoliers apprenaient à monter et démonter une kalachnikov. Les terroristes tirent sur tous ceux qui se trouvent aux points de contrôle. Comme celui qu’elle vient de passer. Ce qui lui reste dans la tête, c’est la musique. Pas celle qu’elle était venue écouter. Celle des gens qui courent, pris de panique, qui hurlent de tous côtés. Et elle qui court aussi vite qu’eux, avec cette pensée obsédante : « Je ne veux pas mourir. » Et en courant, elle appelle sa mère, « c’était sûrement la dernière chance de lui parler… »
Des couloirs, des locaux techniques, et nous courons, courons…
Son père la raisonne. « C’est certainement des drones, comme à Belgorod… » Belgorod, sous le feu ukrainien. Mais Belgorod est à 600 kilomètres au sud. Ici, on est à Moscou, capitale du tsar Poutine. Où les citoyens ont échangé leur liberté contre la promesse de la sécurité et de la fierté recouvrée. Pour la gloire de la Sainte Russie. Le hasard, ou le destin, a voulu que Maria prenne la direction de l’entresol, vers le vestiaire. « Nous nous sommes retrouvés avec une foule. Derrière, des portes étaient fermées. » Il y a sainte Geneviève sauvant les Parisiens des barbares… Elle, elle ignore le nom de la toute jeune fille, 20 ans environ, probablement une étudiante, qui leur montre le chemin. « Des couloirs, des locaux techniques, et nous courons, courons… »
Tiana Far, son pseudo sur les réseaux, est poète. Elle avait déjà pris sa place dans l’auditorium, sur les fauteuils d’orchestre. « Les lumières étaient allumées, les musiciens n’avaient pas encore fait leur entrée… Cinq minutes avant le début, on a entendu comme des applaudissements étouffés. Un effet spécial ? Mais quelqu’un a crié : « Ça tire ! Courez !!! » Le pire, c’est quand vous êtes soudain séparée de votre mari par la foule… Tous les gens se précipitaient. On ne pouvait plus passer. »
Nous étions des cibles. Je sentais le souffle de la mort juste derrière mon épaule…
On le voit dans de nombreuses vidéos, sur Internet. Un homme est assis sur un fauteuil roulant. Il s’appelle Maxim Verbenin : il lui est impossible de se faufiler dans cette cohue. Alors, près de sa petite amie, il reste planté au milieu de l’allée centrale. Le terroriste tire à bout portant. Maxim tombe sur sa petite amie assise à ses pieds. Et le terroriste s’acharne, continue à lui tirer dans le dos. Ces hommes n’auront aucune pitié.
Tiana et son mari comprennent que leur seule chance, c’est la scène. « Elle est à 1,5 mètre de hauteur. Mon mari, par un effort surhumain, m’y traîne. Je fais tomber mes jumelles, je ne sais pas pourquoi je tente de les ramasser. Mon cerveau s’accroche à des détails stupides. » Elle compte au moins trois terroristes qui « tirent sur tout ce qui bouge ». L’incendie a commencé. Une fumée bleue envahit la salle. « Et nous étions des cibles. Je sentais le souffle de la mort juste derrière mon épaule… Et ce n’est pas une image. »
Heureusement, il y a le lourd rideau rouge, toujours baissé. Tiana, son mari, tous ceux qui ont réussi à monter, vont se glisser dessous. Ils débarquent dans les coulisses désertes, d’où les musiciens et le personnel ont été évacués. Et toujours ils courent, sans sentir s’ils sont épuisés. « Sans savoir si nous allions parvenir à nous échapper. S’ils nous attendaient avec des mitraillettes aux sorties. Nous avons cherché des fenêtres, des cagibis, des bureaux, des toilettes… »
Liudmila avait une place au balcon. C’est une retraitée originaire de Sibérie. Elle se jette sous les sièges. Et c’est de là qu’elle fait la seule chose qui lui importe : envoyer des messages vocaux à ses enfants. Jamais elle n’aurait cru se réjouir qu’ils fussent en retard ! « Je leur criais de ne pas venir ! » Ces enregistrements, ils les réécoutent. Pétrifiés, abasourdis. « En arrière-fond, on entend les rafales… »
Les rafales dans mon dos, j’étais poussée par une peur animale, un instinct : revoir mes enfants
Liudmila, sur le sol, voit passer les pieds des gens qui fuient. « C’était comme dans un film. Et je serais restée couchée comme ça, terrifiée, si je ne m’étais pas souvenue de l’attentat de la Doubrovka. Les terroristes avaient parcouru les rangées et tué tous ceux qui étaient blessés ou qui se cachaient. C’est ce qui m’a fait me lever et courir. » En réalité, Liudmila ne connaît que la version officielle de la prise d’otages du théâtre, en 2002, 130 otages ont été tués. Six par les terroristes tchétchènes, les 124 autres par les gaz que les forces spéciales ont fait souffler dans le système d’aération, refusant de distribuer le contrepoison pour ne pas se priver d’une arme redoutable.
« Les rafales dans mon dos, j’étais poussée par une peur animale, un instinct : revoir mes enfants. » Liudmila s’est retrouvée au premier étage, un homme criait : « Ne descendez pas, il y a du sang, du sang et des cadavres. » L’un conseillait de se cacher dans les toilettes. Des dizaines de personnes y ont été asphyxiées par la fumée. Liudmila aperçoit un agent de sécurité qui rassemble des gens. « Je travaille au Crocus depuis treize ans, je connais tous les chemins », lance-t-il.
Ils ont tiré sur la foule par derrière, racontera l’homme. J’avais un ami à côté de moi, il a été fauché par une rafale
Posté à l’entrée du bâtiment, il avait commencé à évacuer les personnes à proximité. « Je me souviens vaguement de ce qu’il nous disait, poursuit Liudmila. Nous marchions derrière lui et suivions ses ordres. » « Ils ont tiré sur la foule par derrière, racontera l’homme. J’avais un ami à côté de moi, il a été fauché par une rafale. »
Ce soir-là, au Crocus, il y avait aussi un festival de danse pour enfants. Boris y travaillait comme photographe. Les Russes aiment les photos des petites filles, avec leurs beaux costumes et de jolis nœuds dans les cheveux. « Quand j’ai entendu des coups de feu et quelque chose qui ressemblait à une explosion, j’ai couru pour voir, se souvient Boris. Au rez-de-chaussée, le verre brisé, des morts, l’horreur. »
Tout était parsemé de verre, des cadavres jonchaient le sol. Deux hommes portaient un blessé
Pas un son. Boris parle d’un silence sépulcral. Jusqu’au cri qui soudain retentit. On ne distingue pas les mots. La caméra tressaille, tourne brusquement, les baskets de Boris tremblent dans le cadre. « Putain de merde, ils courent là-dedans ! Je les ai vus, ils couraient vers moi. J’en ai vu trois, je crois. Et sur l’un d’eux, clairement une mitraillette. J’ai pensé tomber, faire le mort. Il n’y avait pas d’autre moyen pour rester en vie. » Mais il réussit à sortir. Et il a un étrange réflexe : revenir vers l’entrée principale : « Tout était parsemé de verre, des cadavres jonchaient le sol. Deux hommes portaient un blessé. Je suis allé plus loin… Je ne sais pas combien il y avait de corps, je ne sais pas, je suis encore sous le choc. J’ai tout filmé avec mon téléphone. »
Maria et son petit ami se sont retrouvés dans la rue. Ils n’ont pas regardé les corps allongés sur le bitume comme désarticulés, l’un coincé dans l’embrasure d’une porte. D’autres, dans le verre pilé. Personne ne les a arrêtés, fouillés. Dans le froid, ils couraient en bras de chemise. Prendre le bus était effrayant, descendre dans le métro était terrifiant. On choisissait un chemin comme on choisit entre la vie et la mort. Maria et son ami ont couru jusqu’au MKAD, le périphérique, espérant y attraper un taxi. « Personne ne va chercher un taxi sur le MKAD ! Nous étions fous. Nous avons escaladé des barrières, des amas de neige sale. Je ne sais pas combien de temps nous avons crié et fait des signes. Enfin, une voiture s’est arrêtée. Le chauffeur sortait lui aussi du Crocus, il était dans l’auditorium.
« J’ai couru parmi les cadavres », m’a-t-il dit. Il en avait compté au moins 20. Et nous, nous aurions dû y être aussi. Si nous avions eu le temps de nous installer, quelles auraient été nos chances ? » Ce soir-là, au moins 429 personnes ont été touchées par les balles, ou écrasées, ou asphyxiées. Parmi elles, on comptait trois jours après, 144 morts.
Tiana n’en finit pas de répéter : « À 19 h 55, nous étions assis, à 20 h 18, nous regardions la fumée noire… » Vingt-trois minutes pour passer d’une soirée de fête à une soirée de mort. « Lorsque j’ai visionné les vidéos, j’ai reconnu le cadavre de l’homme grand. L’agent de sécurité. Il était décédé quelques minutes après notre rencontre. » Sur sa page VKontakte (le Facebook russe), où elle publie ses poèmes, Tiana Far poste désormais des annonces de recherches.
La jeune fille sur laquelle s’est effondré son ami handicapé est vivante. Le corps a fait bouclier.
Sur une vidéo de son évacuation, Liudmila a reconnu l’agent de sécurité qui a sauvé plus d’une centaine de personnes. Il s’appelle Alexeï Ossanouchkov. Un nom qu’elle n’en finit pas de bénir.
Certains noms ont été changés.