Quand on lui demande ce qu’elle a ressenti lorsqu’elle a caché chez elle l’informaticien le plus célèbre du monde, Vanessa Mae Rodel pouffe de rire : « J’étais si contente d’avoir un Américain à la maison ! » Au milieu de sa chambre décorée de rose et de figurines Hello Kitty, cette femme de 49 ans a l’allure d’une adolescente, malgré son visage marqué par les épreuves.

Un soir de juin 2013, on sonne à sa porte. Lorsqu’elle ouvre, elle reconnaît son avocat, accompagné d’un confrère, et un inconnu à casquette. « Il avait l’air très inquiet, il n’avait avec lui qu’un sac en plastique contenant quelques vêtements et son ordinateur. » A l’époque, Vanessa habite, dans le centre de la ville, un studio insalubre situé dans un immeuble occupé par des prostituées venues des Philippines, dont elle est aussi originaire. Elle-même sans-papiers sur le territoire, habituée aux situations clandestines, elle ne pose aucune question. « Ils ne m’ont pas expliqué grand-chose, se souvient-elle, simplement que cet homme avait besoin d’aide. Alors je l’ai caché. » Elle cède son lit à l’inconnu et va dormir avec sa fille de 1 an sur le sol de la cuisine-salle de bains. L’homme passe la nuit devant son ordinateur, il est très agité, il « parle tout seul ». Il n’y a pas Internet chez Vanessa, mais l’inconnu s’est procuré un accès mobile.

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L’homme le plus recherché du monde est dans ma chambre

Ce n’est que le lendemain, lorsqu’il lui demande d’aller acheter pour lui « des gâteaux et un journal », qu’elle se rend compte que le visage de son hôte s’étale en première page de tous les quotidiens. « J’ai eu la sensation que mon cœur avait été mis sur “pause”, puis je me suis dit : “Oh, mon Dieu, l’homme le plus recherché du monde est dans ma chambre.” » Elle en rit encore, de ce tour joué à l’Etat le plus puissant de la planète.

Au moment où il arrive chez Vanessa, Edward Snowden est l’ennemi public numéro un. A 29 ans, cet employé de Booz Allen Hamilton – société administratrice des réseaux informatiques de l’Agence
nationale de sécurité des Etats-Unis – vient de dérober près de deux cent mille documents secrets qui démontrent l’existence d’une surveillance systématique des populations américaine et mondiale, ainsi que la mise sur écoute de certains chefs d’Etat étrangers.

Des documents qu’il a transmis à quelques journalistes triés sur le volet, auxquels il a demandé de le rejoindre à Hong Kong. Le premier scoop, publié en même temps dans The Washington Post et dans le journal britannique The Guardian, le 6 juin 2013, révèle qu’une ordonnance secrète du tribunal a contraint le géant des télécommunications Verizon à communiquer les données des appels téléphoniques de millions de citoyens américains. Le lendemain, le même journal révèle que le programme gouvernemental de surveillance électronique Prism dispose d’un accès direct aux données de neuf géants de la communication, dont Google, Facebook, Apple et Microsoft, partout dans le monde. Le 9 juin, Edward apparaît, très calme, dans une interview où il révèle son identité et les motifs de son acte. Le président américain d’alors, Barack Obama, a beau tenter de minimiser l’affaire, le mal est fait : l’indignation est mondiale.

"Tu peux dormir tranquille"

Les services secrets des Etats-Unis sont prêts à tout pour mettre la main sur le « traître ». Snowden contacte d’urgence un avocat à Hong Kong. Spécialiste des questions d’immigration et de droits de l’homme, le Canadien Robert Tibbo s’est fait un nom et un réseau sur le territoire, dans la communauté des clandestins, dont beaucoup lui doivent la liberté. Il retrouve Snowden, de nuit, à l’hôtel Mira, où il s’est barricadé, et décide de le cacher là où « personne n’aurait jamais l’idée de venir le chercher », chez des immigrés clandestins.

Je voulais qu’il soit invisible

« Je me suis dit que nul n’imaginerait qu’il pourrait être en plein centre-ville, au milieu des plus pauvres, des plus vulnérables, des invisibles de la société hongkongaise. Je voulais qu’il soit invisible. »

Pour des raisons de sécurité, Snowden change régulièrement de famille d’accueil. Il passe aussi près d’une semaine chez des ressortissants du Sri Lanka : Nadeeka et son compagnon, Supun, ainsi que leur espiègle fillette, Sethumdi, alors âgée d’à peine 2 ans. Pendant que sur l’unique matelas de la pièce l’homme que le Sénat des Etats-Unis appelle déjà « le plus grand espion de tous les temps » s’affaire sur son ordinateur ultra-sécurisé, il est constamment interrompu par la petite Sethumdi, qui fait beaucoup de bruit et veut jouer avec lui : il passe ses journées avec des bouchons auditifs enfoncés dans les oreilles. Malgré la vétusté des lieux, au contact de cette famille il retrouve un peu de sérénité. « Je lui ai dit : “Tu peux dormir tranquille, raconte Supun. Si quelqu’un te veut du mal, il devra d’abord nous passer sur le corps.” Il a compris que même si on était des gens simples, c’était notre honneur de le protéger. » Nadeeka confirme avec une immense fierté : « Je crois qu’il a bien dormi chez nous. »

Confiné vingt-quatre heures sur vingt-quatre, Snowden se lie d’amitié avec ses protecteurs, leur enseignant au passage comment sécuriser leur intimité en retirant les batteries de leurs téléphones mobiles et en débranchant l’ordinateur ; des gestes qu’ils ont conservés jusqu’à aujourd’hui, tout comme Robert Tibbo. En partant, il leur laisse deux cents dollars (environ 180 €) sous un oreiller. « C’était comme un million de dollars pour nous, dit Nadeeka. J’ai acheté des boucles d’oreilles à ma fille, comme ça on aura toujours un souvenir d’Edward. »

C’est aussi leur capacité à protéger un homme dans un moment de vulnérabilité extrême qui a conduit maître Tibbo à sélectionner ces familles afin de cacher son client. « Ce sont des gens qui ont traversé de terribles épreuves, qui savent ce que c’est d’être traqué, que votre vie entière dépende du silence de quelqu’un. J’avais totalement confiance en eux. »

Exclue de son école

Un autre critère important était l’âge des enfants, qui devaient être « trop jeunes pour parler ». Finalement, dans des circonstances encore obscures aujourd’hui, le 23 juin, Edward Snowden s’envole pour Moscou, où il recevra l’asile politique. Vanessa, Nadeeka et sa famille garderont un silence absolu pendant plus de trois ans. Jusqu’à ce que le fi lm d’Oliver Stone, sorti en septembre 2016, révèle leur rôle au grand public. Une brève séquence du biopic Snowden montre le fugitif arrivant dans les quartiers surpeuplés du territoire et tombant de sommeil chez une famille de clandestins alors qu’une enfant joue avec ses lunettes : un clin d’oeil à la petite Sethumdi.

La façon dont Hong Kong traite ses réfugiés est dégradante

Depuis, les représailles ne se sont pas fait attendre. La condition des douze mille réfugiés demandeurs d’asile à Hong Kong est déjà difficile en temps ordinaire : en attente de leur régularisation, ils n’ont pas la possibilité de travailler et dépendent du gouvernement pour tout – logement, nourriture, électricité… On leur distribue des cartes de rationnement qui ne suffisent pas à couvrir les besoins d’une famille. « La façon dont Hong Kong traite ses réfugiés est dégradante, estime Robert Tibbo, et ne respecte pas les conventions internationales. » Sans ressources et dans l’interdiction de travailler, ils sont souvent entraînés vers l’illégalité ou la délinquance, ce qui permet ensuite leur arrestation et leur expulsion.

Dès la divulgation dans la presse du rôle qu’ils ont joué dans l’affaire Snowden, des hordes de policiers de l’immigration viennent frapper à la porte de Vanessa et Nadeeka. « Ils m’ont posé plein de questions sur Edward, je leur ai dit de s’adresser à mon avocat », raconte Vanessa. Devant son refus de répondre, toutes ses prestations sociales seront coupées, pour elle et pour sa fille de 5 ans, Keana. Nadeeka et Supun connaissent une situation similaire ; leurs aides ont été fortement diminuées. Entre-temps, ils ont eu un petit garçon, Dinath, aujourd’hui âgé de 10 mois, et le loyer pour le minuscule deux-pièces sans fenêtre qu’ils occupent à quatre est de six cents euros par mois : Hong Kong est aussi chère que Paris ou Londres.

Sur les murs, Supun a peint des arbres, afin que ses enfants se sentent « près de la nature ». Sethumdi, qui a maintenant 6 ans, a été exclue de son école parce que le gouvernement a cessé de payer
ses frais de scolarité. « Quand elle voit les écoliers en uniforme partir le matin, raconte Nadeeka, elle demande quand elle pourra y retourner elle aussi. » Née apatride sur le territoire hongkongais, elle est déscolarisée depuis le mois de novembre. Edward – tous l’appellent par son prénom, comme s’il était un membre de leur famille – ne les a pas oubliés. Par l’intermédiaire de ses avocats, il a organisé plusieurs collectes en faveur de ces familles qui ont déjà permis de rassembler plus de cent mille dollars (plus de 88 000 €). L’acteur Joseph Gordon-Levitt, qui joue le rôle-titre dans Snowden, a fait d’importantes donations personnelles. L’argent a servi à compenser l’absence d’aides sociales et à améliorer le quotidien. Vanessa a déménagé dans un appartement plus grand, loin du centre ville.

Tous peuvent désormais s’offrir de la nourriture en quantité suffisante, des couches, des vêtements. Mais si les difficultés économiques ont été adoucies, ces familles ne sont pas en sécurité pour autant. Deux hommes, qui se sont présentés comme des policiers sri-lankais, ont interrogé d’autres migrants du quartier à leur sujet. Nadeeka pense être souvent suivie dans la rue. Leur renvoi au Sri Lanka paraît imminent.

L'asile au Canada

Là-bas, Nadeeka a été sexuellement abusée par un homme en qui elle avait confiance et dont elle pensait qu’il allait l’épouser. Elle s’est enfuie lorsque la situation est devenue intenable, qu’il la faisait chanter avec une vidéo afin d’obtenir des faveurs sexuelles. Il était marié, sa femme allait avoir un enfant. Aujourd’hui, rentrer au Sri Lanka avec deux enfants sans être mariée la condamnerait à une stigmatisation sociale extrême. Idem pour Vanessa, qui vient de Luçon, au nord des Philippines. Violée par un chef militaire, elle a laissé derrière elle un fils dont elle n’a aucune nouvelle.

En arrivant, elle a dû travailler, à l’instar de beaucoup de ses compatriotes, comme domestique chez de riches Hongkongais qui la sollicitaient vingt-quatre heures sur vingtquatre. Lorsqu’elle a perdu ce travail, qu’elle qualifie d’« esclavage », la police l’a arrêtée. C’est Robert Tibbo qui l’a aidée à sortir de prison. L’avocat déploie des trésors de pugnacité afin d’obtenir leur régularisation. Il affirme que leurs chances de pouvoir mener une existence décente dans leurs pays d’origine sont nulles : à ce titre et pour des raisons humanitaires, Hong Kong devrait leur accorder un permis de séjour. L’argumentaire de Tibbo a peu de chance de convaincre les juges : le taux d’acceptation des demandes de régularisation est, selon un agent des services de l’immigration, de 0,7 %.

Devant la détérioration de leur situation, ces familles ont fait le choix de demander l’asile au Canada. « J’espère que le Premier ministre, Justin Trudeau, pourra ouvrir son cœur et autoriser notre séjour au Canada », a déclaré Vanessa à la presse. Une réponse devrait être donnée dans quelques mois. Ils espèrent qu’ils ne seront pas expulsés d’ici là. Edward Snowden, lui, demeure en exil en Russie. Accusé d’espionnage par le gouvernement américain, il risque jusqu’à trente ans de prison. Il n’a pas oublié ses anges gardiens : « Ils auraient pu me trahir, dit-il au quotidien canadien National Post. Vu leur situation, j’aurais compris. Sans leur compassion, mon histoire aurait pu tourner complètement différemment. Ils m’ont appris que, qui que vous soyez, quoi que vous possédiez, parfois un peu de courage peut changer le cours de l’histoire. »