Les technologies de l'information et de la télécommunication (TIC) touchent pratiquement tous les aspects de notre vie. Il y a une décennie, sur certaines parties de la planète, leur accès était considéré comme un luxe. Aujourd'hui, il est largement reconnu que pour stimuler les progrès, en particulier, les objectifs de développement durable (ODD), il est nécessaire qu'elles soient accessibles à tous et à un coût abordable.  

L'essor de cette numérisation donne naturellement lieu à diverses hypothèses et théories, à des espoirs et même à des frustrations. Les réussites et les échecs des transformations induites par les TIC ont montré que les technologies elles-mêmes ne sont ni positives, ni négatives, ni nécessairement neutres. Les nouvelles technologies montrent plutôt que l'autonomisation politique, civique, économique et sociale sont les éléments de base des objectifs mondiaux et des objectifs des espoirs de prospérité au niveau local. 

Les TIC évoluent à une vitesse vertigineuse, mais l'accès à Internet, en particulier par le biais de la toile, est essentiel pour exploiter le potentiel des nouvelles technologies. Les ODD ont reconnu, à juste titre, le rôle vital qu'elles peuvent jouer dans leur réalisation. La cible C de l'ODD 9, notamment, met l'accent sur l'accès universel aux TIC, en particulier pour les pays les moins avancés, d'ici à 2020, c'est-à-dire très prochainement. La moitié de la population devrait avoir accès à Internet en 2019 (initialement en 2017)1. Sur les quelque 3,9 milliards de personnes qui ne sont pas connectées, une majorité écrasante réside dans les pays du Sud et 2 milliards sont des femmes. Neuf jeunes sur dix qui n'ont pas accès à Internet vivent en Afrique ou en Asie-Pacifique2

Selon l'Alliance pour un Internet à la portée de tous, au rythme actuel des progrès réalisés vers la cible C de l'ODD 9, seulement 16  % des pays les plus pauvres dans le monde et 53 % des pays seront connectés d'ici à 20203. Elle note aussi que ce retard « compromet le développement mondial, contribuant à des occasions de croissance économique perdues et privant l'accès de centaines de millions de personnes à l'éducation, à des services de santé en ligne et à la représentation politique, et bien plus encore4 ». 

Les téléphones portables sont largement considérés comme le point d'entrée dans l'économie numérique et « l'une des technologies dont la portée est la plus grande de l'histoire… Si la connectivité mobile se diffuse rapidement, sa diffusion est inégale », note la GSMA, une association représentant les intérêts des opérateurs mobiles dans le monde entier5. Les disparités dans l'accès à la téléphonie mobile et dans son utilisation reflètent les inégalités entre les régions urbaines et rurales, les sexes et les régions géographiques.  

Pour illustrer ce fait, la GSMA note que « dans les zones rurales, le déploiement et l'exploitation des infrastructures mobiles peut coûter deux fois plus cher que dans les zones urbaines, avec des possibilités de revenus dix fois inférieures6 ». Cela découragerait les fournisseurs de services de télécommunications à donner la priorité à ces zones, qui manquent également d'autres infrastructures et enregistrent un retard dans leur développement.  

Dans sa dernière évaluation du fossé numérique entre les sexes, la GSMA a constaté que « les femmes des pays à faible revenu et à revenu intermédiaire sont, en moyenne, dix fois moins susceptibles de posséder un téléphone mobile que les hommes, ce qui représente quelque 184 millions de femmes en moins que les hommes à en posséder un. Même parmi les femmes qui en possèdent un, il existe un écart important concernant son utilisation, en particulier pour les services de transformation, comme l'accès à Internet. Plus de 1,2 milliard de femmes vivant dans les pays à faible revenu ou à revenu intermédiaire n'ont pas accès à Internet. Elles sont, en moyenne, 26 % susceptibles de moins utiliser cette technologie que les hommes. Même parmi les utilisateurs de téléphones portables, les femmes sont 18  % moins susceptibles d'utiliser cette technologie que les hommes7. » Selon des études menées par la World Wide Web Foundation, dans les communautés pauvres de neuf villes d'Afrique, d'Asie du Sud-Est et d'Amérique latine, presque toutes les femmes et tous les hommes possèdent un téléphone portable8. Mais, lorsque l'on tient compte du revenu, du niveau d'études et de l'âge, les femmes sont près de 50 % à être moins susceptibles que les hommes à avoir accès à Internet dans ces mêmes communautés, seulement 37 % des femmes interrogées ayant déclaré y avoir accès. Une fois connectées, les femmes sont entre 30 et 50 fois moins susceptibles que les hommes d'utiliser Internet pour augmenter leur revenu ou participer à la vie publique9

La situation géographique d'un pays a une influence sur le coût de connexion. Dans les pays sans littoral et les nations insulaires, les coûts sont généralement plus élevés. Les petits pays (à faible population ou à petite superficie) « ont le moins de possibilités de réaliser des économies d'échelle », tandis que « les coûts encourus par l'industrie pour la fourniture de services Internet montrent que le coût de la fourniture de données mobiles à large bande à un abonné pendant un an, dans un pays insulaire comme les Philippines, est presque cinq fois plus élevé que celui d'un pays côtier comme le Nigéria10 ». 

Les études menées ont également indiqué que le coût des appareils et celui de la connexion à Internet sont l'obstacle majeur à la connexion11. Malheureusement, les mesures recommandées par différents acteurs n'ont pas donné l'impulsion politique suffisante pour éliminer cet obstacle. Le prix des appareils mobiles est souvent trop élevé pour de nombreuses communautés à faible revenu, même si l'on observe une diminution des coûts et une augmentation de l'adoption des smartphones. De plus, ces communautés consacrent une part beaucoup plus élevée de leur revenu à la connexion haut débit de base que ceux dont le revenu se situe dans la moyenne nationale12.  

D'autres facteurs jouent également dans le fait que de nombreuses personnes, et particulièrement les femmes, n'ont pas accès à Internet. Selon des études menées par Women's Right Online (2015), de nombreuses femmes des communautés urbaines pauvres n'ayant pas accès à Internet ont déclaré le fait de « ne pas savoir comment » utiliser Internet comme un obstacle13. Les études effectuées par la GSMA ont aussi montré que le manque de connaissances numériques (non seulement savoir utiliser un téléphone portable et accéder à Internet à partir d'un appareil mobile) et le manque de compétences (difficultés en lecture et en écriture) étaient plus souvent considérés comme un obstacle par les femmes que par les hommes14

Le manque de temps et de pertinence des contenus (existence limitée des contenus en ligne dans les langues locales) a également été cité comme des obstacles empêchant en particulier les femmes de se connecter et de rester connectées15. Les espaces en ligne, en particulier les médias sociaux, qui sont des moteurs importants de l'utilisation d'Internet en Afrique, en Asie et en Amérique latine16, sont de moins en moins sûrs. Non seulement cela incite les utilisateurs à ne pas se connecter, mais entraîne une érosion de leur confiance dans Internet et les nouvelles technologies. Alors qu'elles promettaient d'être des « espaces publics » offrant des opportunités et des idées, les plates-formes des médias sociaux sont des espaces de plus en plus toxiques, peu sûrs, desquels beaucoup commencent à se détourner. Encore une fois, les femmes paient le plus lourd tribut. 

Pour réaliser les ODD et faire en sorte que les technologies participent à cet effort, des mesures radicales sont nécessaires. Le fossé numérique est une manifestation des inégalités profondes qui existent dans nos sociétés et de l'échec des politiques. Au niveau mondial, les mesures visant à élaborer les politiques nécessaires pour relever les défis mentionnés ci-dessus et les mettre en œuvre sont insuffisantes.  

Alors que le discours sur la quatrième révolution industrielle et l'impact des nouvelles technologies suscite un intérêt croissant pour les politiques, l'innovation et l'investissement, le fossé numérique risque de se creuser. Si la moitié de la population mondiale n'a toujours pas accès à ce que l'on peut appeler les « technologies clés », comme mentionné ci-dessus, comment peut-elle bénéficier des nouvelles technologies ? Il est impératif que les débats concernant l'accès universel, à un coût abordable à Internet et aux appareils, restent au cœur des activités, même si l'attention est centrée sur les nouvelles technologies comme l'intelligence artificielle (IA), l'Internet des objets, la robotique et la chaîne de blocs.  

Permettant de créer de nouvelles technologies et d'améliorer celles qui existent, l'innovation est un élément positif qui contribue à la réalisation des objectifs mondiaux. Les espaces créés pour favoriser l'innovation et la développer doivent faire l'objet de la même vigueur politique, en particulier dans le domaine de l'application. 

Il est urgent d'évaluer les idées qui alimentent le discours sur l'innovation. Le solutionnisme technologique, la croyance populaire selon laquelle chaque problème a une solution fondée sur la technologie, doit faire l'objet d'un examen plus approfondi. Le fait que les femmes, les groupes minoritaires et les pays du Sud n'influent quasiment pas sur l'innovation technologique censée traiter les problèmes auxquels ils sont confrontés devrait faire réfléchir. Nous devons adopter des approches plus nuancées afin de corréler l'innovation à l'utilisation des nouvelles technologies, notamment en donnant aux personnes les moyens d'être à la fois des créateurs et des bénéficiaires.  

Les nouvelles technologies ne résoudront pas les problèmes auxquels nous sommes déjà confrontés. Par exemple, le déploiement de l'IA et la priorité donnée à celle-ci – par les plates-formes des médias sociaux dans la modération des contenus17 – au lieu de recourir à des modérateurs humains – engendrent déjà des violations des droits de l'homme18. Dans leur conception, de nombreuses technologies véhiculent déjà des préjugés qu'il est pratiquement impossible de prendre en compte, et elles sont pourtant présentées comme des solutions à ces défis. 

Alors que nous avons besoin d'idées innovantes pour réaliser les objectifs mondiaux, il faut rappeler dans les débats le rôle essentiel des politiques dans l'utilisation des technologies. Elles ne peuvent pas remplacer l'absence de volonté politique dans la lutte contre la pauvreté ni prévenir les normes sociales discriminatoires. Les politiques sont aussi importantes que l'innovation, car les environnements favorables assureront la réussite des efforts dans la réalisation des objectifs mondiaux, y compris ceux liés à la technologie. Une mise en œuvre efficace des politiques permet d'identifier les mécanismes d'investissement utilisés par les États et les acteurs privés pour réaliser les objectifs politiques. Cela s'applique aux politiques concernant les technologies comme à celles concernant le développement social et économique équitable. Il n'y a pas de solutions toutes faites en matière de réforme politique. Les défis doivent être pris en compte selon le contexte afin d'impulser un développement inclusif et durable par le biais des technologies nouvelles et existantes.  

On pouvait espérer que les TIC auraient permis de réduire un certain nombre de défis, mais ces réalités rappellent que les technologies, en soi, ne peuvent pas résoudre les inégalités ni les problèmes précédents, même si nous l'espérions. En outre, dans leur développement et leur déploiement, les TIC peuvent aussi créer de nouvelles disparités. Le fossé numérique actuel est aussi, en grande partie, un écart entre les sexes et les revenus, ce qui en fait un défi en matière de développement plutôt que juste un défi technique.  

Dans la concrétisation de la Stratégie du Secrétaire général des Nations Unies en matière de nouvelles technologies, certaines considérations guideront, je l'espère, sa mise en œuvre. L'un des mesures importantes est la création du Groupe de haut niveau sur la coopération numérique, dont je fais partie. Dans notre travail, nous examinerons de manière détaillée l'interaction entre les valeurs et les principes, les méthodes et les modalités, ainsi que les domaines d'action qui mettent en valeur ce qui marche. Nous réfléchirons aussi à ce qui n'a pas marché et déterminerons ce qu'il faut faire pour optimiser le potentiel des technologies tout en atténuant les risques et les torts causés.  

Je suis convaincue que nous possédons de nombreuses pièces maîtresses – des ODD aux innovations en passant par les recommandations politiques – pour ne laisser personne de côté dans cette ère numérique. Ce qu'il nous faut, c'est une motivation (politique) humaine pour promouvoir le mantra des ODD aux niveaux local, régional et mondial. Comment libérer ce potentiel reste le plus grand défi techno-politique.