Interview de M. Édouard Balladur, Premier ministre, dans "Le Quotidien du médecin" du 15 décembre 1994, sur la maîtrise des dépenses de l'assurance maladie et le déficit de la sécurité sociale.

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Le Quotidien : Le gouvernement estime possible de rétablir l’équilibre des comptes de la Sécurité sociale en 1997, notamment en limitant à 1,9 % la croissance des dépenses de l’assurance-maladie en 1997.

Que répondez-vous à ceux qui affirment que cet objectif est hors d’atteinte et à ceux qui, au sein même de la majorité, vous accusent d’opter pour une maîtrise comptable des dépenses de santé ?

Édouard Balladur : Le rapport présenté par Mme Simone Veil au Parlement explore différents scénarios. Ceux-ci apportent un éclairage indispensable au débat sur la protection sociale. Ils font apparaître que, pour la progression des dépenses, la référence à la tendance antérieure de celle-ci ou à la croissance du produit intérieur brut ne permet pas, à elle seule, d’assurer l’équilibre des comptes de l’assurance-maladie. Ils permettent en outre de préciser la condition à laquelle cet équilibre pourrait être retrouvé, sans prélèvements supplémentaires, à l’horizon de 1997. Pour cela, il serait nécessaire que les dépenses d’assurance-maladie progressent, entre 1995 et 1997, à un rythme sensiblement équivalent à celui de l’inflation. Je souligne qu’il ne s’agit pas d’une norme et encore moins d’une maîtrise comptable des dépenses de santé. Le gouvernement est fermement attaché à la maîtrise médicalisée dans laquelle il s’est engagé. L’objectif est bien plutôt de tracer les perspectives d’évolution des régimes de base de Sécurité sociale au cours des prochaines années. Le rapport, qui ne tranche pas en faveur de tel ou tel scénario, pose ainsi les termes du débat sur la protection sociale.

Une conclusion simple s’impose à la lecture du rapport : on ne peut affirmer à la fois que les dépenses d’assurance-maladie pourraient croître à un rythme sensiblement supérieur à l’inflation au cours des prochaines années, que les prélèvements sociaux devraient parallèlement diminuer et que l’équilibre des comptes pourrait néanmoins être assuré. Le débat au Parlement a montré que cette conclusion était largement partagée et qu’il existe une majorité pour écarter une hausse continue des prélèvements destinée à financer la progression des dépenses. Qui pouvait en douter ? Si les parlementaires ont souhaité un débat annuel sur la protection sociale, s’ils ont voté les dispositions de la loi sur la Sécurité sociale qui organisent ce débat, c’est bien parce qu’ils s’inquiétaient de la dérive incontrôlée de dépenses financées par des prélèvements obligatoires.

J’en tire la conclusion qu’il n’est pas impossible de retrouver l’équilibre du régime général à l’horizon de 1997 sans remise en cause des acquis sociaux ni hausse des prélèvements. Cela suppose d’entretenir l’esprit de réforme et d’approfondir l’effort entrepris par le gouvernement et tout particulièrement par Mme Veil. Nous devons, notamment, nous fixer des objectifs ambitieux de protection sociale et de santé publique à l’horizon de l’an 2000 et procéder, année après année, à une évaluation de leur mise en œuvre. Permettez-moi de souligner que les bons résultats que nous observons n’auraient pu être obtenus sans le sens élevé des responsabilités dont les partenaires sociaux et les professions de santé ont fait preuve. Il est vrai qu’il y allait de se la sauvegarde de notre système de protection sociale et de notre système de santé. Je suis persuadé que tous les partenaires du système de soins auront à cœur de continuer à participer à l’effort de réforme au cours des prochaines années.

Le Quotidien : Pensez-vous, compte tenu des déficits prévisionnels pour 1995, qu’il sera possible d’éviter, l’an prochain, une augmentation des prélèvements sociaux ?

Édouard Balladur : Je crois qu’il faudra tout mettre en œuvre pour éviter une hausse des prélèvements. Certes, le niveau du déficit du régime général de la Sécurité sociale se situe aux environs d’une cinquantaine de milliards de francs depuis 1993. Mais la situation a profondément changé depuis vingt mois.

En 1993, ce déficit intervenait après une hausse importante de la CSG, que j’aurais préféré éviter, mais qui était imposée par l’explosion des dépenses sociales. Je vous rappelle que les dépenses de Sécurité sociale progressaient alors à un rythme annuel de l’ordre de 6,5 %, soit deux points de plus que le taux de croissance de la richesse nationale sur moyenne période. Cette situation n’était pas supportable pour la collectivité. Elle conduisait notre système de protection sociale à la banqueroute. Il nous a donc fallu agir dans l’urgence. Nous avons ensuite repris le contrôle des dépenses, avec la réforme des retraites, qui a permis de sauvegarder notre système par répartition et avec la fixation d’objectifs rigoureux assignés aux dépenses de santé. Cette politique commence à porter ses fruits. Bien sûr, le déficit reste élevé, trop élevé, mais il est redevenu supportable, puisque la progression des dépenses est maintenue inférieure à la croissance de la richesse nationale. Il devrait donc se réduire progressivement. C’est là ce qui différencie la situation actuelle de celle que nous avons trouvée en avril 1993.

Le Quotidien : La plupart des experts et les membres de votre gouvernement estiment indispensable un élargissement de l’assiette du financement des prélèvements sociaux, qui ne peuvent plus reposer exclusivement sur les cotisations salariales. Pensez-vous pouvoir faire aboutir ce chantier avant la présidentielle ?

Édouard Balladur : L’assiette salariale du financement de la protection sociale est critiquée parce qu’elle alourdit le coût du travail et pèse sur l’emploi. Mais il ne faut pas perdre de vue que les prestations sociales ont, le plus souvent, le caractère d’un revenu différé. Il s’agit donc d’une question complexe. C’est pourquoi j’ai demandé au commissaire au Plan d’étudier cette question de façon approfondie. À l’issue de la consultation qu’il mène auprès des partenaires sociaux, il me remettra un rapport que j’étudierai avec attention. Cela dit, le gouvernement a, pour ce qui le concerne, apporté une réponse claire à la question que vous posez, puisque l’ensemble des décisions qu’il a prises ont eu pour but d’éviter que le financement de la protection sociale n’alourdisse le coût du travail. Il a tout d’abord élargi l’assiette du financement de la protection sociale en relevant de 1,3 point la contribution sociale généralisée et en affectant cette ressource au financement des dépenses de solidarité de l’assurance-vieillesse, ainsi qu’à la couverture de la dérive des dépenses observée entre 1988 et 1993.

Le gouvernement a ensuite diversifié le financement de la protection sociale en exonérant des cotisations familiales les bas salaires et en compensant, par le budget de l’État, le coût de cette mesure pour le régime général. Cette diversification portera sur près d’une vingtaine de milliards de francs en 1995 et une trentaine de milliards de francs à l’horizon de 1998. Surtout, le gouvernement s’est attaché à assurer la maîtrise des dépenses de protection sociale. L’assuré social est en droit d’exiger une gestion efficace de la solidarité nationale et le gouvernement est comptable de l’utilisation des sommes importantes que nos compatriotes acceptent d’y consacrer. Je voudrais vous rendre attentif au fait que l’accroissement continu des prélèvements pour financer des dépenses mal contrôlées constitue une menace d’autant plus grave pour la protection sociale que les besoins sociaux les plus légitimes seraient moins bien satisfaits. Il faut donc veiller à ce que les prestations sociales servent à couvrir aussi bien que possible les besoins de nos compatriotes. C’est cela l’esprit de la réforme sociale. En 1994, l’efficacité accrue de la gestion des prestations représente un gain pour la collectivité supérieure à une trentaine de milliards de francs pour ce qui concerne le seul régime général. Elle a permis, notamment, d’améliorer la satisfaction de besoins sociaux urgents, trop longtemps négligés. La famille et les banlieues ont constitué, à ce titre, les priorités de la politique de solidarité nationale conduite par le gouvernement.

Le Quotidien : Si la Sécurité sociale est de plus en plus financée par l’impôt et les taxes parafiscales, la gestion des caisses par les salariés et le patronat est-elle encore justifiée ? Le rôle de l’État n’est-il pas inexorablement appelé à se développer ?

Édouard Balladur : Le rôle de l’État en matière de protection sociale et dans la politique de santé est primordial. La préservation des intérêts particuliers des uns et des autres portes en germe les conflits sociaux, l’exclusion, l’inéquité et finalement le déclin de la nation, qui constitue l’un de nos biens les plus précieux, que nous soyons riches ou pauvres, malades ou bien portants. Il appartient donc à l’État de définir des objectifs clairs de solidarité nationale. Pour autant, l’État doit-il tout gérer, assumer toutes les responsabilités, grandes et petites ? Je ne le crois pas. Le bon fonctionnement de la société repose aussi sur les relations de confiance que les partenaires sociaux sont susceptibles d’entretenir entre eux. Cette question n’est pas seulement pratique, elle est aussi morale.

Je ne vois donc pas pourquoi la question des caisses par les partenaires sociaux ne serait plus justifiée. Bien au contraire, dans un monde de plus en plus complexe, où la discussion, la concertation, la négociation et l’échange ont une place croissante, je conçois mal que l’on puisse se passer de la gestion paritaire des caisses.

Pour ces raisons, le paritarisme est au cœur de la loi sur la Sécurité sociale votée en juillet dernier par le Parlement. Cette loi, qui retient le principe de la séparation des branches, accroît le rôle des partenaires sociaux dans la gestion des caisses. L’État doit se concentrer sur les tâches que nul autre que lui n’est en mesure d’assumer. Il doit réguler le système de protection sociale, lui fixer ses objectifs et les moyens dont ils disposent.

Mais il appartient aux caisses, c’est-à-dire aux partenaires sociaux, de gérer la protection sociale dans le cadre défini par l’État. Bien sûr, les syndicats de salariés et le patronat ont, en contrepartie, l’obligation d’exercer pleinement les responsabilités qui leur ont été confiées et qu’ils ont acceptées. C’est la base de la relation de confiance qui lie l’État aux partenaires sociaux dans notre système de protection sociale. Sans elle, je le répète, les résultats que nous avons obtenus depuis bientôt vingt mois ne l’auraient pas été.

Le Quotidien : L’année 1994 a été marquée par une décélération sensible des dépenses de santé, notamment en médecine de ville. Considérez-vous que ce résultat soit suffisant ou bien faudra-t-il adopter de nouvelles mesures pour rétablir l’équilibre de l’assurance-maladie, comme le suggèrent certaines ?

Édouard Balladur : À ce jour, les résultats de la politique conventionnelle de maîtrise médicalisée de la dépense d’assurance-maladie sont effectivement, satisfaisants. Cette politique contractuelle a permis d’infléchir la tendance constatée depuis plusieurs dizaines d’années et qui conduisait à une très forte croissance de la dépense.

Mais ces résultats, tous les chiffres le montrent, sont fragiles. Ils doivent être consolidés. Autrement dit, l’effort collectif doit être accentué. Je conserve l’espoir que le jeu de la responsabilité partagée entre les professionnels libéraux, les assurés, les caisses d’assurance-maladie et les pouvoirs publics permettra d’éviter, à l’avenir, des mesures trop contraignantes pour l’une ou l’autre des parties.

Le Quotidien : La France a choisi une voie originale, celle de la maîtrise médicalisée des dépenses de santé. L’Allemagne a adopté un système contraignant qui a permis de redresser les comptes de l’assurance-maladie, mais a lésé le corps médical et l’industrie pharmaceutique. Opteriez-vous pour un tel système en cas d’échec de la maîtrise médicalisée ?

Édouard Balladur : Je crois profondément aux chances d’un succès durable de la maîtrise médicalisée.

Cette méthode est la mieux adaptée aux spécificités françaises et la mieux à même de préserver les acquis auxquels nos compatriotes sont, à juste titre, attachés.

C’est pourquoi, je suis convaincu que, devant l’importance de l’enjeu, tous les acteurs de notre système de protection sociale resteront mobilisés pour assurer la réussite de cette solution « à la française » et éviter de devoir recourir à des mesures excessivement contraignantes, de la nature de celles qui ont été prises en Allemagne ou en Italie.

S’il est un domaine où je souhaite que notre pays bâtisse le « nouvel exemple français » que j’appelle de mes vœux, c’est bien celui de la protection sociale.

Le Quotidien : La majorité des généralistes semble jouer le jeu de la maîtrise des dépenses. Peuvent-ils espérer que le gouvernement tiendra compte de cet effort ?

Édouard Balladur : L’approche retenue par le gouvernement est à la fois celle de l’effort justement partagé et celle de l’intéressement aux résultats.

C’est selon ces critères que les résultats du succès collectif seront répartis, le moment venu, entre ceux qui y auront contribué, à supposer, bien sûr, que les efforts des uns et des autres ne se soient pas relâchés.

Le Quotidien : Le gouvernement souhaite que la restructuration du parc hospitalier se fasse dans la concertation. La recherche du consensus dans ce domaine ne va-t-elle pas retarder, de manière excessive la mise en œuvre des restructurations ?

Édouard Balladur : La détermination du gouvernement à mener à bien la restructuration hospitalière est totale.

En effet, il n’est pas envisageable d’exonérer de l’effort de maîtrise de la dépense des soins un secteur qui représente près de la moitié de celle celle-ci. L’adaptation des structures et du fonctionnement de l’hôpital est donc indispensable. Cet effort a d’ailleurs d’ores et déjà été mis en œuvre par Mme Simone Veil.

Je souhaite que cet effort soit poursuivi dans la concertation. Les procédures administrées et imposées d’en haut sont vouées à l’échec. Le temps passé à persuader et à convaincre n’est pas du temps perdu. C’est même le meilleur et probablement le seul moyen efficace dont dispose le gouvernement pour engager le système hospitalier dans la voie de la réforme.

Le Quotidien : A terme, la reconversion ou la fermeture des services hospitaliers ne risquent-elles pas de compromettre l’emploi dans ce secteur ?

Édouard Balladur : L’adaptation de l’emploi à la demande de soins et aux besoins de la population, qui évoluent de façon aussi profonde que rapide, est, à terme, inévitable. Là aussi, tout est affaire de méthode. Cependant, la demande de soins étant ce qu’elle est, l’on ne peut guère prévoir une baisse de l’emploi.

Je ne peux exclure que le rythme de la croissance de l’emploi hospitalier se ralentisse. L’essentiel est que cette évolution se traduise par une amélioration de la qualité des services rendus aux malades.

Le Quotidien : En France, nul ne peut imposer un dépistage du sida à quelqu’un qui y serait hostile. Vous engagez-vous à maintenir cette politique ?

Édouard Balladur : Il ne serait ni respectueux de la volonté de chacun, ni conforme au principe de responsabilité, d’imposer le dépistage obligatoire du virus du sida. Il s’agit, à mes yeux, d’une question de principe. J’ajoute qu’en termes d’efficacité, l’utilité d’un dépistage obligatoire n’a jamais été démontrée.

Je suis, en revanche, convaincu qu’il est nécessaire de développer et d’améliorer la politique d’information et de prévention, notamment auprès des jeunes.

Le Quotidien : La loi sur l’indemnisation des aléas thérapeutiques ne devrait pas pouvoir être adoptée lors de cette session. La France peut-elle encore différer davantage l’adoption d’une telle loi ?

Édouard Balladur : Il sera nécessaire de légiférer prochainement. Mais la nature des questions posées interdit de légiférer dans l’urgence. Nous sommes donc en train de dresser un bilan approfondi des conséquences des différentes options envisageables. C’est un travail long, que les gouvernements précédents n’avaient malheureusement pas jugé nécessaire d’entreprendre. Dès que les conclusions en seront disponibles, il sera possible de soumettre rapidement des propositions précises à l’examen du Parlement. C’est à mes yeux une priorité pour l’année 1995.