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Europe Russie : la guerre hors limites

Le 15 mars 2024, Donald Tusk, Premier ministre de Pologne, le président Emmanuel Macron et Olaf Scholz, chancelier d’Allemagne, réunis pour un nouveau sommet à Berlin. À d. : Lundi 18 mars à Moscou, le président Poutine<br />
fête sa victoire à son QG de campagne.
Le 15 mars 2024, Donald Tusk, Premier ministre de Pologne, le président Emmanuel Macron et Olaf Scholz, chancelier d’Allemagne, réunis pour un nouveau sommet à Berlin. À d. : Lundi 18 mars à Moscou, le président Poutine
fête sa victoire à son QG de campagne.
© dpa Picture-Alliance via AFP, SIPA / dpa Picture-Alliance via AFP, SIPA
Danièle Georget

Après sa réélection en forme de plébiscite, Poutine se sent plus fort que jamais. Et défie
les dirigeants européens dans un bras de fer à haut risque où les agressions verbales et informatiques comme les provocations aériennes ou navales s’accumulent.

Avec leur goût de la litote, les militaires ne parlent pas de « conflit » mais de « contestation » : les adversaires, qui ne s’appellent pas des ennemis, se testent. Une manière de s’affronter à laquelle quarante-cinq ans de guerre froide avaient habitué les Occidentaux et que l’invasion de l’Ukraine a brusquement réactivée. Mais la guerre hors limites, ce modèle théorisé par la Chine, a déjà commencé.

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En première ligne


« Attitude particulièrement agressive », c’étaient les mots du ministre français des Armées, Sébastien Lecornu, pour évoquer les menaces contre des avions français patrouillant en zone internationale, au-­dessus de la mer Noire. Xavier Tytelman, ancien membre d’équipage dans l’aviation navale, décrypte : « Quand un bombardier longe notre espace, qu’il représente une menace ou se tienne à une distance suffisante pour capter du renseignement, nos avions se mettent à sa hauteur et le “­raccompagnent”. »

Les anciens de la guerre froide se souviennent que les pilotes américains ne manquaient pas, dans ce genre de circonstances, de brandir devant leurs hublots un « Playboy » ou quelque partie de leur anatomie. Cette « bonhomie » n’est plus de mise. « À maintes reprises, des pilotes russes ont mis délibérément en danger des équipages occidentaux.

TOPSHOT - Preliminary voting results in the Russian presidential election are displayed on a screen at the Central Election Commission in Moscow on March 17, 2024. Vladimir Putin secured 88 percent of the first votes counted in Russia's presidential election, the head of Russia's election commission said on March 17, 2024. (Photo by STRINGER / AFP)
Score soviétique pour Poutine, selon les premières estimations de la présidentielle diffusées par la Commission électorale centrale russe, le 17 mars. C’est reparti pour six ans. © AFP

En 2023, un Sukhoi 27 a tiré un missile sur des ­Britanniques. Le hasard a voulu que le missile ne fonctionne pas. Des Russes passent à 2 mètres de nos cockpits. Un Awacs français en zone internationale a été directement menacé en janvier 2024, au point que nos avions non armés dédiés à la surveillance sont désormais accompagnés de chasseurs. Un Sukhoi russe, équipé d’un missile, a violé l’espace aérien suédois : rien n’annonçait que ce ­missile soit uniquement destiné à l’exercice.

La décision de tir est réservée au président. Sauf dans un cas : la légitime défense. Mais quelle sera la réaction si, par exemple, les Russes visent un bateau ou un avion civil ? Pour ne retenir que deux dates, les 15 et 16 mars, des dizaines d’avions de ligne ont déclaré avoir été victimes d’un brouillage de leur positionnement. »

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Décollage sur alerte et interception d'un avion russe  Il-20 Coot A par les Mirage 2000-5 de l'arméé française de la mission 
@NATO au large des côtes estonienne.
Police du ciel. Le 27 février, un Mirage 2000 français, mobilisé dans le cadre d’une mission de l’Otan, intercepte un avion de renseignement russe dans l’espace aérien estonien. @NATO au large des côtes estonienne. Etats-Major des Armées / France / © Etats-Major des Armées / France

En 2023, selon l’Otan, des avions de combat ont décollé à plus de 300 reprises pour intercepter des avions militaires russes s’approchant de ­l’espace aérien de l’Alliance, la plupart au-dessus de la mer Baltique. Même agressivité pour les navires et les sous-marins. Engagé au côté des Ukrainiens, convaincu que le langage de la force est le seul que comprenne le ­président ­Poutine, Xavier Tytelman plaide pour une « dissuasion conventionnelle » à reconstruire d’urgence. Elle interdirait toute velléité d’invasion par la Russie d’un pays de l’Union européenne, mais il pense qu’un déploiement de forces françaises non ­combattantes en Ukraine offrirait un grand avantage. Neuf pays n’excluent plus l’envoi de forces. Face à la frontière avec la Biélorussie, par exemple, une zone sans combat, elles permettraient de remplacer des dizaines de milliers de soldats ukrainiens, qui pourraient alors être redéployés sur le front.

Le déploiement des militaires français sur le flanc Est de l'Europe dans le cadre des missions de l'Otan. Depuis l'attaque de l'Ukraine par l'armée russe, l'organisation de protection des frontières a renforcé ses dispositifs militaires. Reportage avec les troupes françaises en Estonie et en Roumanie: ici, le 13 février 2023, dans l'immense camp militaire enneigné de CINCU au nord de Bucarest dans les Carpates roumaines qui accueille les militaires français de la mission Aigle, une section de combat du 152e Régiment d'Infanterie s'entraînant dans un village de combat, protégée par leurs véhicules blindés VBCI (véhicule blindé de combat d'infanterie). Surnommés
Un millier de soldats français au sein des forces de l’Otan en Roumanie sont déployés dans une zone à haut risque, proche de la Moldavie et de la Transnistrie. Ici le 13 février. © Thomas Goisque


Quelques centaines de Français sont déjà positionnés en Roumanie, frontière de l’Otan, à ­portée de la Transnistrie et de ses 1 500 défenseurs russes, véritable épine dans le pied de ­l’Europe. Car, à 50 kilomètres, il y a Odessa, le port d’où l’Ukraine exporte ses céréales, quotidiennement bombardé. Les propos off du chef de l’État, ­rapportés par « Le Monde », et démentis depuis, étaient clairs : « De toute façon, dans l’année qui vient, je vais devoir envoyer des mecs à Odessa. »



La cyberguerre


Lundi 11 février, 11 h 30, palais de ­l’Élysée. Un journaliste s’adresse à un conseiller. « Impossible de te répondre, on n’a pas ­Internet. – Fais un partage de connexion avec ton téléphone. – Nos pare-feu ­l’interdisent. – Tu te fiches de moi ? – Non, nous sommes victimes d’un hacking géant. C’est l’enfer. » L’impact sera rapidement qualifié de « réduit ». Cette « piqûre de moustique » a été revendiquée par Anonymous Sudan, derrière lequel on devine la présence russe. Dans quel but ? Rappeler que, même dans le donjon, personne n’est à l’abri ?

RUSSIA, MOSCOW - MARCH 12, 2024: Russia’s President Vladimir Putin (L) gives an interview to Rossiya Segodnya media group general director Dmitry Kiselev.
Le 12 mars 2024, face au journaliste Dmitri Kisselev, Vladimir Poutine évoque la puissance des armes nucléaires russes et son absence totale de confiance en l’Occident. ITAR TASS / BESTIMAGE / © ITAR TASS / BESTIMAGE


Selon Alla Poedie, consultante internationale, éditorialiste sur LCI : « Ce n’était qu’un test. Leur objectif est de détruire le système. Et le cyber est notre point de vulnérabilité extrême. La seule réponse fiable est la formation des utilisateurs. » D’un orchestre, on dit qu’il a le niveau du plus mauvais de ses musiciens. C’est la même chose en informatique.

This photograph taken on March 14, 2024, shows a television screen broadcasting France's President Emmanuel Macron (C) addressing a live interview on French TV channels TF1 and France 2 with TF1's host and journalist Gilles Bouleau (L) and France Televisions' host and journalist Anne-Sophie Lapix (R), at the Elysee Presidential Palace in Paris. Emmanuel Macron said on March 14, 2024, that France would
Le 14 mars 2024, face à Gilles Bouleau (TF1) et Anne-Sophie Lapix (France 2), Emmanuel Macron répète: «Si la Russie devait gagner, la vie des Français changerait… Qui peut penser une seule seconde que le président Poutine s’arrêterait là?» AFP / © AFP

Aux États-Unis, l’attaque de tout un système ­d’assurance vient d’obliger les malades à avancer des frais médicaux parfois exorbitants. Entre le 6 février et le 5 mars, France Travail (ex-Pôle emploi) s’est vu dérober les données de millions d’usagers, qu’on retrouvera sans doute en vente sur les forums de hackeurs. Des hôpitaux français sont régulièrement rançonnés. Les cybergendarmes viennent de participer à la neutralisation du groupe de hackeurs Lockbit 3.0. Mais pas de ses dirigeants, installés en Russie. En 2023, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) a recensé 1 112 incidents. Danger le plus grave ? Pire que la rançon, le sabotage des infrastructures… Faudra-t-il un jour revenir au papier et au crayon, comme les banques suisses ?



La désinformation


Le principe, selon le colonel Goya : celui du sel sur la plaie. Sur un terrain déjà sensi­bilisé, quelques grains suffisent. Dans ce domaine, la punaise de lit mériterait l’Oscar. Le rapport poids-efficacité est inégalable. À l’automne 2023, cet insecte de 3 millimètres semblait avoir envahi Paris, jusqu’à dissuader ses habitants d’aller au cinéma. « La polémique a été artificiellement amplifiée sur les réseaux sociaux par des comptes dont il a été établi qu’ils sont d’inspiration ou d’origine russe », déclarera le ministre délégué à ­l’Europe, Jean-Noël Barrot.

Mais qu’est-ce que la peur des punaises à côté de celle de l’apocalypse ? La menace du nucléaire, régulièrement brandie par le président ­Poutine, est une arme de destruction massive de santé mentale. Elle pétrifie un adversaire supérieur en nombre, en technique, en équipement. « Le poisson pourrit par la tête », disent les Chinois, maîtres en géopolitique moderne. En 2022, un sondage Ifop, réalisé pour un « média de santé naturelle », plaçait la guerre en Ukraine comme première cause d’angoisse chez les Français, à égalité avec leur situation financière. Guerre, réchauffement climatique, un jeune Français sur cinq est dépressif. Leur rappeler le « N’ayez pas peur » d’un grand connaisseur du système soviétique, le pape Jean-Paul II.


Dans le domaine de la propagande, ­l’expérience de la Russie est inégalable. « Nous savons qu’ils mentent, ils savent qu’ils mentent, ils savent que nous savons qu’ils mentent. Nous savons qu’ils savent que nous savons qu’ils mentent. Et pourtant, ils persistent à mentir », écrivait déjà Alexandre Soljenitsyne. Vidéos truquées, faux sites d’information, vrais sites de désinformation. Et l’intelligence artificielle ne va rien arranger…

Si nos chercheurs en neurologie sont accaparés par la lutte contre la maladie ­d’Alzheimer, leurs homologues russes, financés par la ­Sberbank, la plus grosse banque de Russie, chercheraient plutôt les différents moyens d’en reproduire les symptômes pour mieux manipuler les opinions, explique l’ex-­citoyenne soviétique Alla ­Poedie. « Vous vivez dans un paradis et vous croyez habiter l’enfer. » Les étoiles de David apparues sur nos murs en octobre 2023 avaient de quoi rappeler une certaine « Nuit de cristal » (1938) quand les nazis firent passer le pogrom qu’ils organisaient pour une réaction populaire spontanée. Selon la DGSI, l’opération a été entièrement pilotée par le FSB.


Les intrusions politiques


Pour Poutine, il s’agit bien sûr de favoriser l’accès au pouvoir des partis qui lui sont favorables, en tout cas moins hostiles. Ceux qui ne voteront pas les aides à l’Ukraine par exemple. Pour rappel, les unités du GRU (Service de renseignements extérieurs) ont été directement mises en cause lors de la campagne présidentielle française de 2017. L’année précédente, les e-mails de Hillary Clinton avaient « fuité » par l’intermédiaire des . Les manipulations peuvent être plus insidieuses. Des navires pilotés par des Russes embarqueraient désormais gratuitement des candidats africains à l’exil. Les attaques personnelles, les montages grossiers qui rappellent ­l’affaire ­Markovic (époque Delon-­Pompidou) ciblent ­maintenant Brigitte Macron ou le Premier ministre, Gabriel Attal.

FRANCE, PARIS, 2023-10-31. Stars of David, symbol of the Jewish religion and the State of Israel, tagged on several buildings in the capital. These stars of David were drawn with a blue stencil on several building facades in the 14th arrondissement of Paris. Around sixty of these symbols on walls in the 14th arrondissement of Paris.
FRANCE, PARIS, 2023-10-31. Des etoiles de David, symbole de la religion juive et de líEtat d Israel tagguees sur plusieurs batiments de la capitale. Ces etoiles de David ont ete dessinees au pochoir bleu sur plusieurs facades d immeubles du XIVe arrondissement de Paris. Une soixantaine de ces symboles sur des murs du 14e arrondissement de Paris. Un agent de la Mairie de Paris, proprete de la Ville de Paris nettoie le mur.
Photography by Riccardo Milani / Hans Lucas (Photo by Riccardo Milani / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP)
La main de Moscou. Dans le XIVe arrondissement parisien sont brusquement apparues une soixantaine d’étoiles de David, peintes au pochoir. Ici, le 31 octobre 2023. AFP / © Hans Lucas via AFP


Dès l’invasion de l’Ukraine, l’Union européenne a interdit l’agence de presse Sputnik et la chaîne de télévision Russia Today (RT), qui n’avait pas été étrangère à la crise des gilets jaunes, avec des records d’audience de 22 millions de vues sur ­Facebook. La ­vindicative ­Margarita ­Simonyan, récemment décorée par ­Vladimir Poutine comme éditorialiste vedette de la première chaîne russe, en était alors rédactrice en chef, expliquant qu’elle présentait un portrait impartial de la Russie, mais n’hésitant pas, éventuellement, à donner de fausses traductions aux propos d’un témoin syrien sur des attaques chimiques. Les bureaux ont été rapatriés à Moscou, mais les ­émissions restent disponibles sur Internet. RT « ­travaille » désormais l’Afrique francophone. Comme l’agence de presse Sputnik, également dirigée par ­Margarita Simonyan. Reste « Omerta », comme loi du silence, nom inattendu pour un média. Il signifie le refus de répondre à toute personne ­étrangère, par crainte des ­représailles.

Russia's President Vladimir Putin presents flowers to editor-in-chief of Russian broadcaster RT Margarita Simonyan after awarding her with the
Grande prêtresse de la désinformation, Margarita Simonyan, rédactrice en chef de la chaîne RT. Le 23 mai 2019, elle est décorée de l’ordre d’Alexandre Nevski par Vladimir Poutine. AFP / © AFP



La riposte


De même que les alliés s’interdisent la fourniture de missiles à trop grande portée, d’avions trop puissants, de même qu’ils ne mettent pas en production les obus qu’ils ont pourtant promis, la cyberguerre se joue à armes inégales. Elle ne peut s’exercer, du côté de la France, que dans le cadre de lois interdisant la diffusion de fausses informations. Sont pourtant parfois remportés des succès notables, comme au Mali quand les services de ­renseignement ont découvert que les Russes se préparaient à accuser les ­Français d’un massacre. Des drones ont filmé des hommes blancs ­fabriquant un charnier, à l’emplacement d’un ancien camp militaire français. La course de vitesse contre la rumeur a été gagnée.


Reste à la Russie à se protéger de cette information libre qui la terrifie. Kevin ­Limonier, maître de conférences à Paris 8, directeur adjoint du centre Geode (géopolitique de la datasphère), vient de publier dans « Le Monde » une tribune où il décrit sa stratégie, notamment l’installation de véritables postes-frontières numériques, armoires informatiques installées chez presque tous les grands opérateurs russes. Même les VPN, utilisés pour détourner la censure, ne seraient pas à l’abri. Les ­châteaux forts seront-ils plus ­imprenables dans le cyber­espace qu’ils ne l’ont été sur nos ­collines ? Les Russes viennent d’être ­victimes d’un « Kremlin Leaks », une ­nouvelle fuite de données. Il arrive que des armes soient à double tranchant, ­surtout quand elles font appel à des technologies et des matériels étrangers, certains sous ­sanction. 

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