Europe Russie : la guerre hors limites
Après sa réélection en forme de plébiscite, Poutine se sent plus fort que jamais. Et défie
les dirigeants européens dans un bras de fer à haut risque où les agressions verbales et informatiques comme les provocations aériennes ou navales s’accumulent.
Avec leur goût de la litote, les militaires ne parlent pas de « conflit » mais de « contestation » : les adversaires, qui ne s’appellent pas des ennemis, se testent. Une manière de s’affronter à laquelle quarante-cinq ans de guerre froide avaient habitué les Occidentaux et que l’invasion de l’Ukraine a brusquement réactivée. Mais la guerre hors limites, ce modèle théorisé par la Chine, a déjà commencé.
En première ligne
« Attitude particulièrement agressive », c’étaient les mots du ministre français des Armées, Sébastien Lecornu, pour évoquer les menaces contre des avions français patrouillant en zone internationale, au-dessus de la mer Noire. Xavier Tytelman, ancien membre d’équipage dans l’aviation navale, décrypte : « Quand un bombardier longe notre espace, qu’il représente une menace ou se tienne à une distance suffisante pour capter du renseignement, nos avions se mettent à sa hauteur et le “raccompagnent”. »
Les anciens de la guerre froide se souviennent que les pilotes américains ne manquaient pas, dans ce genre de circonstances, de brandir devant leurs hublots un « Playboy » ou quelque partie de leur anatomie. Cette « bonhomie » n’est plus de mise. « À maintes reprises, des pilotes russes ont mis délibérément en danger des équipages occidentaux.
En 2023, un Sukhoi 27 a tiré un missile sur des Britanniques. Le hasard a voulu que le missile ne fonctionne pas. Des Russes passent à 2 mètres de nos cockpits. Un Awacs français en zone internationale a été directement menacé en janvier 2024, au point que nos avions non armés dédiés à la surveillance sont désormais accompagnés de chasseurs. Un Sukhoi russe, équipé d’un missile, a violé l’espace aérien suédois : rien n’annonçait que ce missile soit uniquement destiné à l’exercice.
La décision de tir est réservée au président. Sauf dans un cas : la légitime défense. Mais quelle sera la réaction si, par exemple, les Russes visent un bateau ou un avion civil ? Pour ne retenir que deux dates, les 15 et 16 mars, des dizaines d’avions de ligne ont déclaré avoir été victimes d’un brouillage de leur positionnement. »
En 2023, selon l’Otan, des avions de combat ont décollé à plus de 300 reprises pour intercepter des avions militaires russes s’approchant de l’espace aérien de l’Alliance, la plupart au-dessus de la mer Baltique. Même agressivité pour les navires et les sous-marins. Engagé au côté des Ukrainiens, convaincu que le langage de la force est le seul que comprenne le président Poutine, Xavier Tytelman plaide pour une « dissuasion conventionnelle » à reconstruire d’urgence. Elle interdirait toute velléité d’invasion par la Russie d’un pays de l’Union européenne, mais il pense qu’un déploiement de forces françaises non combattantes en Ukraine offrirait un grand avantage. Neuf pays n’excluent plus l’envoi de forces. Face à la frontière avec la Biélorussie, par exemple, une zone sans combat, elles permettraient de remplacer des dizaines de milliers de soldats ukrainiens, qui pourraient alors être redéployés sur le front.
Quelques centaines de Français sont déjà positionnés en Roumanie, frontière de l’Otan, à portée de la Transnistrie et de ses 1 500 défenseurs russes, véritable épine dans le pied de l’Europe. Car, à 50 kilomètres, il y a Odessa, le port d’où l’Ukraine exporte ses céréales, quotidiennement bombardé. Les propos off du chef de l’État, rapportés par « Le Monde », et démentis depuis, étaient clairs : « De toute façon, dans l’année qui vient, je vais devoir envoyer des mecs à Odessa. »
La cyberguerre
Lundi 11 février, 11 h 30, palais de l’Élysée. Un journaliste s’adresse à un conseiller. « Impossible de te répondre, on n’a pas Internet. – Fais un partage de connexion avec ton téléphone. – Nos pare-feu l’interdisent. – Tu te fiches de moi ? – Non, nous sommes victimes d’un hacking géant. C’est l’enfer. » L’impact sera rapidement qualifié de « réduit ». Cette « piqûre de moustique » a été revendiquée par Anonymous Sudan, derrière lequel on devine la présence russe. Dans quel but ? Rappeler que, même dans le donjon, personne n’est à l’abri ?
Selon Alla Poedie, consultante internationale, éditorialiste sur LCI : « Ce n’était qu’un test. Leur objectif est de détruire le système. Et le cyber est notre point de vulnérabilité extrême. La seule réponse fiable est la formation des utilisateurs. » D’un orchestre, on dit qu’il a le niveau du plus mauvais de ses musiciens. C’est la même chose en informatique.
Aux États-Unis, l’attaque de tout un système d’assurance vient d’obliger les malades à avancer des frais médicaux parfois exorbitants. Entre le 6 février et le 5 mars, France Travail (ex-Pôle emploi) s’est vu dérober les données de millions d’usagers, qu’on retrouvera sans doute en vente sur les forums de hackeurs. Des hôpitaux français sont régulièrement rançonnés. Les cybergendarmes viennent de participer à la neutralisation du groupe de hackeurs Lockbit 3.0. Mais pas de ses dirigeants, installés en Russie. En 2023, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) a recensé 1 112 incidents. Danger le plus grave ? Pire que la rançon, le sabotage des infrastructures… Faudra-t-il un jour revenir au papier et au crayon, comme les banques suisses ?
La désinformation
Le principe, selon le colonel Goya : celui du sel sur la plaie. Sur un terrain déjà sensibilisé, quelques grains suffisent. Dans ce domaine, la punaise de lit mériterait l’Oscar. Le rapport poids-efficacité est inégalable. À l’automne 2023, cet insecte de 3 millimètres semblait avoir envahi Paris, jusqu’à dissuader ses habitants d’aller au cinéma. « La polémique a été artificiellement amplifiée sur les réseaux sociaux par des comptes dont il a été établi qu’ils sont d’inspiration ou d’origine russe », déclarera le ministre délégué à l’Europe, Jean-Noël Barrot.
Mais qu’est-ce que la peur des punaises à côté de celle de l’apocalypse ? La menace du nucléaire, régulièrement brandie par le président Poutine, est une arme de destruction massive de santé mentale. Elle pétrifie un adversaire supérieur en nombre, en technique, en équipement. « Le poisson pourrit par la tête », disent les Chinois, maîtres en géopolitique moderne. En 2022, un sondage Ifop, réalisé pour un « média de santé naturelle », plaçait la guerre en Ukraine comme première cause d’angoisse chez les Français, à égalité avec leur situation financière. Guerre, réchauffement climatique, un jeune Français sur cinq est dépressif. Leur rappeler le « N’ayez pas peur » d’un grand connaisseur du système soviétique, le pape Jean-Paul II.
Dans le domaine de la propagande, l’expérience de la Russie est inégalable. « Nous savons qu’ils mentent, ils savent qu’ils mentent, ils savent que nous savons qu’ils mentent. Nous savons qu’ils savent que nous savons qu’ils mentent. Et pourtant, ils persistent à mentir », écrivait déjà Alexandre Soljenitsyne. Vidéos truquées, faux sites d’information, vrais sites de désinformation. Et l’intelligence artificielle ne va rien arranger…
Si nos chercheurs en neurologie sont accaparés par la lutte contre la maladie d’Alzheimer, leurs homologues russes, financés par la Sberbank, la plus grosse banque de Russie, chercheraient plutôt les différents moyens d’en reproduire les symptômes pour mieux manipuler les opinions, explique l’ex-citoyenne soviétique Alla Poedie. « Vous vivez dans un paradis et vous croyez habiter l’enfer. » Les étoiles de David apparues sur nos murs en octobre 2023 avaient de quoi rappeler une certaine « Nuit de cristal » (1938) quand les nazis firent passer le pogrom qu’ils organisaient pour une réaction populaire spontanée. Selon la DGSI, l’opération a été entièrement pilotée par le FSB.
Les intrusions politiques
Pour Poutine, il s’agit bien sûr de favoriser l’accès au pouvoir des partis qui lui sont favorables, en tout cas moins hostiles. Ceux qui ne voteront pas les aides à l’Ukraine par exemple. Pour rappel, les unités du GRU (Service de renseignements extérieurs) ont été directement mises en cause lors de la campagne présidentielle française de 2017. L’année précédente, les e-mails de Hillary Clinton avaient « fuité » par l’intermédiaire des . Les manipulations peuvent être plus insidieuses. Des navires pilotés par des Russes embarqueraient désormais gratuitement des candidats africains à l’exil. Les attaques personnelles, les montages grossiers qui rappellent l’affaire Markovic (époque Delon-Pompidou) ciblent maintenant Brigitte Macron ou le Premier ministre, Gabriel Attal.
Dès l’invasion de l’Ukraine, l’Union européenne a interdit l’agence de presse Sputnik et la chaîne de télévision Russia Today (RT), qui n’avait pas été étrangère à la crise des gilets jaunes, avec des records d’audience de 22 millions de vues sur Facebook. La vindicative Margarita Simonyan, récemment décorée par Vladimir Poutine comme éditorialiste vedette de la première chaîne russe, en était alors rédactrice en chef, expliquant qu’elle présentait un portrait impartial de la Russie, mais n’hésitant pas, éventuellement, à donner de fausses traductions aux propos d’un témoin syrien sur des attaques chimiques. Les bureaux ont été rapatriés à Moscou, mais les émissions restent disponibles sur Internet. RT « travaille » désormais l’Afrique francophone. Comme l’agence de presse Sputnik, également dirigée par Margarita Simonyan. Reste « Omerta », comme loi du silence, nom inattendu pour un média. Il signifie le refus de répondre à toute personne étrangère, par crainte des représailles.
La riposte
De même que les alliés s’interdisent la fourniture de missiles à trop grande portée, d’avions trop puissants, de même qu’ils ne mettent pas en production les obus qu’ils ont pourtant promis, la cyberguerre se joue à armes inégales. Elle ne peut s’exercer, du côté de la France, que dans le cadre de lois interdisant la diffusion de fausses informations. Sont pourtant parfois remportés des succès notables, comme au Mali quand les services de renseignement ont découvert que les Russes se préparaient à accuser les Français d’un massacre. Des drones ont filmé des hommes blancs fabriquant un charnier, à l’emplacement d’un ancien camp militaire français. La course de vitesse contre la rumeur a été gagnée.
Reste à la Russie à se protéger de cette information libre qui la terrifie. Kevin Limonier, maître de conférences à Paris 8, directeur adjoint du centre Geode (géopolitique de la datasphère), vient de publier dans « Le Monde » une tribune où il décrit sa stratégie, notamment l’installation de véritables postes-frontières numériques, armoires informatiques installées chez presque tous les grands opérateurs russes. Même les VPN, utilisés pour détourner la censure, ne seraient pas à l’abri. Les châteaux forts seront-ils plus imprenables dans le cyberespace qu’ils ne l’ont été sur nos collines ? Les Russes viennent d’être victimes d’un « Kremlin Leaks », une nouvelle fuite de données. Il arrive que des armes soient à double tranchant, surtout quand elles font appel à des technologies et des matériels étrangers, certains sous sanction.