Dans le rétro : Pierre Troisgros n'est plus, retour sur "l'un des pères de la nouvelle cuisine française"

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Par Kevin Dero

Il était l’un des hommes les plus influents de la gastronomie française moderne. Pierre Troisgros, membre de ce qui peut bien s’apparenter à une "dynastie", est décédé la semaine dernière à l’âge de 92 ans. Chef dont le restaurant est auréolé de trois étoiles au Michelin depuis 1968, il a été élu "meilleur restaurant du monde" par le tout aussi prestigieux Gault et Millau. Une génération dorée est en train de s’éteindre du côté des fourneaux hexagonaux. Après Paul Bocuse et Joël Robuchon, tous deux disparus en 2018, c’est une autre légende qui disparaît.


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Pierre Troisgros à Vienne (Isère) en 2005

Pierre Troisgros, c’était une bonhomie, un humour, une simplicité. Des amitiés solides, aussi. Et des amitiés… Plutôt révolutionnaires. Un petit groupe de cuisiniers obstinés va bousculer la gastronomie vers la fin des années 60, début des années 70. On appellera bientôt le mouvement "la nouvelle cuisine française". A l’instar de la "nouvelle vague" qui déferlera sur le cinéma, ou du "nouveau roman" sur la littérature une décennie plus tôt, l’art culinaire est à ce moment-là particulièrement figé. Au sortir de la guerre, on a faim, très faim, et on ne fait pas dans la dentelle. La référence reste Auguste Escoffier, qui jeta les bases d’une cuisine moderne à la fin du XIXe siècle. L’imposante figure est décédée en 1935.

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Auguste Escoffier (en bas à droite), posant avec l'équipe d'un grand restaurant de Nice, en 1930

La jeune garde sur les dents

Auguste Escoffier, aussi appelé modestement "cuisinier des princes et prince des cuisiniers" jouit toujours, dans ces sweet sixties dorées, d’un prestige sans borne. Aux fourneaux des prestigieux restaurants, on n’ose pas trop bousculer l’ordre établi. Et les recettes du maître d'être copiées à l’infini. Les plats sont souvent cuits pendant des heures, noyés sous de la sauce riche. Beaucoup de garnitures, des chichis. Les marinades sont légion, la crème inévitable. Et pour le service, ils sont nombreux, et sont faits le plus souvent au plat.

Mais bientôt, la jeune garde sera dans les starting-blocks, comme se souvient Pierre Troisgros dans un superbe article de Libération daté de 2011 :"Mai 68 était passé par là et tout devait changer pour nous aussi, se rappelle le chef Pierre Troisgros, 84 ans. Les jeunes loups que nous étions avaient hâte de renverser le monde ancien. Ça commençait à frémir dans les cuisines." Et deux journalistes culinaires, Henri Gault et Christian Millau, de se faire plus acerbes dans leur magazine, et de chercher de nouvelles tables : "Le journaliste ventripotent qui trouvait tout bon disparaissait au profit de plumes plus critiques", se rappelle Pierre Troisgros, toujours à Libération.

Ils vont aller débusquer des nouveaux talents, notamment dans la région lyonnaise. Ben vite, en 1973, Gault et Millau baptisent la petite troupe. Ce sera "la nouvelle cuisine française". Autour de Paul Bocuse, médiatique figure de proue, sortent donc de l’ombre des hommes comme Alain Chapel, Paul Haeberlin, Alain Senderens, Michel Guérard, Roger Vergé, Jean et Pierre Troisgros… Au milieu des années 70, leur mouvement, amorcé une décennie plus tôt, va commencer à faire des vagues…

Papilles de la Nation

La fine équipe, vers les sommets, en juillet 1983. De gauche à droite : Paul Bocuse, Pierre Troisros, Jacques Pic, Georges Blanc et Alain Chape
La fine équipe, vers les sommets, en juillet 1983. De gauche à droite : Paul Bocuse, Pierre Troisros, Jacques Pic, Georges Blanc et Alain Chape © EDMOND PINAUD - AFP

La petite troupe va alors commencer à tutoyer les sommets de la gastronomie. Et les médias de s’intéresser à eux. Les assiettes (notamment grâce aux commandements de Gault et Millau, voir ci-dessous) sont simplifiées, allégées. Fini les garnitures inutiles et les sauces riches. On retourne à l’essence même des produits, frais et le plus souvent du marché. On ne sert plus au plat, mais à l’assiette, et avec des rations plus petites. On utilise volontiers de nouveaux ustensiles, comme le mixeur, le four à micro-ondes. Fini de cuire bon nombre de plats durant des heures, on les prépare maintenant à la vapeur ou au bain-marie. Basse température et papillotes ne sont plus des gros mots. Mais le visuel garde son importance et les assiettes doivent être bien dressées. Les cinq sens toujours en éveil.

Paul Bocuse et ses haricots verts (archives INA)

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Les "tables" de la loi ?

Gault et Millau, en 1973, édicteront les 10 commandements de cette nouvelle cuisine.

Leurs préceptes :

1. "Tu ne cuiras pas trop."

2. "Tu utiliseras des produits frais et de qualité."

3. "Tu allégeras ta carte."

4. "Tu ne seras pas systématiquement moderniste."

5. "Tu rechercheras cependant ce que t’apportent les nouvelles techniques. "

6. "Tu éviteras marinades, faisandages, fermentations, etc."

7. "Tu élimineras les sauces riches."

8. "Tu n’ignoreras pas la diététique."

9. "Tu ne truqueras pas tes présentations."

10. "Tu seras inventif."

Troisgros et Bocuse au restaurant "Aux Lyonnais" d'Alain Ducasse (au centre) le 15 octobre 2002

Au milieu des années 70, l’affaire est donc lancée. Les stars du moment s’affichent dans les restaurants, le président Giscard a à présent son plat – la soupe aux truffes noires VGE, créée par Bocuse en 1975 -, on s’ouvre et on ouvre des établissements à l’étranger. Du côté de Roanne, on modernise le petit aéroport pour pouvoir accueillir des jets privés du monde entier. Et de nouveaux noms bientôt de se faire connaître. Passeront chez Troisgros des Guy Savoy, Bernard Loiseau ou Marc Haeberlin. Joël Robuchon se fera connaître également au début des années 80… La cuisine française est à l’apogée.

Emmanuel Macron recevant à l’Elysée, le 6 août 2018, les grand(e) s chef (fe) s de l’Hegaxone :

Emmanuel Macron recevait dernièrement les grand(e)s chef(fe)s de l'Hegaxone, dont Joël Robuchon, à l'Elysée

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Rien dans l’assiette, tout sur l’addition

Les décennies se sont à présent écoulées et la "nouvelle cuisine" en a un peu pâti. Les excès et les critiques ont fleuri. La simplicité s’est parfois muée en minimalisme. On plagie beaucoup. Dans les "années fric", les années 80, l’étoile de cette cuisine commence à pâlir. Le prix des assiettes devenu parfois exorbitant, et les chefs mués pour certains plus en businessman qu’en cuisiniers près de leurs fourneaux. Même si des préceptes restent et resteront (simplicité, diététique…), de prestigieux toqués, comme Paul Bocuse, marqueront cependant un retour vers une cuisine plus "traditionnelle".

La dynastie Troisgros

Michel Troisgros, fils de Pierre et Olympe, né en 1958
Léo (droite) et César (gauche), fils de Michel et de Marie-Pierre, petits-fils de Pierre Troisgros
La famille Troisgros dans leur restaurant d'Ouches, près de Roanne (Loire), le 15 février 2017

Retour sur l’enjoué et passionné Pierre Troisgros. Ouches, dans le département de la Loire. A deux pas de Roanne, le patelin est le fief depuis quelques années de la famille Troisgros. C’est dans cette région du centre de la France que vit la famille Troisgros depuis plus de 50 ans. C’est dans ce terroir, riche, où passe la Nationale 7, mythique "route des vacances", que Pierre et son frère Jean (décédé en 1983) ont révolutionné la cuisine, comme l’explique cet édifiant papier de Slate.fr. Tout d’abord à l’Hôtel Moderne, en face de la gare de Roanne – gare de Roanne qui a été repeinte il y a quelques années aux couleurs de leur célèbre plat : l’escalope de saumon à l’oseille -. Ils y ont inventé le homard au curry, la terrine de légumes truffée ou la cassolette de queues d’écrevisses à la nage. Mais ils n’étaient pas les premiers, leur père Jean-Baptiste y avait déjà fait ses armes dès 1930.

A présent, le flambeau a été passé depuis des années à Michel Troisgros, né en 1958. Les trois enfants qu’il a eus avec sa femme Marie-Pierre, Léo, César et Marion sont aussi rentrés dans la danse. Pour continuer à perpétuer la tradition d’une cuisine provinciale simple, légère et terriblement savoureuse.

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