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Les 400 Culs

Le crush, ou l’art d’aimer en secret

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Née dans les cours d’école, l’expression engage bien plus qu’un changement de vocabulaire, mais plutôt d’une attitude. Dans un ouvrage, la sociologue Christine Détrez dissèque ce phénomène avec empathie.
par Agnès Giard
publié le 23 mars 2024 à 10h35

Le mot «crush», vous n’y échapperez pas. Il est sur toutes les lèvres. Rien d’étonnant à ce qu’en mai 2023, «crush» soit l’un des 150 mots à être entré dans le Petit Robert, aux côtés, entre autres, de «ghoster», «métavers», «complosphère» ou «mégenrer». Dans son dernier ouvrage, Crush (Flammarion), la sociologue Christine Détrez résume trois années de recherche aux contacts de jeunes âgés de 13 à 25 ans. Son hypothèse est que le crush n’a rien d’un simple effet de mode. Ce n’est pas juste un mot nouveau pour dire «j’ai flashé sur untel» ou «j’ai le béguin». Crush est une forme d’amour inédite, révélatrices d’un changement de mœurs. «Le crush ne ressemble à rien de ce que nous connaissions auparavant», insiste la chercheuse, qui en situe l’émergence – dans les cours d’école – vers 2015-2016.

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Tout d’abord, le crush désigne quelque chose qui doit rester secret : «Un amour dans la tête», résume une des lycéennes interrogées par Christine Détrez. La personne sur qui on fantasme ignore tout des émois qu’elle provoque. Il arrive, bien sûr, qu’elle devine, car le crush s’accompagne d’émotions parfois intenses. Devant son crush, on a le cœur qui bat, on rougit, on se trahit… Mais le crush n’ayant pas vocation à se concrétiser, il est courant que les filles et garçons enchaînent des crush, pour le seul plaisir de rêver sur quelqu’un : une star de la K-Pop, un-e camarade de classe, un-e inconnu-e dans le bus, peu importe. Le crush doit rester imaginaire. «Un jeu de l’esprit», explique Christine Détrez. Du moment que le crush débouche sur une relation à deux, il change d’ailleurs de nature. Un peu comme on dirait «ce n’est plus du jeu» : si ça devient réel, ce n’est plus du crush.

Le crush n’existe pas sans le soutien des pairs

Le crush présente pour deuxième caractéristique d’être un sujet de conversation, c’est-à-dire le moyen pour les jeunes de se socialiser. «J’ai un crush», fait partie des phrases qui contribuent à fonder le groupe. Pour parler de son crush, on utilise d’ailleurs des mots cryptés. Le nom du crush est codé (on l’appellera Kiwi ou RZ, par exemple), afin que la connivence renforce les liens d’amitié. «Le crush est le lieu d’un travail sur les sentiments, sur l’identification», explique Christine Détrez qui assimile le crush à une pratique culturelle permettant aux «initié-es» de se sentir partie prenante d’une communauté soudée par les secrets. Le crush a pour but d’alimenter des conversations qui peuvent sembler stériles en apparence, puisqu’elles ne mènent vers rien de concret, mais qui aident les jeunes à se construire collectivement au travers d’émotions.

Troisième caractéristique : le crush n’existe pas sans le soutien des pairs, ce qui le rend fragile. Du moment qu’un crush ne fait plus l’objet d’un consensus ni des causeries, il disparaît. Hector, 17 ans, raconte : «Si tes potes valident pas ta crush, c’est aussi une manière de décrusher.» Christine Détrez traduit : «Hector a décrushé car ses copains ne trouvaient pas jolie la fille qui lui plaisait. Si le crush n’est pas reconnu et soutenu par le groupe, il n’est pas.» Le décrushage s’apparente à une forme d’essoufflement ou de volatilisation. Quand un groupe cesse de parler du crush et, donc, d’alimenter le feu, il s’éteint ou se dégonfle «comme un soufflé», suivant l’expression consacrée. Le crush n’est d’ailleurs jamais considéré comme quelque chose de sérieux. Il relève, en tout cas idéalement du «léger», du «ludique». On papillonne. Un crush vous accroche ? Trois mois plus tard, le groupe l’invalide. «En gros, next» assène Violette, 16 ans.

Heures passées à «stalker»

Bien qu’il s’agisse d’un jeu, le crush s’adosse à des compulsions d’espionnage parfois maladives, via les réseaux sociaux. On fouille sur Internet pour trouver des photos de son crush. On regarde «ce qu’il like, les trucs qu’il aime, à quoi il est abonné, ses partages, ses stories» : ainsi que le rapporte Rosalie (21 ans), le crush, qui permet d’éviter la confrontation directe à l’autre, favorise une forme d’espionnage. Christine Détrez confirme : ses entretiens abondent en exemples d’heures passées à «stalker», autre façon de nommer le «mode enquête». De lien en lien, de photo en photo, le web délivre cette vertigineuse possibilité de naviguer à la recherche de la moindre information, du moindre renseignement sur la personne. Cela devient toxique, à en croire les jeunes filles interrogées. Car ce sont elles, surtout, qui s’adonnent au crush.

La cinquième caractéristique du crush se trouve là : dans cette propension des filles, dès l’âge de 12-13 ans, à en faire une obsession. Interrogée au téléphone, Christine Détrez raconte : «Elles sont entre copines et ne parlent que de ça, reproduisant de façon conforme les stéréotypes de genre : il faut aimer l’amour quand on est une fille.» La pratique du crush n’a donc rien d’anodin. Elle renforce les injonctions à aimer, plaire et séduire qui pèsent sur les femmes, éduquées à attendre le prince charmant. Le crush n’est pourtant pas réservé qu’aux filles, signe que cette pratique est ambivalente car elle reflète aussi un rejet de normes : certains garçons, en nombre croissant, affirment leur intérêt pour la romance. Souvent issus de milieux favorisés, ils refusent de souscrire au schéma habituel de la virilité et utilisent volontiers le mot crush pour exprimer leurs sentiments… mais sans se mettre en danger.

Forme d’évitement

Le crush permet de maintenir une distance un peu ironique avec l’objet de désir : façon de ne pas s’engager. «Robinson [24 ans, ndlr] distingue ainsi le “micro” crush, le “petit” crush, le crush “blague”, le “gros” crush et le “gros gros crush”, tandis qu’un de ses copains rajoute le “crush waouh”, catégories leur permettant, tout de même, de minimiser l’échec éventuel», écrit Christine Détrez, qui apparente le crush à une forme d’évitement. Il s’agit d’éviter cette pression que représente la performance sexuelle, car c’est ainsi que la nouvelle génération considère le rapprochement charnel : non plus comme une extraordinaire liberté (chèrement acquise au terme de longs combats), mais comme une pesante obligation à «consommer l’autre».

On pourrait, évidemment, se moquer de cette génération qui rétropédale dans un puritanisme enrobé de saccharine. Le crush n’est-il rien d’autre qu’un retour à l’idéal le plus éculé du romantisme ? «L’amour dans la tête» ne cache-t-il pas une peur de l’autre, masquée derrière un discours vertueux ? Bien que Christine Détrez ait recueilli le témoignage de personnes très critiques sur le crush, elle nuance l’analyse : «Le modèle de la rencontre, tel qu’on le pratiquait jusqu’ici, c’était : la rencontre, la “drague”, l’union sexuelle et la mise en couple éventuelle. Le crush introduit une étape supplémentaire dans le déroulement des histoires et s’offre comme une forme d’entre-deux fantasmatique, susceptible de modifier toute l’économie sentimentale : avant la rencontre, il aménage un espace de latence, où les émotions peuvent s’exprimer, mais sans concrétisation ni obligation. En cela le crush me semble intéressant : il ne vise pas un résultat.» Sa recherche continue, ajoute-t-elle lors de l’entretien. Vers où le crush nous emmène-t-il ?

Crush. Fragments du nouveau discours amoureux, Christine Détrez, Flammarion. Paru le 20 mars 2024.


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