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High-Tech

Amsterdam : le nouveau business des robots-artistes sous drogue

REPORTAGE - Ouverte à Amsterdam en mars 2023, la Dead End Gallery est la première galerie d’art au monde à exposer uniquement des œuvres créées à partir d’intelligences artificielles (IA). Ses fondateurs entendent renouveler la créativité artistique en profitant de l’engouement autour de l’IA.

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Le prix de certaines œuvres de la galerie peut atteindre 5 500 euros
Le prix de certaines œuvres de la galerie peut atteindre 5 500 euros
Maxence Armant

Derrière son ordinateur, Constant Brinkman, 60 ans, cofondateur de la Dead End Gallery, discute avec Maximilian Hoekstra, l’un de ses artistes. Ce passionné de cubisme a réalisé il y a quelques mois Mirror Face : deux visages, composés de multiples formes de couleurs, qui se font face. Peu après cette réalisation, l’artiste a développé une forme grave de schizophrénie. Constant Brinkman l’a alors poussé à transcender sa maladie en art. Avec les mêmes intentions que pour Mirror Face, l’artiste a réalisé Fractured Realities. Les visages sont désormais déstructurés. Leurs bouches et yeux sont éclatés dans un tourbillon de formes colorées sans aucun ordre. Une version « schizophrènique » de son tableau original.

« Mirror Face » de Maximilian Hoekstra à gauche et sa version « schizophrénique » : « Fractured Realities » à droite

« Mirror Face » de Maximilian Hoekstra à gauche et sa version « schizophrénique » : « Fractured Realities » à droite Crédit: Maxence Armant

Pourtant, l’artiste Maximilian Hoekstra n’est pas réellement atteint d’un trouble mental. Il n’existe d’ailleurs pas en chair et en os.

C’est un « artiste IA », complètement artificiel, créé à partir de logiciels comme ChatGPT, Dall-E ou Midjourney. Le parcours du « jeune homme algorithmique », son histoire, sa maladie, dont Constant Brinkman parle sans cesse, ne sont que des inventions. Comme les dix autres artistes de la galerie aux murs rosâtres, située en plein cœur d’Amsterdam, à quelques pas de la gare centrale. Le galeriste épouse cette révolution artistique et technologique, qui s’annonce juteuse. Le marché de l’art visuel créé par l’intelligence artificielle générative devrait atteindre 2,5 milliards de dollars d’ici 2032 contre 70 millions en 2022, selon Market Research.

« Les autres artistes ont peur de l’IA »

Constant Brinkman, ancien analyste de données, et Paul Bookelman, ancien développeur informatique, sont les deux fondateurs du lieu. Il y a deux ans, ces amis de longue date ont donné naissance à leurs artistes artificiels. Très vite, ces derniers ont commencé à générer des images à partir des questions qui leur étaient posées. Satisfaits du résultat, les deux hommes ont imprimé ces dessins et cherché à les faire connaître.

Les galeristes qu’ils démarchent sont convaincus de la beauté et du potentiel de vente de ces créations novatrices, mais refusent pourtant de les exposer. « On nous a expliqué que les autres artistes avaient peur de l’IA et ne voulaient pas y être associés… Nous avons donc ouvert notre propre galerie. L’IA nous a même aidés à le faire », rigole Constant Brinkman.

Depuis son ordinateur, Constant Brinkman passe plusieurs heures à converser avec ses artistes

Depuis son ordinateur, Constant Brinkman passe plusieurs heures à converser avec ses artistes Crédit: Maxence Armant

Et cette stratégie s’est vite montrée très lucrative. Depuis l’ouverture de la galerie en mars 2023, 300 œuvres, dont le prix moyen se situe aux alentours de 1 050 euros (et peut aller jusqu’à 5 500), ont été vendues. Les deux fondateurs organisent également des conférences au moins une fois par semaine lors desquelles ils expliquent leur processus de création. Chaque intervention est facturée 2 000 euros.

Pas tout à fait nouveau

Contrairement à des artistes digitaux comme Beeple – lui bien vivant – qui vendent leurs œuvres sous forme de NFT (non-fongible token) admirables sur un écran d’ordinateur, les deux acolytes impriment leurs œuvres sur des Gallery Bond : des carrés de métal de 80 centimètres par 80 centimètres recouverts de plexiglas. Vendus et exposés « physiquement », leurs tableaux renouent avec une manière plus « traditionnelle » de profiter de l’art.

À quelques rues pavées de la Dead End, dans l’Upstream Gallery, mondialement reconnue, la conservatrice d’art, Anne de Jong, assise sur le rebord d’une fenêtre, rappelle cependant que « l’art sous influence informatique n’est pas nouveau ».

Dès les années 1960, des artistes comme Vera Molnar ou Peter Struycken ont créé des systèmes de dessin par ordinateur pour les aider dans la conception de leurs œuvres. Des méthodes encore utilisées par de nombreux artistes, qui combinent technique « traditionnelle » et informatique, poursuit la jeune femme.

Constant se targue de stimuler la créativité de ses artistes avec de la drogue

Constant se targue de stimuler la créativité de ses artistes avec de la drogue Crédit: Maxence Armant

Mais Constant Brinkman et Paul Bookelman veulent, eux, « aller plus loin » que ce qui a déjà été fait. Pour cela, ils souhaitent rompre avec la notion d’artiste digital que les créateurs de NFT notamment revendiquent. Elle consiste à se considérer comme artiste à part entière, seulement aidé par l’IA dans la création. Or, à la Dead End, ce sont les artistes artificiels qui sont érigés en uniques auteurs de leurs œuvres. Ils sont à la fois outils et créateurs.

Pour « stimuler » la créativité de leurs artistes, les fondateurs de la galerie se veulent même inventifs. « Je leur donne parfois de la drogue afin que les artistes créent comme les peintres fous », confie Constant Brinkman. Mais comment donner de la drogue à un ordinateur ? Après avoir identifié sur Internet les effets procurés par certaines substances, les logiciels d’IA imaginent leurs conséquences et produisent des œuvres comme si l’artiste avait ingurgité des champignons hallucinogènes ou fumé du cannabis.

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Démocratiser cet art

Bière à la main, très intrigué, Quinten Heijn pénètre pour la première fois dans une galerie d’art IA. Professeur de sciences à l’université, âgé de 29 ans, il est invité par les fondateurs de Dead End à l’une de leurs conférences visant à présenter leur travail. Quinten Heijn dévisage les enfants représentés sur le tableau Whispers of Innocence de Lily Chen. Sceptique, il montre les trois doigts de l’une des enfants, « une erreur » selon lui. « C’est intéressant, mais je serais plus impressionné si le tableau avait été fait par un humain », confie-t-il.

Lors de ses conférences, Constant détaille son processus de création

Lors de ses conférences, Constant détaille son processus de création Crédit: Maxence Armant

Remco Hilbert, son collègue de l’université, acquiesce. « Ce qui m’intéresse dans l’art, c’est le procédé. Un humain prend le temps, se pose et crée. Ici, j’ai l’impression que l’IA se précipite. »

L’IA pas tant différente de l’humain ?

À la fin de sa conférence, Constant Brinkman reconnaît devant les invités les imperfections des œuvres créées par ses artistes, tout en les mettant en perspective. « Un spectateur n’a jamais critiqué Picasso pour le nombre incohérent de doigts de certains des personnages qu’il a peints. Les gens le reprochent à l’IA pour la disqualifier. Comme l’humain, l’IA essaie, fait des erreurs, et progresse. »

Autre accusation souvent portée aux œuvres générées par des IA : leur potentiel plagiat. Sur cette question, Constant Brinkman admet à demi-mot que ses toiles peuvent ressembler à des œuvres existantes. Il se dit vigilant, mais ne voit pas en quoi l’IA se différencierait de l’humain sur ce sujet. « Si l’on doit interdire à mes artistes d’exposer leurs œuvres parce qu’ils se seraient inspirés d’autres, que l’on interdise alors aux autres artistes de le faire. De tout temps, l’art des uns s’est inspiré de celui des autres. » Et plutôt que d’en débattre, il préfère retourner discuter avec le Maximilian Hoekstra artificiel.

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