Littérature

"Un ballet de lépreux", le roman inédit d’un Léonard Cohen sombre, hanté par une violence et une libido effarantes

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Par Sophie Creuz

Leonard Cohen, qui nous a quittés en 2016, n’était pas que le chanteur et le poète que l’on connaît. Il était également romancier, ce que les éditions du Seuil nous rappellent par la publication de ce premier roman "Un ballet de lépreux", resté inédit jusqu’à il y a peu.

Leonard Cohen a connu un succès mondial en tant que chanteur dans les années soixante et septante et jusqu’à sa mort, à l’âge de 82 ans, sa poésie et ses chansons n’ont jamais quitté le devant de la scène. La faute à leur qualité, à leur univers et à la voix mélancolique et veloutée de Leonard Cohen, qui célébra à la fois l’amour et la quête mystique, l’idéal de beauté et son désespoir de la manquer toujours ou de ne pas la retenir quand il l’avait rencontré.

Mais avec ce roman, inédit en anglais comme en français, écrit au début des années soixante, nous découvrons un autre Leonard Cohen, hanté par une violence et une libido effarantes. A mille lieux de la bien-pensance, de la bienséance, de la bienveillance, plus amènes et souhaitables sans doute, mais souvent mortelles pour la création artistique.

Un roman à mille lieues du politiquement correct

Dans ce roman, il n’est question ni de ballet ni de lépreux, bien il y ait sans doute là une allusion à un épisode antédiluvien qui échappe au lecteur profane. Parce que Leonard Cohen, petit-fils de rabbin et élevé dans la foi, était lui très au fait des textes bibliques, il y reviendra jusqu’à la fin de sa vie. Et on se dit qu’ils sont probablement au revers de ce roman détonnant, iconoclaste et effrayant sous les dehors d’une histoire petite-bourgeoise qui vire à la Nef des fous, façon Jérôme Bosch.

Rien de politiquement correct dans cette histoire qui malmène les femmes, les faibles, les laids et la maréchaussée. Mais la bonne littérature doit-elle être correcte ? Selon Sophie Creuz, elle doit révéler l’individu dans toutes ses dimensions, sans se soucier de morale.

Un homme, petit employé de bureau sans ambition, reçoit un coup de fil d’inconnus qui lui disent qu’ils ne peuvent plus héberger son grand-père. Orphelin, cet homme ne savait pas qu’il avait un grand-père. Il est donc intrigué et heureux de recevoir dans son modeste meublé cet aïeul inconnu, qui se révèle très vite mal poli. Quand il va le chercher à la gare, il le trouve en train de cracher et de frapper un policier, sans raison. Cette indiscipline amuse plutôt le narrateur, mal à l’aise avec la société canadienne coincée et puritaine dans laquelle il vit. Mais ce n’est là que le début d’une histoire rondement menée, qui sous des dehors réalistes, ouvre la boîte de Pandore à tous nos démons : la luxure, le mensonge, la trahison, la cruauté, l’adultère… Le narrateur, qui est lui-même obsédé par le sexe et qui promet le mariage pour accéder à ses fins, découvre incrédule chez ce grand-père cacochyme, non seulement une libido étonnante, mais en plus une violence en contradiction totale avec sa fragilité de vieux Juif errant.

Un combat intime et douloureux avec nos pulsions les moins avouables

Il n’est pas interdit d’y voir la revanche d’un personnage sur la violence de l’histoire. La perversité a commencé avec Auschwitz, rappelle Leonard Cohen dans ce roman qui est aussi une méditation, et qui nous réserve d’autres personnages tout aussi singuliers et imprévisibles qui nous tirent du côté de Dosteïvski ou de Kafka, comme le dit l’éditeur. Et il a raison. Car cette histoire dérangeante, inattendue rend très certainement compte d’un combat intime et douloureux avec nos pulsions les moins avouables. Et cette liberté absurde, énorme, cette fureur extravagante, anti-psychologique est, on le sent bien, métaphysique, nihiliste, cocasse et tragique à la fois, mais dans le cadre ordonné d’une chambre à coucher et d’une modeste pension de famille. Un petit monde que met en scène Leonard Cohen avec un œil et un savoir-faire de cinéaste et un talent d’écrivain rare, qui révèle l’envers du décor par une mécanique impeccable, implacable aussi, qui nous laisse pantois et couvert de bleus.

Et ce court roman, très russe, bien que canadien, est complété par des nouvelles, tout aussi réussies, et elles aussi hantées par le sexe, l’amour, la trahison, l’ironie de la vie et l’inaccessible réalisation de soi. Si ce n’est par l’art, la musique, la poésie qui comblent le vide existentiel et interrogent la banalité du Mal, en lui tenant la dragée haute.

La Matinale - Littérature

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