En mai 1968, Annie Ernaux est professeure, mariée, mère d'un enfant, et vit avec intensité la révolte qui bouleverse une France corsetée. En 1971, elle voit le film Mourir d'aimer (d'André Cayatte) avec "peu d'émotion mais beaucoup d'amertume" : Gabrielle Russier, professeure comme elle, n'est pas morte d'avoir aimé, elle a été broyée par le système.

"Une femme, Gabrielle Russier, n'avait ni tué ni volé mais elle avait contrevenu aux rôles, aux “devoirs” de mère, de prof, de femme tout court, à qui est interdit ce qui est accepté chez les hommes, avoir dix ans de plus que son amant", écrit-elle en 2021 dans un ouvrage collectif en soutien à l'Observatoire international des prisons, Pour que droits et dignité ne s'arrêtent pas au pied des murs, (éd. du Seuil).

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Aujourd'hui dans Le jeune homme, Annie Ernaux raconte sa relation à 54 ans avec un étudiant de 24 ans. Un récit à la fois grave et jouissif sur cet amour transgressif qui la fit redevenir la "fille scandaleuse", "mais, cette fois, sans la moindre honte, avec un sentiment de victoire". Et de défi assumé pour changer les conventions. Dans les années 90, bien que le terme méprisant de "cougar" – sans équivalent masculin – n'existe pas encore, aimer un homme beaucoup plus jeune que soi, c'est bousculer l'ordre social et sexuel.

L'ostracisme sociétal vis-à-vis de la femme mûre

"J'ai vraiment senti ce sexisme, cet ostracisme vis-à-vis de la femme mûre. C'était pour moi une façon de témoigner. C'est lié au fait que la femme est considérée comme une mère à partir du moment où elle est ménopausée", a déclaré l'écrivaine sur France Inter, dans l'émission Le grand entretien, du 11 mai 2022.

Trente ans plus tard, la norme conjugale a évolué, confirment les statistiques de l'Insee (2016) : en 1960, la femme était plus âgée que l'homme dans 10 % des couples, contre 16 % en 2000. Mais l'écart moyen entre les deux partenaires est de quatre ans. Seul 1% des couples est composé d'une femme plus âgée de dix ans que son compagnon. Alors quand ils affichent vingt ou trente ans de différence, il est rare d'échapper au double standard : les vingt-quatre ans d'écart entre Brigitte Macron et son mari ont suscité bien plus de commentaires que les trente-trois ans séparant Donald Trump de son épouse Melania.

Longtemps chroniqueuse dans les émissions de Laurent Ruquier, Isabelle Alonso - auteure de Les vrais hommes sont féministes, (éd. Héloïse d'Ormesson) se souvient : "Quand j'ai lancé 'Il est mignon lui…' après le passage d'un jeune chanteur, Ruquier a réagi : "Il pourrait être ton fils !" alors qu'il ne faisait pas ce genre de réflexions à Gérard Miller qui draguait les jeunes femmes. L'âge n'a jamais eu d'importance dans mes relations, peut-être parce que j'ai grandi avec un grand-père qui avait l'air d'être mon père."

Et pour cause, ils avaient le même âge : veuve à 40 ans, la grand-mère espagnole d'Isabelle est tombée amoureuse de l'ami de son fils, tous deux des militants anti-franquistes. Il avait 20 ans, elle l'a épousé.

Il avait une telle candeur, une telle insouciance, ça m'a bouleversée. On a passé une nuit magnifique mais je n'avais pas prévu de le revoir. C'est lui qui a insisté.

Pierre, lui, avait 25 ans quand Isabelle l'a rencontré un été chez des amis. "Il a su tout de suite qu'on avait vingt ans d'écart. Il avait une telle candeur, une telle insouciance, ça m'a bouleversée. On a passé une nuit magnifique mais je n'avais pas prévu de le revoir. C'est lui qui a insisté.

Je suis le contraire d'une prédatrice, je ne voulais pas lui faire de mal, j'ai mesuré le pouvoir sur quelqu'un de plus jeune. J'avais conscience que notre histoire était limitée. Il me disait : “Je suis jaloux de ton passé” ; je pensais : “Je suis jalouse de ton avenir.”

J'ai été son premier grand amour et notre relation a duré dix-sept ans. Vous savez, on vit sur des idées fausses, dans les années 30, des femmes étaient libres. La mère de Benoîte Groult avait une maîtresse. Elles étaient certes plus discrètes mais audacieuses."

Audacieuses et affranchies des diktats

Audacieuses, nos témoins le sont, qu'elles soient allées au bout de leur passion le temps de quelques saisons ou qu'elles vivent depuis trente ans avec le jeune homme qui, un jour, a chamboulé leur existence. Audacieuses et affranchies.

Quand Valérie, chargée de communication parisienne, like sur Insta une œuvre de Stéphane, artiste peintre marseillais, elle ne sait rien de lui. Leurs échanges sont allés crescendo. "Quand il me propose de venir chez moi, je “googlise” son nom et je découvre qu'il a 40 ans, j'en ai 56. Divorcée, mère de deux grands enfants, je suis libre mais sur la question de l'âge, je suis quand même empêtrée dans mes conventions bourgeoises. Je n'ai pas envie de passer pour une cougar."

Un soir, Stéphane sonne à la porte et c'est le coup de foudre. "Je vois un grand mec, charmant, et toutes mes réticences sont balayées en une nuit, merveilleuse. Dans l'intimité, je ne me suis jamais sentie plus vieille que lui alors que j'étais parfois complexée avec des amants de mon âge. Son regard m'a libérée, j'ai oublié que j'avais le corps d'une femme de 56 ans. Il me répétait : "J'adore tes jambes.”

Il aime les nus de Bonnard, des nus de femmes aux hanches et aux fesses voluptueuses. C'était sexuel entre nous. Quand je l'ai prévenu que le regard de la société ne serait pas tendre sur notre couple, il m'a dit cette phrase très jolie : "Notre différence d'âge, je la connais et, quand je la vois, je l'aime." C'était un adultère. Il était marié, père de famille, notre histoire aura duré un an."

Le tabou de la femme qui s'éclate

Pour Marie Donzel, experte de l'égalité femmes-hommes, le désir de certaines pour la jeunesse reste tabou : "Aujourd'hui, c'est Annie Ernaux, il y a quelques années, c'était Marguerite Duras et Yann Andréa. Le regard est plus difficilement posé sur ces couples, comme si la femme vieillissante était écœurante et que les chairs moins lisses, moins fermes, ne pouvaient être compensées par l'intelligence, l'expérience, l'attention.

Et, outre le tabou du vieillissement, il y a le tabou de la femme qui s'éclate. J'ai 45 ans. 45-50 ans, c'est une période libératrice pour la libido mais pas forcément au même moment que les hommes pour qui c'est souvent l'âge du premier enfant ou celui du renouvellement de la parentalité avec une nouvelle compagne. Et puis, nous sommes nombreuses à être divorcées, qu'on ne vienne pas nous raconter qu'on ne recherche que la tendresse. C'est difficile à entendre par la société mais, guéries du prince charmant, autonomes financièrement, plutôt bien dans nos baskets, on cherche à s'éclater au lit."

Il m'aura attendue quinze ans, il a vraiment bien déployé la carte du tendre. Il faut être gonflée et avoir le goût du risque pour être avec un mec si jeune, mais j'ai toujours été anticonformiste.

Ce n'est pas Catherine qui la contredira, qui, à 50 ans, "n'avait jamais été aussi bien dans son corps". Victor, son amant, a alors 29 ans : "Il avait l'ardeur d'un jeune homme, inoubliable ! Je l'entends encore grimper quatre à quatre mes escaliers en criant : "Ouvrez, c'est le pape", un bouquet de lilas ou de violettes à la main."

Victor est le meilleur ami de son fils, qu'elle a eu, étudiante, à 20 ans. "J'ai bien senti qu'à 14 ans, il était amoureux de moi, j'en avais 35. Alors, en bon littéraire, il m'écrira et me parlera de Flaubert, mon auteur préféré, de belles lettres de promesse et d'attente comme celles de Flaubert à Élisa Schlésinger. Il m'aura attendue quinze ans, il a vraiment bien déployé la carte du tendre. Il faut être gonflée et avoir le goût du risque pour être avec un mec si jeune, mais j'ai toujours été anticonformiste."

Mais quand à 51 ans, Catherine apprend qu'elle va être grand-mère, Victor s'exclame : «"Génial, je vais être grand-père de toi et ton fils, mon meilleur ami." C'est le déclic. "Mon histoire n'allait pas passer de Racine à Feydeau ! J'ai rompu. J'ai eu beaucoup d'amants mais Victor a été unique. Je n'ai aucun regret. Refuser cet amour, c'était dire non à la vie."

"Je suis insouciante et les qu'en-dira-t-on m'indiffèrent"

Sans en avoir toujours conscience, ces femmes ont un rôle d'initiatrice pour leur jeune partenaire. "J'aimais me penser comme celle qui pouvait changer sa vie", écrit Annie Ernaux, mais sans être un substitut de mère.

Joyce avait cinq enfants de quatre pères différents quand elle a rencontré Philippe. Ils militaient à la CGT de leur entreprise d'électronique. Elle avait 40 ans et une réputation de "mangeuse d'hommes". Lui, à 24 ans, vivait chez sa mère. Un soir de 1985, ils sont allés à une réunion de Touche pas à mon pote et ça a été le coup de foudre.

"Le matin, je lui ai proposé de rentrer avec moi, il a accepté et, depuis trente-sept ans, on ne s'est plus quittés. On est un couple fusionnel. Je suis insouciante et les qu'en-dira-t-on m'indiffèrent. Je n'ai jamais ressenti notre différence d'âge. C'est lui le plus sérieux, lui qui gère nos finances. Mon fils aîné, qui a trois ans de plus que lui, l'appelle “le patriarche de la famille”. Il a pris tous les enfants sous son aile. Je ne suis pas sa mère, c'est lui plutôt qui serait mon père. Il est protecteur avec moi. J'ai toujours été gamine, j'aimais faire des farces. À 76 et 60 ans, on s'amuse encore et je suis la plus joueuse des deux."

"Est-il né avant ou après la chute du mur de Berlin"

C'est peut-être cela, le secret de ces couples, le refus de se conformer à leur âge officiel. "Avec lui, je parcourais tous les âges de la vie, ma vie", écrit Annie Ernaux.

"C'est comme un brouillage des générations", analyse Rafaela, 40 ans et un visage de lutin. Depuis son divorce, à 35 ans, cette artiste plasticienne n'a eu que des amants trentenaires, ""Est-il né avant ou après la chute du mur de Berlin" est mon point de repère, dit-elle en riant. Je suis une "alien" dans ma façon de vivre et de m'habiller. Je vis au Liban, je ne partage donc pas les mêmes références culturelles avec mon fiancé Adeeb, qui a 29 ans. À Paris, mes amants seraient plus Harry Potter, et moi, le Club Dorothée ! Je suis une gamine de 15 ans avec des rides de 40 ans. Je ne veux pas d'enfant, c'est moi qui me fais “paterner”. Vous savez à quoi je repère notre différence d'âge ? Ces hommes ont grandi avec le porno, ils en ont l'esthétique, ils ont tous le pubis rasé."

Les luttes féministes des années 70 ont fait de l'intime un enjeu politique. Après l'autonomie financière, la possibilité de faire carrière, la libération des mœurs, vivre sa libido en faisant fi de son âge et de celui de son partenaire relève de la parité politique et professionnelle désormais étendue au domaine de l'intime. "

Cette question de la différence d'âge s'active aussi dans d'autres espaces du désir, analyse Marie Donzel. Ambition a pour étymologie “désir ardent”. Quel regard est porté sur cette tension juvénile dans l'ambition de réussir chez les femmes, passé la quarantaine ? C'est bien beau de vouloir la parité mais ça ne se fera pas si on continue de penser que l'on fait carrière entre 39 et 42 ans. Cette question de l'acceptation du désir féminin dans tout ce qu'il a de puissamment juvénile doit être mise sur la table."

Article publié dans le magazine Marie Claire n°839, daté août 2022, publié en juillet 2022