C'EST le droit absolu, pour un romancier, de tuer ses héros à la fin d'un livre. Il s'en débarrasse, et, l'aimant mieux mort que fatigué, il s'assure de ne plus être tenté de se servir encore ce tel personnage ; il se conforme, en bon réaliste, aux lois de la vie, qui veulent qu'elle cesse, tantôt à la longue, tantôt brusquement. C'est aussi le droit du même romancier de ressusciter ses victimes pour leur faire courir dans d'autres conditions d'autres aventures dans un nouveau livre. Avec sa désinvolture accoutumée, M. Michel Déon vient de pratiquer heureusement la respiration artificielle sur le héros de son meilleur roman, la Corrida, ce Pierre Gauthier dont la mort tragique nous avait émus à la fin de ce livre non oublié, où j'avais trouvé inutile la disparition véritablement accidentelle de ce pauvre garçon, éventré par un taureau dans les arènes de Malaga, où il n'était pourtant que spectateur. Gauthier assistait à une corrida ; un taureau puissant avait bondi et, franchissant la barrera, était venu tomber dans les gradins, aplatissant plusieurs amateurs de fiestas, et Gauthier avait reçu un mauvais coup de corne. Nous l'avions cru mort et, le personnage étant sympathique, nous avions mis au compte de l'auteur, comme une vue triste sur la vie, cette fin attribuée à la fatalité. C'est donc avec plaisir, l'ayant pleuré, que nous voyons reparaître, recousu et consolidé, malgré une rate perdue et un pan d'intestin en moins, cet énergique Pierre Gauthier, promu à un rôle important dans le nouveau livre de Michel Déon, ce très remarquable roman, la Carotte et le Bâton (1), titre bizarre qui sera expliqué plus loin.
Mais, d'abord, dès qu'on parle de M. Michel Déon, l'écrivain sans doute le plus doué de sa génération, c'est le mot désinvolte qui revient naturellement sous la plume, comme d'autres seront toute leur vie étiquetés charmants ou distingués. Cependant, comme il y a toujours à se méfier de l'automatisme, il faudrait savoir ce que c'est que la désinvolture, qu'être désinvolte. Cela implique extrême aisance, légèreté, impertinence, manières dégagées, et cela convient en effet à M. Déon, esprit libre, impatient de toute contrainte et qui entend vivre et penser à sa guise, sans égard aux idées reçues et aux opinions du jour. Cet hédonisme (" doctrine morale qui fait du plaisir immédiat le but de la vie ", dit Larousse) ne suppose aucun engagement et n'admet aucun conformisme. Malgré quelques affirmations précises, répétées, je ne pense pas que M. Michel Déon soit tout à fait son personnage Pierre Gauthier, et c'est donc à celui-ci seul, à mon sens, qu'il faut attribuer ces caractères. Dans la Carotte et le Bâton, comme précédemment dans la Corrida, on le voit avoir eu des ennuis lors de la Libération ; son père a été massacré dans les règlements de comptes de la Résistance, ses biens réquisitionnés ou volés. Pierre en a conçu haine et mépris pour cette époque et ses profiteurs, et il parait faire à son tour un assez violent résistant aux idées en cours et aux croyances de ce moment-là. Pris d'une manière différente, il aurait été un résistant aussi patriote que les autres, au lieu de donner dans la réaction et l'opposition, ayant l'énergie qu'il fallait, et le goût d'agir et de se battre.
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