Romain Bertrand déconstruit la légende de la participation française aux Grandes découvertes du XVIe siècle tout en révélant la complexité des sociétés asiatiques de la même époque.

La France n’a pas contribué aux Grandes découvertes. Et pourtant, au XIXe siècle, plusieurs érudits énoncent la thèse contraire en mettant en avant l’expédition de 1529 vers Sumatra des Dieppois Jean Ango, le mécène, Jean Parmentier, le navigateur-poète, et Raoul, son frère. Cette réhabilitation s’inscrit dans le contexte des débuts de la conquête algérienne par la monarchie de Juillet, mais également de l’invention de la Renaissance par Jules Michelet. Jean Ango et Jean Parmentier sont dès lors présentés comme des symboles de l’entrée de l’Europe « en modernité ». Leur exemple, connu grâce au récit de leur compagnon Pierre Crignon, est également brandi dans les années 1880 lors de la colonisation de l’Indochine et de Madagascar pour affirmer les prétentions impériales françaises face au rival britannique. Pour autant, comme l’écrit l’historien Romain Bertrand, dans son dernier livre, Les Grandes déconvenues. La Renaissance, Sumatra, les frères Parmentier : « Qu’on ne s’y trompe pas : faite de quelques mensonges et d’une nuée de demi-vérités, la légende est un Léviathan, un colosse aux pieds agiles qui ne se laisse pas facilement abattre. »

À rebours d’une certaine conception de l’histoire maritime, qui s’intéresse avant tout à la traversée, laissant de côté l’histoire sociale des équipages comme les contrées visitées, l’auteur de L’Histoire à parts égales s’efforce de remettre en perspective et au sein d’un monde plus vaste cette aventure normande. Il se penche en conséquence sur la ville de Dieppe, sur le milieu de la marine et, surtout, sur les sociétés asiatiques et leur insertion dans des circuits d’échanges. L’étude à nouveau frais de la biographie de Jean Parmentier, notamment via le recours à la comparaison, permet de réévaluer la figure de l’homme de la Renaissance et, plus largement, de la période. En effet, la modernité doit s’écrire au pluriel, tant elle est tributaire d’autres « savoirs (lettrés et subalternes) » et « sociétés (européennes et extra-européennes) » que le récit de Romain Bertrand convoque. Il décrit également avec précision Sumatra et son organisation socio-économique, berceau de la « première mondialisation » : celle des épices.

Jean Ango, le corsaire gentilhomme

En 1450, la Normandie est une région sinistrée, à la suite de la Grande Peste et de la guerre de Cent Ans. L’économie est à l’arrêt. Les importantes pertes démographiques conduisent même à un reboisement sauvage. Les années 1520 sont celles du retour de la prospérité, et cela en moins de trois générations, bien que la pauvreté et de fortes inégalités demeurent. Ce regain est concomitant du règne de François Ier. Les ports, comme celui de Dieppe, sont des lieux d’ascension sociale : « des creusets où s’opère – merveilleuse alchimie – la transmutation de la richesse en titres et privilèges. » De nombreuses familles bourgeoises, participant aux affaires municipales, sont anoblies.

Jean ou Jehan Ango appartient à l’une de ces familles de notables, qui connaît certes des revers économiques, mais qui appartient bel et bien aux couches supérieures de la société normande. Sa mémoire est encore présente à Dieppe, où il est considéré comme le « Jacques Cœur » local, pour ses qualités d’humaniste et son action prétendument déterminante dans la découverte des lointains. De fait, l’homme pratique surtout le mélange des genres : marchand de sel, il est également en charge de la collecte de sa taxe et s’illustre comme corsaire ! « Entrepreneur en piraterie », il est protégé par ses nombreuses relations des réprimandes de la couronne, ambivalente dans sa tolérance de telles activités qui visent les puissances ibériques. En parallèle, Jean Ango est mécène des arts, de concours de poésies notamment, et, tel que la postérité l’a retenu, armateur d’explorations au grand large. Il commerce avec le Brésil, au bois alors très prisé. Néanmoins, son rôle de financier de grandes explorations doit être ramené à sa juste mesure.

Jean Parmentier, poète-navigateur et transfuge de classe

Jean Parmentier, à la fois poète et navigateur, est le « héros » de l’expédition, qui meurt en Insulinde. Comme Magellan, il n’a pu livrer le récit de sa navigation, narrée par un tiers, son ami Pierre Crignon, qui forge au passage sa légende. Poète, il appartient à l’école des « grands rhétoriqueurs », plutôt déconsidérée par l’histoire littéraire – à l’exception de Clément Marot – mais réhabilitée comme « plagiaire par anticipation » par l’OuLiPo.

Parmentier gravite autour du milieu de la pêche, connu à Dieppe pour ses harengs. Il acquiert en son sein un savoir pratique sur la navigation, et non auprès de théoriciens de l’astronomie, comme le voudrait la légende, taillée pour concurrencer l’école de cartographie portugaise, de fait très utilisée par tous les navigateurs. De manière générale, comme le relève Romain Bertrand : « Héritage du XIXe siècle, le compartimentage national de l’histoire des Grandes découvertes passe par pertes et profits le caractère cosmopolite des milieux et des connaissances maritimes. » L’historien voit en Jean Parmentier un « transfuge de classe » dépeint en humaniste par son mémorialiste, ce qui équivaut à nier son expérience et son parcours.

Sumatra, l’autre civilisation

En 1520, le poivre n’est déjà plus un produit de luxe, mais le monopole des Portugais sur son commerce s’avère économiquement désavantageux pour le royaume de François Ier. Plus que des épices, les Dieppois sont à la recherche de l’or de Sumatra, connu pour ses mines. Ils embarquent sur les navires La Pensée et Le Sacre, dont on sait peu de choses sur l’équipage. Dans le récit de Pierre Crignon, ils font seulement une apparition à l’occasion de leur décès, dont les circonstances sont à chaque fois relatées. L’itinéraire des bateaux longe les côtes africaines, puis s’arrête à Madagascar et aux Maldives, avant d’arriver à Sumatra.

Les Normands sont loin d’être les premiers à aborder ces rivages. Ces territoires ont été déjà visités par les musulmans et les Portugais, ces derniers ayant d’ailleurs rendu très méfiants les autochtones du fait de leur brutalité. Ce qui explique le mauvais accueil reçu par l’équipage de Parmentier à Madagascar de la part de populations échaudées par les Portugais. Plus ils progressent dans leur périple et plus il est difficile pour ces marins de considérer leurs interlocuteurs comme des « sauvages » ; au contraire, ils rencontrent des hommes polyglottes ou cultivés. Les Dieppois sont même admiratifs des techniques de pêche des Asiatiques dont ils font la connaissance.

À Sumatra, ils sont confrontés à un univers social très sophistiqué, dont ils ne maîtrisent pas ou mal les codes, desservis qui plus est par les compétences approximatives de leur traducteur. Parmentier conteste ainsi maladroitement les règles locales de l’échange. Romain Bertrand suggère qu’il s’agit d’abord de malentendus sociaux, plus que culturels, et ajoute que « La civilisation et la curiosité ne débarquent pas à Tiku avec les Dieppois : elles les y attendent de pied ferme. » La grossièreté et la violence des Normands font d’ailleurs capoter leurs transactions commerciales. Jean Parmentier meurt peu après leur départ de Sumatra, victime d’une épidémie. Le reste de l’équipage revient avec un maigre butin – qui ne couvre pas les frais engagés pour l’expédition – et n’a pas vu grand-chose des pays qu’il a parcouru. Les marins n’ont pas perçu à quel point Sumatra est inséré dans un vaste réseau, notamment religieux, commercial et cosmopolite. Ils ignorent aussi le rôle crucial des « collecteurs-commerçants », les chasseurs-cueilleurs des ethnologues, qui approvisionnent en produits recherchés les villes asiatiques qui échangent ensuite avec le vaste monde. Enfin, « Sumatra abrite au XVIe siècle un monde social et politique en tout point aussi complexe que celui de la Normandie. » Les parallèles entre les deux sociétés à la même époque sont donc bien plus importants qu’il n’y paraît.

 

Les Grandes déconvenues confirme les qualités de fin observateur (à distance) des interactions socio-culturelles de Romain Bertrand. Alliant le sérieux du propos – extrêmement fouillé et référencé – à quelques touches d’humour, il parvient à reconstituer et à rendre vivant, grâce à une description dense, les différents décors et protagonistes de cette histoire. Par moments, sa méthode rappelle celle du Monde retrouvé de Louis-François Pinagot d’Alain Corbin, comme lorsque l’historien comble les « trous » de la biographie de Jean Parmentier par une restitution du contexte dieppois de son enfance.