C’est à seulement quelques rues de l’Opéra Garnier que nous avons rendez-vous avec une étoile. Cet astre, c’est Aurélie Dupont. Petit rat à 9 ans, membre de la Compagnie à 16 ans puis danseuse étoile en décembre 1998, après son interprétation de Raymonda dans le « Don Quichotte » de Rudolf Noureev. Elle raccroche ses chaussons à 42 ans – l’âge de la retraite dans ce milieu – mais franchit de nouveau les portes du Palais Garnier en 2014, lorsqu’elle succède à Benjamin Millepied comme maître de ballet, puis comme directrice de la danse (2016-2022). Vous l’aurez compris, son parcours est aussi vertigineux qu’une pirouette réalisée avec des pointes sur une scène inclinée. Afin de raconter cette carrière hors du commun, Aurélie Dupont a couché sur papier son parcours digne d’une épopée. 

Mais ne vous y trompez pas, à la fois romanesque, descriptif et émouvant, « N’oublie pas pourquoi tu danses » (éditions Albin Michel) ne s’adresse pas uniquement aux rompus à la danse classique. Que l’on soit attiré par cet univers, novice ou simple curieux, l’écriture minutieuse et captivante d’Aurélie Dupont nous donne l’impression d’arpenter les couloirs de l’Opéra à ses côtés avant de l’observer sur scène, depuis les coulisses.

Le jour de la sortie de son autobiographie, Aurélie Dupont s’est confiée avec douceur et pudeur sur ce qui est – littéralement – l’œuvre de sa vie. Celle que l’on imagine volontiers en danseuse rebelle avant la lecture de son ouvrage, cache en réalité, derrière son tutu blindé, une personnalité fragile et touchante.

ELLE. Votre livre s’intitule « N’oublie pas pourquoi tu danses », est-ce un conseil ou est-ce parce qu’à un moment donné de votre carrière vous l’avez oublié ?

A.D. Je me suis posé cette question à un moment où j’ai été obligée de le faire. En fait, quand on travaille beaucoup, on n’a pas le temps de se poser ces questions-là. Même dans la vie, en général : on travaille, on a nos enfants, notre fiancé et on avance dans ce couloir… À un moment donné, on se dit : « Mais pourquoi on fait tout ça ? » Et quand on a la réponse et qu’on se rend compte que ça a du sens et que c’est une nécessité dans sa vie. Pour moi, ça a été comme retomber amoureuse de mon métier. Donc c’est une question que j’encourage les gens à se poser.

« J’ai dû vraiment prendre le temps de réaliser que je n’étais pas qu’une danseuse »

ELLE. En tant que sportive et notamment danseuse, le rapport au corps est particulier. Quel était le vôtre à cette époque et a-t-il changé ?

A.D. Pour moi, mon corps, c'est mon instrument de travail. Comme un violon pour être celui d’un violoniste. C'est assez passionnant et c'est en même temps compliqué. Lorsque l’on est tout petit, on a tout de suite conscience de se dire que c'est son corps qui danse. C'est mon cerveau qui envoie des commandes à mon corps et mon corps doit exécuter au mieux pour progresser et évoluer. On se demande comment on peut faire pour optimiser les qualités que l’on a et combler les défauts. Et puis un corps, ça se dessine aussi en travaillant. Souvent, on dit que les danseurs sont un peu égocentriques à se regarder toute la journée dans le miroir. Je peux vous assurer que l’on regarde ce qu'il faut faire progresser, si le mouvement est bien fait, si on peut plus être plus gracieux, plus allongé, monter la jambe plus haut, avoir une posture plus propre…

ELLE. Votre corps est votre outil de travail mais il est aussi votre pire ennemi. Vous parlez de la terreur de la blessure, de votre poids… Comment, à une période où l’on se construit, arrive-t-on à s’approprier son corps ?

A.D. Ce n’est pas facile. J’ai dû vraiment prendre le temps de réaliser que je n’étais pas qu’une danseuse. J’étais aussi une petite fille, une jeune fille, une jeune femme, une femme… Il faut garder cette distance-là avec ce corps qui peut se blesser parce qu’on l'a peut-être trop poussé, qu'il était fatigué, qu'il avait des carences musculaires… Et puis, il y a ce corps qu'on doit regarder avec un peu plus de douceur – et ça, c'était plus difficile. Parce que parfois, il change sans que vous l'ayez demandé durant la période de l'adolescence – homme ou femme. C'est quelque chose qui, quand on n'y est pas préparé – et je n'y étais pas préparée – est difficile. Se féminiser, avoir un peu de poitrine… Il faut accueillir aussi cette fin d'adolescence et ce corps qui s'impose à vous.

ELLE. La maternité a-t-elle également changé quelque chose ?

A.D. J’ai eu deux enfants. C'est vrai que pour moi, l’après-grossesse a était plus dur avec le premier qu’avec le deuxième car après, je savais un peu où j'allais. Votre corps change complètement. Ça a été un tout un travail de le remuscler. J'ai appris à le respecter en lui laissant le temps de revenir. On ne peut pas demander à une femme qui vient d'accoucher de, tout d'un coup, perdre quinze kilos et d’avoir un ventre bien plat. Ce n’est pas possible. Donc, à un moment donné, il faut être face à une réalité qui n'est pas compliquée à comprendre. Mon corps m'a quand même donné deux beaux enfants, je ne peux que le féliciter. Au départ, il faut perdre un peu de poids mais doucement, sans s’affamer. Ensuite, j’ai remusclé chaque partie de mon corps tendrement, sans se presser. Quand une danseuse reprend la danse après un accouchement, il faut compter à peu près une année complète pour revenir à son niveau d'avant. Après, ça redevient tellement naturel. J'avais des exemples de danseuses qui, avant moi, ont eu des enfants, donc j'ai vu que c'était possible. Ça m'a encouragée. Il faut être patient.

« tu seras danseuse étoile »

ELLE. Il y a aussi des passages très forts sur les épreuves que vous avez traversées dès le plus jeune âge à l’école, les humiliations, les réflexions, l’animosité de la direction à votre égard tout au long de votre scolarité et votre carrière… L’écriture de ce livre a-t-elle été cathartique ?

A.D. Pas du tout. J'ai vraiment écrit ce livre dans la joie. Je n'ai pas pleuré devant mon ordinateur une seule fois. J'ai pardonné toutes ces choses-là. D’avoir écrit, ça m'a permis de revivre les meilleurs moments de ma vie avec beaucoup d'émotions et d'avoir presque un regard amusé sur toutes ces petites choses que je raconte. C'était une autre époque. C'était les années 80. Aujourd'hui, ça n'existe plus. C’était presque risible tellement c’était énorme. Ce qui a ressurgi, ce sont vraiment les moments où j'ai été très émue : mes adieux, les rencontres avec les chorégraphes qui m'ont tellement apporté, avec mes professeurs qui ont été extrêmement bienveillants et qui m'ont fait confiance. Ceux qui m'ont dit, très jeune : « tu seras danseuse étoile ». J’ai raconté ces épreuves car c’est mon parcours, mais je ne garde que les jolies choses.

ELLE. Parler de votre famille dans ce livre est-il une façon de briser cette pudeur qui semble régner au sein de votre famille ?

A.D. Je suis quelqu'un de très pudique. Je ne parle pas beaucoup. Pour moi, parler de mon enfance, de ma famille, de mon éducation et de mes souvenirs, tout d'un coup, je me dévoile. Ça me semblait important de raconter aussi tout ça pour comprendre qui je suis et d'où je viens. Dans ma famille, on ne parle pas de sentiments. Ce livre m’a permis de dire des choses que j'ai ressenties mais que je n'ai jamais dites, sincèrement et avec la pudeur qui me correspond. Mes parents ont été très touchés par le livre. C’est mon histoire que j'ai eu envie de raconter pour tourner une grande page.

ELLE. À travers votre livre, on vous imagine danseuse rebelle mais on vous découvre surtout fragile avec cette volonté de « ne jamais prendre trop de place ». Avez-vous toujours ce sentiment ?

A.D. Je l'ai moins parce que je suis plus vieille et que la maturité, ça arrange bien des choses. C'est ce qu'il y a de bien dans le fait de vieillir (rires). Petite, j'avais, comme je le dis dans le livre, ce sentiment d’être à part. J'étais presque dans l'attente de quelque chose qui allait se révéler. Je pense que c'est arrivé le jour où on a dit : « Elle est douée, il faut qu'elle danse ». Mais peut-être que si on faisait une marche arrière gigantesque pour me dire que j’étais douée pour le piano, j'aurais fait du piano. Ce jour-là, on a vu quelque chose en moi. Donc je me suis dit : « Ok, je veux faire ça parce que l’on a vu à ma place ».

« J'ai beaucoup de chance d'avoir vécu de ma passion »

ELLE. Qu’est-ce qui vous manque le plus de vos années en tant que danseuse ?

A.D. La scène. Pour moi, c'est une espèce d'échappatoire… J’ai une vie normale : j'ai mes enfants, je me lève le matin, je fais le petit déjeuner, je vais faire des courses, je suis en retard pour aller les chercher à l'école. Mais j'avais ce truc où, à 19 h 30, j'étais en scène et je racontais une histoire. Et puis, à 22 h 30, je sortais du théâtre et je rentrais à la maison. Le lendemain, rebelote. C’était une espèce de parenthèse enchantée que j'avais. Une double vie où j’étais une autre. La meilleure version de moi. Un moment suspendu qui était quand même génial, et ça me manque parfois.

ELLE. Avec le recul, quel conseil auriez-vous aimé recevoir lorsque vous êtes entrée à l’école ?

A.D. On m'a toujours dit de beaucoup travailler. Je l'ai bien entendu et je l’ai fait. Peut-être que j'aurais aimé qu'on me parle davantage de mes qualités que de mes défauts. Quand j'enseigne, par exemple, je ne parle que de qualités, car le défaut, c'est quelque chose qu'on peut camoufler. La qualité, c'est quelque chose que l’on peut mettre en valeur, que l’on peut faire évoluer, mettre en lumière. C’est de la magie.

Que l’on me parle aussi de la notion de plaisir et de joie. Parfois, quand on travaille beaucoup, on peut vite être dans ce quelque chose de « souffrance », parce qu'on veut progresser. Mais il faut quand même prendre du plaisir et ce n’est pas à dissocier du travail. On peut marier les deux.

ELLE. Après tant de chemin parcouru et si belle carrière, qu’aimeriez-vous dire au petit rat que vous étiez ?

A.D. Je pense que si je devais dire quelque chose à cet enfant de neuf ans, ce serait : « Tu vas voir, tu vas faire des choses… Je crois que tu n’as même pas envisagé que tu pourrais en faire autant ». Il y a eu des hauts et des bas, mais je me sens extrêmement privilégiée d'avoir vécu cette carrière et cette vie-là. J'ai beaucoup de chance d'avoir vécu de ma passion, ce qui n’est pas toujours facile. D'être née avec un don, même si j'ai beaucoup travaillé pour être douée.

ELLE. Qu’avez-vous gardé comme objets de l’époque où vous étiez danseuse à l’Opéra ?

A.D. J’ai gardé plein de trucs. Peut-être qu’un jour on fera une petite exposition. J’aimerais bien. J'ai gardé plein de costumes, peut-être 150 paires de pointes neuves dans une énorme valise – je ne sais même pas quoi en faire. J'ai gardé tous mes programmes, mes photos…

ELLE. Pourquoi avoir choisi de vous arrêter à vos adieux à la scène et ne pas avoir évoqué vos années en tant que maître de ballet, puis de directrice de la danse ?

A.D. J'ai eu envie d'en parler. Mais j'ai rendu je ne sais pas combien de pages donc je me suis dit que ça n’allait pas tenir. Donc peut-être qu’il y aura un tome 2. Mais ce n’était pas possible d’écrire un livre de 800 pages.

Aurélie Dupont, N'oublie pas pourquoi tu danses

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