Petit journal de bord du ramadan
Le ramadan 2024 s’est achevé ce mardi, laissant derrière lui trente jours intenses de jeûne et d’introspection pour les musulmans le pratiquant. Mais que signifie réellement vivre chaque journée de ce mois, sacré pour 1,5 milliard de personnes dans le monde ? Yasmine Khiat a tenu un petit journal de bord spirituel.
Avant toute chose, je souhaite préciser ce qu’est la pratique du jeûne musulman et la manière dont je l’aborde cette année. De l’arabe sawm (صَوْم), le jeûne signifie littéralement « la privation de ». Pendant 30 jours, il m’était interdit de manger et de boire du lever du jour jusqu’à la tombée de la nuit. Le jeûne ne se limite pas à l’abstention alimentaire mais englobe également l’interruption d’autres comportements préjudiciables, selon les préceptes musulmans, à l’activité spirituelle – comme par exemple la cigarette ou encore les relations sexuelles. Quel objectif me guidait ? Tester ma capacité à affronter les situations de manque, éprouver le sort quotidien des nécessiteux et surtout me remettre en question.
Semaine 1 : quand l’esprit défie le corps
« Mais tu es folle ?! Tu ne peux pas boire de la journée ?! » Alors que mon entourage réagit avec surprise à mon envie de jeûner cette année, les premiers jours passent et je découvre que mon corps peut endurer davantage de choses que je ne l’imaginais. Cette citation de Spinoza me vient en tête : « Nul ne sait [d’avance] ce que peut le corps » (Éthique III, 2, S). J’en fais l’expérience, mais je remarque aussi que mon esprit parvient à reprendre le dessus. Je ne peux pas boire de la journée, pourtant je peux parler. Assoiffée, mon cerveau n’était pas assez oxygéné ; pourtant, je parviens à travailler des heures devant mon ordinateur. Quelques vertiges vers 17h, mais je tiens bon, il ne reste que deux heures, rupture du jeûne aux alentours de 19h15... Tout est dans la tête, y compris la maîtrise du corps.
Le soir, pour un ftour (إِفْطَار,) presque parfait – mot arabe qui désigne le repas pris pour rompre le jeûne –, rien de mieux qu’une datte, un bol de chorba frik (soupe traditionnelle algérienne à base de blé concassé, de viande d’agneau et de coriandre) et quelques briks farcis... Miam. La rupture du jeûne est évidemment une expérience profondément apaisante mais aussi surprenante. Montre en main : je m’abstiens de 5 heures du matin à 7 heures du soir, je fantasme sur la nourriture pendant 14 heures, mais au moment de la rupture, je suis rassasiée au bout de 8 minutes... Et parlons de cette première gorgée d’eau dans mon gosier, à la saveur toute particulière, qui me procure un soulagement immédiat. Cela fait sept jours que je jeûne, et alors que c’est mon corps qui me contraint d’ordinaire à satisfaire mes besoins, je réalise que ce que peut mon corps est surtout déterminé par mon esprit. Cette interaction me fascine.
Semaine 2 : la nuit devient le jour
J’ai l’impression d’être un chat. Dormir est devenu ma seule raison de vivre. Ce que j’inflige à mon corps n’a décidément rien de raisonnable. Ne pas manger du matin au soir, rester éveillée toute la journée en ayant peu dormi, puis manger, pour dormir aussitôt. La fatigue est ce qui vient briser ce beau compagnonnage entre mon esprit et mon corps, tout deux bien décidés à se rebeller. Comme un chat malicieux ponctuant ses journées de siestes, vers minuit, j’ai tour à tour un regain d’énergie, une envie de grignoter, de vider mes placards, de travailler et de ranger mon appartement. Il faut profiter à tout prix, la nuit tout est permis, je peux boire, manger, alors c’est la fête. La nuit devient le jour. Et le temps n’a plus de limite.
Cette deuxième semaine est marquée par les insomnies. Mon corps ne comprend plus grand-chose et réclame un café quand le réveil sonne, à l’heure où le soleil est déjà levé. Mais quelle « bonne fatigue » que de « faire l’épreuve de son corps », explique le philosophe Éric Fiat dans son Ode à la fatigue (2018). La fatigue du jeûneur est similaire à ce que le philosophe appelle « la fatigue du sportif » : la joie du vainqueur efface toute la fatigue. Chaque journée de jeûne est définitivement une victoire qui me remplit de joie et qui me fait oublier l’imperfection de mon propre corps. Je suis exténuée mais le temps passe et je passe avec entrain le seuil symbolique des quinze jours consécutifs de jeûne.
Semaine 3 : souffrir stoïquement
Trois semaines ont passé et j’approuve la vision grand public de la théorie du médecin Maxwell Maltz, selon laquelle le cerveau humain aurait besoin de [minimum] 21 jours pour prendre une habitude. Je m’en approche. Je suis officiellement habituée à jeûner. En bonne stoïcienne que je suis devenue, je me réveille le matin et je ne me plains plus. Je maîtrise mes émotions, je suis presque tranquille. Détachée lorsque je passe devant une terrasse bondée d’un café, voyant les Parisiens flâner au soleil, sirotant des boissons rafraîchissantes. Imperturbable devant une petite fille qui mange en face de moi une crêpe au chocolat dans le bus à l’heure du goûter : pourquoi les enfants ont-ils cette fâcheuse tendance à fixer les autres dans les yeux ? Était-elle en train de me provoquer ? La pauvre petite ignorait que je jeûnais et le spectacle de cette dégustation aurait pu jouer avec mes nerfs.
La frustration et l’irritabilité sont des émotions légitimes à l’épreuve du jeûne. Mais en néo-stoïcienne, je sais que je ne peux pas contrôler les événements extérieurs. Je peux seulement contrôler ma réaction, et rester fidèle à la décision que j’ai prise en toute conscience. Je développe une attitude de plus en plus détachée et positive. Loin de mes préoccupations de soif et de faim, désormais, j’ai l’impression que le jeûne du corps me rend pleinement disposée à l’égard du monde et des autres et renforce ma discipline intérieure.
Semaine 4 : l’heure du bilan
Il ne reste qu’une semaine et j’appréhende le « retour à la normale ». Au-delà des défis rencontrés, des difficultés liées à la faim, la soif et la fatigue, ce mois entier est un véritable temps de pause, un temps pour observer ma propre vie.
Trente jours est une temporalité rare aujourd’hui pour se consacrer à soi. C’est ce que constate le philosophe Abdennour Bidar, dans son livre Les Cinq piliers de l’Islam et leur sens initiatique (Albin Michel, 2023) :
“Faire de cette période de l’année ce temps privilégié où l’on va se donner le temps non seulement du retrait des affaires du monde mais de la consécration de soi à l’essentiel. Soulignons à quel point ce temps de pause et de consécration à la vie spirituelle est devenu un luxe quasi introuvable dans nos vies contemporaines : qui dispose aujourd’hui d’un mois entier pour cela ? La question de fond que pose le mois de ramadan est de ce fait cruciale pour nos sociétés tout entières, au-delà de l’islam. Elle interroge, en effet, le préjudice pour nos existences de n’avoir aucun ‘temps libéré’, aucune période libérée pendant laquelle cet essentiel peut devenir prioritaire vis-à-vis du reste”
Certes, l’exigeant jeûne musulman a affamé mon estomac, mon ego et mes désirs. Mais cette abstinence était l’occasion de faire l’expérience de pensées, de sensations ou d’émotions auxquelles je n’aurais pas prêté vraiment attention si je ne m’étais pas imposée cette contrainte forte, et d’adoucir mon cœur, qui ne voit parfois que ce qu’il possède. Car au-delà des bienfaits physiques et spirituels, j’ai surtout partagé les mêmes privations que d’autres hommes, femmes et enfants subissent tout au long de l’année, de par le monde. Personnellement, je peux dire que chaque journée de jeûne m’a permis de reconnaître ma chance, et m’a également, par mon corps, ouvert les yeux sur la réalité brutale de la faim et de la pauvreté qui affligent la planète. En cela, j’ai bien le sentiment d’avoir accompli une tâche importante et de m’être effectivement reconnectée, pour un temps, à ce qu’on appelle « l’essentiel ».
Expresso : les parcours interactifs
Jusqu’où faut-il « s’aimer soi-même » ?
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