“Distant Voices, Still Lives” : Terence Davies à la recherche d’un temps perdu, puis retrouvé

LE CLIN D’ŒIL DE PIERRE MURAT – En 1988, le Britannique faisait sensation avec ce film autobiographique, pierre angulaire de son œuvre à venir. Retour sur ce drame proustien, à l’occasion de sa reprise en salles à partir du 22 mars.

Lorraine Ashbourne, Freda Dowie, Dean Williams et Angela Walsh dans « Distant voices, Still lives », de Terence Davies.

Lorraine Ashbourne, Freda Dowie, Dean Williams et Angela Walsh dans « Distant voices, Still lives », de Terence Davies. FilmFour Ltd/British Film Institute

Par Pierre Murat

Publié le 18 mars 2023 à 10h05

Ce fut l’événement de la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes 1988. L’autofiction n’avait pas encore envahi la littérature, ni le cinéma, et l’on découvrait avec étonnement – et même un rien de stupeur – ce réalisateur anglais nous jetant au visage, avec un mélange d’impudeur et d’épure, son enfance dans un quartier pauvre du Liverpool des années 1950 : ce père violent, cette mère battue, ces chansons entonnées en chœur contre le malheur et l’amour du cinéma comme unique consolation…

Distant Voices, Still Lives de Terence Davies ressort dans les salles le 22 mars et on retrouve avec la même fascination ce film sans véritable intrigue – presque un « musical », tant il y a de chansons accolées les unes aux autres –, où le temps, constamment, se brise, où les personnages semblent s’extraire du passé, comme si un narrateur tout-puissant les sommait d’apparaître devant nous… Cet aspect fantasmatique apparaît dès les premières séquences avec cette mère qui réveille ses trois enfants à l’aube : on les entend dévaler l’escalier, mais on ne les voit pas. Ils restent invisibles quelques secondes : c’est qu’il faut du temps aux ombres pour revenir à la lumière de la mémoire. Et c’est ce temps perdu, retrouvé, « proustien » qu’aura filmé Terence Davies. Opiniâtrement. Obsessionnellement. Désespérément. En une suite de films fragiles, jamais triomphaux, mais régulièrement célébrés par des fans épars, réunis dans une même ferveur.

« Madame Bovary, c’est moi », aurait dit Gustave Flaubert. Formule que le cinéaste pourrait reprendre à son compte. Car c’est lui, bien sûr, le gamin de The Long Day Closes (1991) qui, devant le torse nu d’un maçon, ressent un trouble qu’il ne s’explique pas encore. C’est encore lui, l’adolescent de La Bible de néon (1996), qu’il emprunte au romancier américain John Kennedy Toole : David croit pouvoir échapper à la violence du monde grâce à une tante excentrique (Gena Rowlands) qui, hélas, l’abandonne. C’est toujours lui, l’héroïne (Rachel Weisz) de The Deep Blue Sea (2011), soudain quittée par l’amant lâche et fragile à qui elle a tout sacrifié…

Ce que Terence Davies déteste

Le père

Celui de Distant Voices, Still Lives, c’est l’ogre des contes de fées, le monstre perdu dans une brutalité qui l’enivre. Il gueule. Il frappe. Il est détestable et détesté. Inexplicable et inexpliqué. On retrouve ce personnage borné et féroce dans Sunset Song (2015) : son ombre plane sur toute l’œuvre de Terence Davies. « Ma mère a souffert le martyre avec mon père, qui était d’une violence terrible, qui menaçait de lui fendre le crâne avec une hache. Mais que pouvait-elle faire d’autre que d’endurer ? Où pouvait-elle aller avec ses dix enfants ? Je me suis réjoui de la mort de mon père : je l’ai détesté pendant de nombreuses années, et le jour où cette haine a disparu, aucun sentiment ne l’a remplacée. »

Pete Postlethwaite dans « Distant voices, Still lives ».

Pete Postlethwaite dans « Distant voices, Still lives ». FilmFour Ltd/British Film Institute

L’autorité

Dans le documentaire sur sa ville chérie, Liverpool (Of Time and the City, 2008), Terence Davies donne libre cours à sa rancœur. Il tape sur la royauté britannique – « cette grotesque queen et son pantin de mari ». Sur le pape, symbole de toutes les religions oppressives. Sur Dieu, ce Dieu bergmanien, tout en silence face aux détresses humaines. Et même sur ce Jésus « aux yeux d’ange » que le jeune Terence priait obstinément, mais en vain, pour le délivrer du double « péché » qu’il pressentait en lui : son goût pour les jeunes gens et sa passion pour le cinéma…

Ce qui le sauve

Les chansons

Elles résonnent constamment dans Distant Voices, Still Lives, The Long Day Closes… C’est la seule arme des déshérités contre la société qui les méprise et le seul refuge des femmes face à la brutalité des hommes qu’elles ont épousés. « Un dimanche où nous revenions de l’église, par une belle journée ensoleillée, ma mère a allumé la radio qui diffusait You Belong to Me, chanté par Patti Page. Je suis sorti jouer dans la rue du quartier très pauvre de Liverpool où j’habitais et la mélodie s’échappait de toutes les fenêtres. Je n’oublierai jamais ce sentiment extraordinaire qu’une chanson nous réunissait tous. Je ressentais la même chose en passant près des pubs où les gens se mettaient à chanter en chœur après quelques verres. » Chez Terence Davies, comme chez Proust, la mémoire sert toujours à conjurer l’oubli et le néant.

Lorraine Ashbourne et Angela Walsh dans « Distant Voices, Still Lives ».

Lorraine Ashbourne et Angela Walsh dans « Distant Voices, Still Lives ». British Film Institute/Channel Four Films

Le cinéma

Les deux amies de Distant Voices, Still Lives s’en vont pleurer à chaudes larmes devant La Colline de l’adieu, avec William Holden. Dans The Long Day Closes, on voit le jeune Bud sourire d’aise devant Tammy and the Bachelor, avec Debbie Reynolds… « J’ai essentiellement grandi avec le rêve hollywoodien qui nous guidait dans l’existence et dont nous ne voulions pas admettre qu’il était un séduisant mensonge. Les comédies musicales de Stanley Donen et Vincente Minnelli, les mélodrames de Douglas Sirk avaient un tel effet sur moi que je me souviens dans le moindre détail de l’endroit où je les ai vus, du siège où j’étais assis, du chemin que j’ai emprunté pour me rendre au cinéma… »

Et Ken Russell en DVD
Belle idée : BQHL Éditions, toujours audacieux, vient d’éditer le premier film de Ken Russell (1927-2011), invisible en France depuis longtemps, qui fut le dernier tourné par Françoise Dorléac avant sa fin tragique. Dans Un cerveau d’un milliard de dollars (1967), profil à la Greta Garbo, elle joue – c’était la mode dans les années 1960, en raison du succès des James Bond – une espionne au double (non, triple, voire quadruple) jeu. Pour se faire reconnaître de l’agent Harry Palmer (Michael Caine), cadrée en gros plan, enveloppée de fourrure dans un paysage glacé, elle lui murmure une phrase de Richard III : « Now is the winter of our discontent » (« Voici venu l’hiver de notre déplaisir »). Shakespeare utilisé comme code entre agents secrets, c’est plutôt original.
Ken Russell, un peu oublié, aujourd’hui, fut célèbre pour ses adaptations sulfureuses (Women in Love, d’après D.H. Lawrence) et ses biographies déjantées (Mahler, Lisztomania). Paradoxalement, cette commande est l’une de ses plus grandes réussites. Un brillant exercice de style qu’il clôt par un extravagant hommage à Alexandre Nevski, d’Eisenstein : tels de modernes chevaliers teutoniques, en effet, les chars d’un milliardaire américain, facho et anticommuniste, traversent un lac gelé de Sibérie. Et soudain, la glace se brise…

Distant Voices, Still Lives, drame de Terence Davies. En salles à partir du 22 mars.

Les propos de Terence Davies sont extraits de l’entretien de Laurent Rigoulet, paru dans Télérama du 20 juin 2012.

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