Génocide au Rwanda: "Il y a trente ans, vivre ensemble était inimaginable"
Félicité Lyamukuru est une survivante. Toute sa famille a été décimée pendant le génocide.
- Publié le 07-04-2024 à 08h01
- Mis à jour le 08-04-2024 à 14h01
Félicité Lyamukuru multiplie les rencontres avec les étudiants pour parler de haine, de négationnisme et évidemment, de génocide. Elle était au Rwanda en 1994, elle terminait ses études secondaires quand est survenu le drame. Toute sa famille a été décimée. Trente ans après, il est évidemment impossible d’oublier les faits, les blessures, les scènes auxquelles elle a assistées depuis sa cachette.
“Cette trentième commémoration, c’est d’abord l’occasion de se souvenir de toutes les victimes, lâche-t-elle alors qu’elle vient de quitter des classes de rhéto pour un énième atelier de sensibilisation. “Cette commémoration, c’est aussi pour toutes ces personnes qui n’ont bénéficié d’aucun secours. Trente ans, c’est aussi le temps d’une reconstruction, du chemin parcouru pour beaucoup. Moi, je ne pouvais jamais imaginer il y a trente ans que je serais debout, maman et, même, actrice pour la prévention de la haine et de la violence”, explique cette femme qui s’est installée depuis de longues années à Bruxelles.
Trente ans plus tard, pourtant, des mots, des chants, les mêmes qu’au début des années 90, retentissent notamment dans la République démocratique du Congo voisine. “C’est effrayant. C’est une forme de désespérance quand on se souvient de ce qui est arrivé au Rwanda. La haine qui est semée aujourd’hui dans cette région, contre les Tutsi ou le Rwanda de manière générale, ce sera très difficile à déraciner. On est en train de formater toute une population qui se dit que l’ennemi c’est l’autre. Le “plus jamais ça” qu’on appelle tant de nos vœux est encore trop souvent un slogan”.
Une nouvelle génération
Si elle vit en Belgique, Félicité Lyamukuru retourne régulièrement au Rwanda, souvent avec des groupes de jeunes ou d’enseignants belges ou français, pour faire découvrir ce qu’elle appelle “le petit miracle”.
“En effet, trente ans après, on voit aussi le chemin parcouru par tout un pays. Il était presque impensable en 1994 de pouvoir continuer à cohabiter. Je me souviens que certains, comme le ministre français Hubert Védrine, annonçaient que la cohabitation serait impossible, qu’il y aurait un Hutuland et un Tutsiland. Il avait tout faux. Le Rwanda existe et la cohabitation est bien là”, explique Madame Lyamukuru qui rappelle le constat implacable dressé dès le début par le nouveau pouvoir rwandais, qui martelait que tous étaient condamnés à vivre sur la même terre.
Aujourd’hui, près de 60 % de la population rwandaise a moins de 30 ans et n’a donc pas vécu le génocide. “Il faut écouter ces jeunes, ils ne veulent évidemment plus revivre ce que nous avons vécu mais surtout ils sont ouverts, curieux. Il y a de plus en plus de brassages, c’est très encourageant”.
Pour parvenir à rétablir cette forme de cohabitation, le pays a eu recours aux Gacaca, un système judiciaire inspiré de la coutume des audiences villageoises destinées à résoudre les conflits locaux. “C’était une nécessité. Les survivants voulaient des réponses rapides, ils voulaient entendre les génocidaires qui étaient parfois leurs voisins. Ce n’était pas parfait mais ce système a permis d’entendre des centaines de milliers de personnes en un temps réduit. En fait, je pense que c’était la réponse appropriée pour une situation particulière”.
”Il a fallu créer un modèle rwandais pour parvenir à faire en sorte que ce pays puisse revivre en étant uni”, poursuit Félicite Lyamukuru. La personnalité de Paul Kagame plane au-dessus de cet entretien. L’homme, même s’il se représentera cet été pour un nouveau mandat présidentiel devra un jour faire un pas de côté. Le Rwanda post-Kagame peut-il s’imaginer avec un Hutu au pouvoir ? “Oui, c’est possible, lâche-t-elle, avant d’ajouter : “même si ce sera difficile pour ma génération. Mais j’ai confiance dans la nouvelle génération. Elle veut vivre et bien vivre dans son pays, le Rwanda”.