Au lendemain d'un génocide, avec Boris Pahor

Boris pahor et Francesca Vanoni à Trente, Italie, en 2009 - Osservatorio Balcani Caucaso
Boris pahor et Francesca Vanoni à Trente, Italie, en 2009 - Osservatorio Balcani Caucaso
Boris pahor et Francesca Vanoni à Trente, Italie, en 2009 - Osservatorio Balcani Caucaso
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Pour commémorer le 30e anniversaire du génocide des Tutsis au Rwanda, de nombreux reportages évoquent la reconstruction du pays. Lectures d'Actu fait le choix de remonter à la littérature d’après la Seconde Guerre mondiale, avec un roman de l’écrivain italien d’origine slovène, Boris Pahor.

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Plutôt que de me plonger dans la terrible littérature de l’après génocide au Rwanda, j’ai choisi de remonter à celle d’après la Seconde Guerre mondiale, avec un magnifique roman de l’écrivain italien d’origine slovène, Boris Pahor, décédé à 108 ans en 2022. Né sous l’Empire austro-hongrois, Pahor avait été déporté au Struthof, à Dachau et à Bergen-Belsen pour activisme pro-slovène. Là-bas, il avait eu à transporter les cadavres de ses camarades des camps de la mort.

Il survit et écrit deux livres majeurs, Le Pèlerin parmi les ombres sur l’expérience concentrationnaire et Printemps difficile sur les lendemains.

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J'ai lu Printemps difficile en 1995, quand il a été traduit en français. Nous étions alors à la toute fin de la guerre en ex-Yougoslavie et au surlendemain du génocide des Tutsis du Rwanda. C'est pourquoi j'ai pensé à ce livre de Boris Pahor pour évoquer les lendemains d’une guerre ou d’un génocide. En effet, Pahor y décrit parfaitement le malaise de celui qui a survécu et qui se prélasse, soigné dans un sanatorium parisien, dans une chaise longue, alors qu’il avait mangé le pain des déportés. Il se sent "coupable et pas coupable". D’autant qu’il apprend dans le journal le bombardement d’Hiroshima. Effectivement, si lui est revenu, la guerre n’est pas finie.

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Radko Suban, qui réapprend à vivre, dit :

"L’homme ne devrait utiliser ses inventions que pour changer les déserts en oasis. Dans l’intérêt de l’homme. Ça n’a aucun sens d’avoir le soleil, si ensuite on nous donne les crématoires ; ça n’a aucun sens de découvrir les sulfamides pour faire ensuite Hiroshima. On a d’abord eu Goethe, Mozart et Beethoven, puis on a relié les livres avec la peau humaine et fumé des pots de fleur avec leurs cendres. La nature ne fait pas cela. La nature n’a pas ce genre de méchanceté avec l’homme."

Pourtant, tout en pensant à sa Slovénie natale et en imaginant qu’il faille désormais "vacciner les enfants contre la cruauté", Radko Suban cauchemarde en souvenir de ce qu’il a vécu. Mais il commence à entrevoir la possibilité d’une vie nouvelle. "N’était-il pas citoyen du monde, de ce monde que les gens de l’après-guerre allaient tout de même construire et que, lui aussi, quand il serait prêt, aiderait à créer". Il est aidé en cela par une des jeunes infirmières de son sanatorium, Arlette, qui cherche à lui réapprendre le "quotidien prosaïque" pour le séparer du "monde de l’apocalypse". Mais, même aimé sincèrement par Arlette, Radko ne peut s’empêcher d’être gagné par la crainte que cet amour ne soit que le fruit de la pitié qu’elle éprouve pour lui.

C’est la raison de ce "Printemps difficile", car non seulement il devient jaloux de ceux qui l’ont précédé dans cet amour pour la jeune infirmière, mais il ne veut pas croire à la sincérité de ses sentiments. "Il veut être mûr et sage, et il est hargneux et insupportable. Il la rend responsable du silence et de l’enfermement dans lequel il s’est fourvoyé. Il n’est pas à la hauteur de leur amour, voilà."

Allongé, nu contre elle après avoir fait l’amour, il lui décrit "le mal contemporain, c’est-à-dire l’écoulement silencieux du néant sur lequel vole la poussière légère des cendres humaines."

Car la radio ne cesse de lui rappeler, par la litanie des noms des disparus des camps qu’elle égraine chaque jour, ce "là-bas" d’où il vient et le monde qui le sépare "de ces hommes qui se font du souci pour un bifteck ou une nouvelle robe, mais grimacent devant une photo de Bergen-Belsen."

Quand Boris Pahor écrit Printemps difficile, en 1958, les médecins psychiatres n’ont pas encore formulé l’hypothèse d’un "syndrome post-traumatique" ni la notion d’une possible résilience qui a bouleversé la future prise en charge des massacres de masse et d’un génocide comme celui des Tutsis du Rwanda.

Lire ce terrible roman, c’est se replonger dans la fabrique d’un "retour à la vie" qui malgré l’apprentissage, se "transforme en défaite". L’amour d’un nouveau monde est là, vibrant, mais s’avère impossible. Je n’ai pas lu de textes postérieurs de Pahor, mais, il faut espérer que les 64 ans qui séparent son écriture de ce roman et sa mort ont donné au grand écrivain slovène quelques victoires et pourquoi pas, un peu de la joie qui lui manquait alors.

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