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Envoyée spéciale

Quel avenir pour le droit à l’avortement aux États-Unis?

Sur la gauche, un anti-avortement est venu contre-manifester en brandissant une photo supposée représenter un foetus avorté.

Une partie du rassemblement pro-choix dans un parc de Jackson, le 1er décembre 2021. Ils promettent de poursuivre la lutte pour l'accès à l'avortement, quelques heures après l'audience sur le recours du Mississippi à la Cour suprême des États-Unis.

Photo : Radio-Canada / Anyck Béraud

JACKSON, Mississippi – Contesté par le Mississippi et défendu par la seule clinique d’avortement de cet État – celle de la Jackson Women's Health Organisation, surnommée la Pink House –, le droit à l’avortement est désormais entre les mains de la Cour suprême des États-Unis. Qu'est-ce que cela signifie vraiment?

L'affaire est sans suspense pour bien des experts et observateurs depuis l’audience du 1er décembre. C’est le cas de la sociologue Kimberly Kelly, spécialiste de l’étude des genres au Mississippi.

Elle croit que le plus haut tribunal des États-Unis, aujourd’hui dominé par les juges conservateurs, va abroger l’arrêt historique Roe contre Wade, grâce auquel ce même tribunal a autorisé les Américaines à se faire avorter en 1973.

Roe contre Wade a été en vigueur pendant presque 49 ans. Il n’y a pas une femme, nulle part aux États-Unis, qui a été en vie, et encore moins en âge de procréer (15-44 ans) à une époque où l’avortement était illégal. C’est un énorme recul pour les femmes de ce pays, dit Mme Kelly.

Kimberly Kelly, qui suit depuis une quinzaine d’années le débat sur l’avortement au Mississippi, un État du Sud conservateur et ancré dans la Bible Belt américaine, a accepté de répondre à nos questions.

À quel point la situation serait-elle difficile dans un Mississippi de l’après-Roe?

Il y a une grande corrélation entre les grossesses non désirées, la pauvreté et la race, au Mississippi, avec les femmes afro-américaines qui se voient refuser l’accès à la contraception, entre autres problèmes d'accès aux soins de santé. Le Mississippi a un taux très élevé de grossesses non désirées, et chez les femmes noires, il est de 72 %, comparativement à 47 % chez les femmes blanches […] L’État a également un fort taux de mortalité maternelle et infantile, et il est trois fois plus élevé chez les femmes noires que chez les femmes blanches.

Si le Mississippi voulait vraiment réduire les avortements, il prendrait des mesures proactives pour réduire le nombre de grossesses non désirées et pour offrir du soutien aux familles. Mais il n’est intéressé par aucune de ces pistes.

Une citation de Kimberly Kelly, spécialiste de l’étude des genres au Mississippi

Au Mississippi, le débat sur l’avortement est intense. Il faut comprendre que l’on se trouve dans l’État qui est probablement le plus religieux et le plus conservateur de tout le pays. Il surpasse tous les autres quand on consulte les baromètres de religiosité. C’est un État redneck. Et bien qu’il y ait des politiciens démocrates ou progressistes en nombre important, ils sont loin d’être majoritaires. Donc, nous vivons un règne conservateur. Et ces politiciens conservateurs s’évertuent depuis longtemps à trouver le moyen de faire abroger Roe contre Wade.

Une vingtaine d'États ont en réserve des lois très restrictives qui entreront en vigueur si Roe contre Wade est abrogé, ce qui rendrait l'avortement illégal dans une bonne partie des États-Unis.

Quelle suite donc pour les pro-choix? Des groupes sont déjà en train d’élaborer des plans B.

Du travail de terrain : organiser le stockage des médicaments nécessaires à l’avortement et des collectes de fonds pour financer les interruptions de grossesse, car ils devront aider des femmes à sortir de leur État pour se faire avorter, ce qui va être très cher. Certains en appellent à former plus de gens capables de pratiquer un avortement au premier trimestre d’une grossesse, ce qui ne requiert pas de diplôme de médecine. C’est d’ailleurs souvent arrivé, avant la légalisation de l’avortement. Il y avait des réseaux entiers de personnes qui apprenaient à le faire. Et je crois que ça reviendra d’actualité.

Kimberly Kelly est assise à l'extérieur, devant un édifice en brique.

La sociologue Kimberly Kelly, à Starkville au Mississippi

Photo : Radio-Canada / Anyck Béraud

Et sur le plan politique, c’est d’essayer de trouver une façon de retourner devant les tribunaux avec un plaidoyer pour que le droit à l’avortement soit codifié au niveau fédéral, peut-être en fonction de la clause sur l’égalité à la protection. C’est peut-être une voie à suivre […] Je ne suis pas avocate – je suis sociologue –, mais il me semble qu’il y a matière à recourir à la clause d’égalité. Mais même si cela devait fonctionner, cela prendrait des années.

La Cour suprême des États-Unis peut prendre des années avant de décider d’entendre une cause. Et elle ne rend pas de décision immédiatement. Ça aura pris 49 ans aux militants antiavortement à trouver LA cause susceptible de renverser le précédent Roe contre Wade. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Donc, je n’ai aucune idée du temps qu’il faudrait [pour les pro-choix] : 10 ans, 20 ans?

Une citation de Kimberly Kelly, spécialiste de l’étude des genres au Mississippi

Dans l’immédiat donc, les pro-choix doivent essayer de faire en sorte d’éviter que la télémédecine soit interdite. Pour que des femmes du Mississippi puissent obtenir un rendez-vous avec un médecin de l’Illinois qui pourra lui prescrire le médicament nécessaire pour se faire avorter et qu’elle va se procurer par la poste. Je crois qu’au Mississippi, il y a déjà de tels rendez-vous, mais l’État va probablement les interdire, s’il ne l’a pas déjà fait pour ce genre d’envois postaux.

Est-ce à dire que l’on pourrait retourner à l’époque durant laquelle les cintres étaient parfois utilisés pour l’avortement?

Je ne sais pas si on va revivre une telle situation. Mais, plus j’y réfléchis, je crois que le seul avortement autogéré qui semble sécuritaire est celui qui recourt aux médicaments. Et ce ne sont pas toutes les femmes qui seront capables de s’en procurer. Elles vont trouver un autre moyen d’avortement autogéré, mais je crois que bon nombre d’elles ne savent pas faire autrement qu’en provoquant une fausse-couche ou en se blessant. Donc, ce sera dangereux pour certaines femmes, mais un recul pour toutes les femmes.

En septembre 2021, la Chambre des représentants des États-Unis a adopté le projet de loi sur la protection de la santé des femmes qui vise spécifiquement à protéger le droit à l’accès à l’avortement partout au pays. Elle doit maintenant être envoyée au Sénat.

Nancy Pelosi

La présidente de la Chambre des représentants, la démocrate Nancy Pelosi, en conférence de presse au sujet du vote sur le projet de loi sur la protection de la santé des femmes.

Photo : Reuters / KEVIN LAMARQUE

Quelles sont les chances que cette loi devienne réalité un jour?

Ça n’arrivera jamais. En tous cas, pas de sitôt. Parce que le Congrès américain est tellement divisé. Et pour que ce soit adopté, il faudrait 60 votes au Sénat. Cinquante démocrates siègent au Sénat, et la vice-présidente Kamala Harris [vote] en cas d’égalité. Mais les démocrates Joe Manchin, sénateur de la Virginie occidentale, et Kyrsten Sinema, en Arizona, votent souvent avec les républicains. Et je ne crois pas qu’il faille compter sur eux là-dessus. Il faudrait leur vote, et celui de 10 républicains, pour obtenir 60 voix. Et ça ne risque pas d’arriver de sitôt.

Les républicains ne peuvent pas être élus, ou réélus, s’ils ne votent pas contre l’avortement. Et s’ils votent pour une loi fédérale qui codifie le droit des femmes de choisir, ils vont être éjectés de leur siège au scrutin suivant.

En janvier 2021, la Cour suprême a rétabli un règlement – suspendu depuis le début de la pandémie de COVID-19 – qui oblige les femmes à aller chercher en personne les pilules abortives (à prendre tôt dans une grossesse) dans une clinique ou chez le médecin, au lieu de se les procurer par la poste. (Cette décision du tribunal, émise sous Donald Trump, a été renversée par l'administration Biden en avril dernier). C’était le premier arrêt de la Cour depuis la nomination de la juge conservatrice Amy Coney Barrett. La magistrate, qui est mère de sept enfants, a avancé que l’adoption pouvait être une solution à l'avortement, lors de l'audience du 1er décembre.

Amy Coney Barrett lève la main droite lors de son audition par le comité judiciaire du Sénat.

La juge Amy Coney Barrett pourrait être l'une des voix qui feront tomber Roe contre Wade.

Photo : pool/afp via getty images / Alex Edelman

Que penser des propos de la juge Barrett?

C’est soit complètement malhonnête, soit naïf en diable. Quand la juge Barrett a suggéré que des lois refuges qui permettent aux femmes de renoncer légalement à leur enfant pour les mettre en adoption peu de temps après la naissance sans risque de conséquences criminelles… Elle a dit, ou plutôt demandé à l’avocate (qui défend la clinique), si les lois refuges n'éliminent pas le besoin de se faire avorter : elle a complètement esquivé le problème de la grossesse…

C'est comme si elle avait carrément dit : Personne n'a à subir les inconvénients d'une grossesse non désirée, tant qu'il est possible de "donner" son enfant en adoption.

Premièrement, des études montrent très clairement que les femmes trouvent que l’adoption est plus traumatisante que l’avortement. Faire adopter son enfant, c’est savoir qu’il se trouve quelque part sans savoir où et se demander comment il va. Et pour des femmes, c’est profondément traumatisant. Donc cette idée que l’adoption est une solution qui rend tout le monde heureux, ce n’est pas vraiment le cas.

Quand vous forcez les femmes à mener leur grossesse à terme, vous forcez en fait des femmes pauvres à porter les enfants pour des personnes et des couples influents.

Une citation de Kimberly Kelly, spécialiste de l’étude des genres au Mississippi

Deuxièmement, c’est éclipser la condition même d’être enceinte. Prétendre que neuf mois de grossesse, ce n’est rien en omettant ce que ça comporte comme risques pour la santé, ce que ça exige comme temps, en visites médicales, en assurance médicale que beaucoup d’entre elles n’ont pas. Et même chez une personne en santé, la grossesse est une expérience si profonde que personne ne doit forcer un autre être humain à la mener à terme. Je suis franchement surprise d’entendre qu’une personne qui a eu sept enfants puisse être si dédaigneuse de la charge que ça représente.

Les pro-choix reprochent souvent aux hommes de décider à la place des femmes… Mais que cette position soit tenue par une femme, qu’est-ce que cela signifie?

Elle a bien sûr droit à son opinion. Je ne suis pas surprise de voir une femme adhérer à des positions conservatrices qui nuisent aux femmes en tant que groupe. C’est le genre de personne à examiner ses options et à décider que ce que son privilège, sa race et sa classe lui apportent compense largement pour les difficultés et l’oppression subies en tant que femme. En sociologie, on appelle ça le marché patriarcal : quand une femme constate ce que lui coûterait une vraie indépendance et décide qu’il vaut mieux pour elle de vivre selon les règles du patriarcat. Bien sûr, cela ne s’applique que pour les femmes qui sont assez influentes, qui sont blanches et hétérosexuelles. Comme l’est Amy Coney Barrett.

La décision de la Cour suprême sur le recours du Mississippi, qui demandait au départ de pouvoir interdire l'avortement après 15 semaines de grossesse, avant d'annoncer qu'il voulait l'abrogation du droit fédéral à l'avortement, est attendue vers la fin juin ou le début juillet de l'année 2022.

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