Méfiance et suspicion «Il a tué 59 personnes... pour de l'argent russe»

AFP

5.4.2024

Assis sur un banc, Volodymyr Moukhovaty maudit les informateurs qu'il accuse d'avoir aidé la Russie à frapper son village de Groza, dans le nord-est de l'Ukraine, tuant 59 personnes dont sa femme, son fils et sa belle-fille.

Volodymyr Mamon a mis en place un «réseau d'informateurs» en Ukraine à la solde du Kremlin.
Volodymyr Mamon a mis en place un «réseau d'informateurs» en Ukraine à la solde du Kremlin.
afp

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5.4.2024

Selon les autorités de cette localité de quelques centaines d'âmes, deux anciens habitants, les frères Volodymyr et Dmytro Mamon, ont communiqué à l'armée russe les coordonnées qui lui ont permis de tirer un missile Iskander sur un rassemblement pour l'enterrement d'un soldat local, en octobre 2023.

«C'étaient nos voisins... mon fils aîné allait à l'école avec l'un d'entre eux, ils étaient pratiquement inséparables», raconte Volodymyr à propos des deux frères. Regardant le ciel les larmes aux yeux, il s'emporte : «Combien de personnes avez-vous envoyées dans la tombe ? Pour quelle raison ? Bande d'idiots !»

Six mois après ce drame, Groza pleure encore ses morts, dans une atmosphère de méfiance et de suspicion à l'égard de ceux parmi les locaux qui sont jugés prorusses.

Le village avait été capturé par la Russie dans les premiers jours de l'invasion russe lancée en février 2022 puis repris par les forces de Kiev en septembre de la même année.

«Réseau d’informateurs»

Les frères Mamon ont, eux, fui en Russie, où ils ont mis en place un «réseau d'informateurs» en Ukraine à la solde du Kremlin, selon les services de sécurité ukrainiens.

Aujourd'hui, les rares voitures qui entrent à Groza passent devant un arrêt de bus sur lequel figure une banderole avec le portrait de Volodymyr Mamon. «Les meurtriers ont des noms : il a tué 59 personnes... pour de l'argent russe», est-il écrit.

Juste après l'arrêt de bus se trouve le cimetière du village, où se dressent des dizaines de tombes fraîchement décorées. Toutes portent la même date de décès : le 05.10.2023, jour de la frappe. Sur les quelque 330 habitants de Groza, 44 ont été tués ce jour-là, selon les autorités locales.

Les victimes étaient rassemblées dans un café pour la ré-inhumation d'un soldat du coin tué auparavant, lorsque le missile russe a réduit le bâtiment à un tas de décombres et de morceaux de corps arrachés.

Un responsable russe a assuré que ce bombardement a été mené sur une cible militaire légitime, une affirmation rejetée par un rapport des Nations unies.

«Toute la famille est morte»

Parmi les morts, Ivan, 8 ans, était le petit-fils de Valentyna Kozyr, qui a également perdu son mari Anatoly, son fil Igor et sa fille Olga. Valentyna est également la tante du soldat ré-inhumé ce jour-là. «Toute la famille est morte. Il ne reste plus personne», dit-t-elle, revenue au village pour récupérer des documents.

Elle confie à l'AFP revenir rarement à Groza, le village était trop lourd de souvenirs douloureux. «Je pleure, je jardine. C'est ma fille qui jardinait. Regardez, les fleurs sont en train de sortir de la terre».

Valentyna en veut aux familles qu'elle considère comme étant prorusses et qui sont restées à Groza après la libération du village par l'armée ukrainienne. Si les Russes, dont les positions sont à seulement 35 kilomètres, revenaient, ces familles basculeraient rapidement dans la collaboration, estime-t-elle.

«Ils ont un drapeau ukrainien chez eux. Si quelque chose tourne mal, ils l'arracheront et le brûleront au bûcher», dit-elle. Un couple largement accusé d'être prorusse a affirmé à l'AFP soutenir l'Ukraine.

Changer d'allégeance

Mais devant son épicerie, la seule encore ouverte, Olga Dontsova, 40 ans, pense aussi que certains changeraient d'allégeance. Elle affirme qu'un de ses clients lui a déjà dit attendre le retour des Russes.

Selon Mme Dontsova, il faudrait «tuer» ces pro-russes. «Mais personne ne m'a donné d'arme !», lance cette femme qui a perdu sa meilleure amie dans la frappe d'octobre.

Jadis, les villageois se réunissaient les weekends pour désherber les routes ou cuisiner, jouer au ballon, se souvient-elle. «Aujourd'hui, nous n'avons plus rien de tel. Tout le monde reste assis dans sa propre maison».

Dans ce contexte, l'avenir est incertain pour le village, presque totalement silencieux en cette journée ensoleillée de printemps.

Depuis son porche décoré d'une icône orthodoxe, Volodymyr Moukhovaty n'arrive toujours pas à croire que sa femme depuis 47 ans, Tania, n'est plus là.

«La nuit, j'entends ma femme commencer à m'appeler : +Vova, Vova+», raconte-t-il. «Je me réveille et je me mets à la chercher dans la maison, en pensant qu'elle est peut-être revenue. Mais non, elle n'est pas là».