ELLE. Comment a-t-on réussi à transposer le scénario des contes de fées aux grandes villes ?

Pauline Machado. - Les comédies romantiques ont remplacé les contes de fées. Aujourd'hui, comment raconter une histoire d'amour ? Il faut un contexte et un lieu où la rencontre puisse se passer. Un endroit où il y a beaucoup d'opportunités de rencontres, donc beaucoup de monde, donc une grande ville. Pour que la future princesse puisse rencontrer le prince, il faut qu'elle ait un prétexte. Souvent, les héroïnes sont journalistes ou travaillent dans la communication dans les comédies romantiques, des métiers qui font rencontrer du monde dans des situations un peu rigolotes. Petit à petit, les contes de fées des temps modernes sont devenus les comédies romantiques, avec le même message. D'autant que la grande ville fait vendre et incarne la promesse de cette rencontre. Le château est devenu la ville, un endroit qui brille, avec de beaux bâtiments. Le prince charmant est forcément un homme, probablement riche. Par conséquent, cela instaure des attentes complètement irréalistes. C'est à la fois… En fait, je trouve que c'est assez paradoxal parce qu'à la fois, ça installe des attentes irréalistes. D'un autre côté, nous sommes aussi élevées dans l'idée d'être complète qu'avec l'attention d'un homme, sans se demander tant que ça s'il nous convient. Cela crée un déséquilibre dans la relation, une espèce de domination, puisque l'autre viendrait rendre notre vie meilleure, puisqu'on ne pourrait pas se suffire à soi-même. Mais cela change, heureusement.

ELLE. - Est-ce que les applications de rencontres sont un phénomène propre aux grandes villes ?

P.M. Non. 56 % des Parisiens et des Parisiennes s'étaient déjà inscrits sur des applications de rencontres contre 30 % des Français et Françaises, selon un sondage sorti en 2017. Puis, le confinement est passé par là. Il y a eu une banalisation, mais pas péjorative, des applications qui ont gagné en popularité dans tous les territoires. Mais c'est vrai qu'en ville, on en a une utilisation plus fréquente. En ville, il y a un certain anonymat. Il y a tellement de personnes sur les applis qu'on ne risque pas de rencontrer quelqu'un qu'on connaît. Puis, on est plus habitué à utiliser ces interfaces digitales, on consomme plus en ligne en ville qu'ailleurs. Il y a une certaine ubérisation quand même, cette habitude d'avoir accès à tout très vite. Pourtant, c'est en ville qu'il y a le plus de lieux pour se rencontrer.

ELLE. - En banlieue, les histoires d'amour sont plutôt cachées. Pourquoi ?

P.M. - Effectivement, c'est ce que disent les témoignages que j'ai reçus. La sociologue Isabelle Clair a le même discours dans son ouvrage* qui se penche sur ce sujet. Il s'agit de réputation qui vise plus sur les femmes, de la nécessité d'une certaine forme d'engagement pour que la relation soit vécue ouvertement et d'une histoire de quartier d'origine également. C'est ce que me disait une des jeunes femmes que j'ai interrogée. Sans vouloir faire de généralités mais c'est ce que les personnes interviewées m'ont dit. Les relations sont vécues cachées. Une jeune femme m'a dit : À ta famille, tu présentes ton mari. Personne d’autre. Dans ce sens-là, la banlieue se rapproche beaucoup dans le fonctionnement des petites villes dans lesquelles l'anonymat est inexistant.

ELLE. C'est encore plus le cas quand il s'agit d'homosexualité, en l'occurrence en banlieue ?

P.M. - Le panel de personnes vivant en banlieue que j'ai interrogé était exclusivement hétérosexuel et elles n'avaient jamais entendu parler de relations homosexuelles dans leur entourage. Donc c'est probablement caché. Mais après avoir interviewé Axel Ravier, sociologue qui travaille sur les vécus gays dans les banlieues, et lu des travaux de chercheurs sur ce sujet, on peut nuancer. Évidemment, il y a plein de personnes gays et lesbiennes en banlieue mais le silence qui entoure leur orientation sexuelle n'est pas forcément subi. Mais plutôt choisi. Par exemple, la chercheuse Salima Amari constate que l'on n'entend pas les voix des femmes lesbiennes de banlieue, notamment les lesbiennes descendantes d'immigrants maghrébins. En fait, il n'y a pas une seule façon d'être visible. En habitant avec son conjoint, en étant deux hommes qui descendent faire leurs courses… 
Il y a cette idée que les populations queers devraient fuir ces milieux forcément hostiles. Ce n'est pas forcément le cas. Il y a évidemment des vécus qui vont dans ce sens C'est ce que le compte Instagram  @gouinedeschamps raconte. C'est important d'en parler, mais il y a aussi des personnes qui vivent de manière épanouie leur homosexualité en campagne, dans des milieux très ruraux. C'est important de le dire car imposer une vision binaire entre la ville qui serait un eldorado de l'homosexualité et les territoires en dehors qui serait forcément un enfer, contribue à isoler les personnes qui vivent dans ces petits villages et qui n'ont peut-être pas envie d'en partir.

ELLE. Finalement, l'anonymat de Paris est presque un avantage en amour ?

P.M. - Complètement. D'ailleurs, les personnes interviewées qui ont grandi en banlieue racontaient qu'elles avaient rencontré leurs conjoints actuels à Paris, qu'il soit issu de banlieue ou de province. Paris devient un terrain loin des regards. L'anonymat peut être très libérateur, que ce soit pour les rencontres, ou dans le fait de vivre comme on est. Comme l'évoque Marie Robert, enseignante et doctorante en philosophie, en citant le philosophe Paul Ricoeur. il y a l'idée de « l’identité narrative » qui pose cette question fascinante : comment ai-je envie de me raconter ?

ELLE. - Ghoste-t-on plus dans les grandes villes ?

P.M. - Je rêve de mener une étude très poussée sur ce sujet ! Je pense que oui. Pour l'avoir déjà fait et avoir été ghostée - au cours du livre et même avant - je pense que quelque chose nous pousse à ne pas prendre nos responsabilités et à se laisser à s'abandonner à sa propre lâcheté quand on sait que de l'autre côté, on a peu de chances de le recroiser. Mais ne pas prendre de responsabilités nous responsabilise aussi parce qu'on choisit d'être lâche.

ELLE. - Pourquoi imagine-t-on que l'amour est plus simple dans les campagnes ?

P.M. - Comme la ville écope de cette glamourisation, la campagne aussi. On a cette idée de la campagne où tout est simple, où les gens sont simples. Quand on voit les téléfilms de Noël ou l'émission L'amour est dans le pré, il en ressort un peu cette idée que les gens sont plus vrais. Cela se ressent dans les sondages des Parisiens qui voulaient quitter la ville après le confinement, pour soi-disant une vie plus simple. Alors qu'il suffit d'écouter les révoltes des agriculteurs pour comprendre que cela ne l'est pas.

ELLE. - Vous parliez de la psychologue, Marie-Noëlle Pichard-Bonnet, qui exerce à Paris et dans l'Indre-et-Loire. Constate-t-elle beaucoup de différences selon là où vivent ces patients ?

P.M. - Non. Elle affirme qu'il est complètement naïf de penser qu'il y a un endroit où c'est plus simple. Elle constate une différence de vitesse. Dans l'enchaînement des relations, dans les rencontres, il y a une vitesse qui se joue en ville, qu'on ne retrouve pas à la campagne. Par contre, la vitesse s'y joue à un autre endroit. C'est dans la rapidité d'engagement parce qu'on est stable plus tôt. Mais les problèmes sont les mêmes ! Infidélité, insécurité, ras-le-bol du partenaire…

* « Les jeunes et l'amour dans les cités », (éditions Armand Collind).

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