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L’entretien du dimanche : « La laïcité, ce n’est pas l’athéisme ! »

Alors que les atteintes à la laïcité se multiplient dans les collèges et les lycées, l’historien Iannis Roder revient sur les origines de la loi de 2004. Une loi « efficace » selon lui, pourtant méconnue du plus grand nombre et surtout des jeunes enseignants, à qui on ne l’a pas… enseignée.

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Avez-vous le sentiment qu’une majorité de Français sait ce qu’est la laïcité ?

J’ai le sentiment qu’une large majorité de Français est en accord avec les principes de la laïcité mais qu’ils ont du mal à la définir clairement. Ils savent qu’il s’agit d’une séparation de l’Église et de l’État et comprennent que le religieux n’intervient pas dans la politique. Mais pour ce qui constitue la mise en œuvre de cette laïcité, notamment dans le milieu scolaire, cela mérite encore des explications et de la pédagogie.

Raison pour laquelle la laïcité s’interprète selon les croyances ?

Le rôle de l’école et des professeurs, c’est d’objectiver le plus possible la laïcité. J’ajoute que c’est aussi le rôle des commentateurs et des politiques. La laïcité n’est pas déclinable ni adaptable en fonction de la sensibilité des uns ou des autres. La définition de la laïcité, c’est d’abord cette séparation de l’Église et de l’État, avec une double émancipation, puisque l’État n’a pas à tenir compte des prescriptions ou des philosophies religieuses dans la politique qu’il conduit, tandis que les religions s’émancipent totalement du contrôle de l’État. L’État assure une liberté de conscience aux Français et leur garantit la liberté de culte. Ce qui découle de tout cela, c’est la neutralité de l’État. L’État est areligieux et non pas athée comme le disent certains. La laïcité, ce n’est pas l’athéisme ! On peut être laïc tout en étant croyant chez soi. Cela se traduit notamment à l’école par la neutralité des fonctionnaires.

« La politique par les réseaux sociaux est une politique de la terreur qui vise les fonctionnaires afin qu’ils n’appliquent pas la loi »

Comment expliquez-vous que les enseignants semblent avoir tant de mal à faire respecter la loi. Est-ce par peur ou par méconnaissance ?

En 2022, le gouvernement a rétabli l’enseignement de la laïcité dans la formation initiale. Pendant très longtemps, on a considéré que la laïcité était un fait acquis. On a fait comme si c’était une évidence. Par conséquent, on ne l’a plus enseignée aux étudiants qui allaient intégrer la fonction publique enseignante. Or, les générations formées après la guerre sont parties à la retraite. Elles avaient un esprit très IIIe République, dans lequel la laïcité était totalement centrale. J’ajoute que cette génération avait une conscience politique et historique bien plus importante que celle qui rentre dans le métier aujourd’hui. L’enseignement était alors un engagement politique, au sens noble du terme. Aujourd’hui, je constate que beaucoup d’enseignants choisissent ce métier sans être animés par l’idée qu’à travers l’école, c’est la République qui se pérennise.

Pourquoi selon vous ne sommes-nous pas encore sortis de la crise du port du foulard en 1989 ?

Avec la loi de 2004, nous en étions sortis. Mais depuis deux ou trois ans, on assiste à une offensive, notamment par le port des abayas, à une contestation de cette loi. On observe également la progression d’un islam plus rigoriste, plus radical, voire de l’islamisme. On le constate dans les pratiques et les postures, dans les contestations de l’enseignement. Certains avaient pressenti dans les années 2000 les soubresauts d’une pensée islamiste radicale, avec une montée de l’antisémitisme, de l’homophobie et des propos sexistes. Une partie de la gauche n’a pas voulu voir ce phénomène.

Comment expliquer cet aveuglement ?

Quand vous avez pensé certaines choses de manière structurée pendant quarante ans et que vous constatez que des gens, eux-mêmes victimes de racisme à une époque, se livrent à l’antisémitisme, cela ne colle plus avec votre logiciel politique. Alors on n’accepte pas la réalité telle qu’elle est, ou alors on dit que c’est un problème social, qu’il s’agit de discrimination. Tout cela concourt au déni du réel. Or aujourd’hui, le réel, on le prend en pleine figure !

En quoi consiste ce « réel », selon vous ?

C’est la progression, au ras du terrain, de l’islamisme. C’est-à-dire de normes radicales en termes de pratiques religieuses mais aussi en termes de vision sociétale, sur la place de la femme, sur l’homosexualité, sur les juifs. Il y a bien sûr les pratiques visibles, mais il y a surtout ce qui est invisible. Concernant les incidents récents et la tentative par certaines jeunes filles d’entrer voilées au collège, il y a bien sûr la pression du milieu. La loi de 2004 a d’abord été pensée pour protéger les jeunes filles de ces pressions, au nom justement de la liberté de conscience. Mais la loi ne s’adresse pas uniquement au voile ; elle a une portée générale afin de protéger ces jeunes citoyens en formation des pressions auxquelles ils peuvent éventuellement être soumis. Ce qui est inquiétant, c’est l’intégration, par un certain nombre de jeunes filles portant le voile, de normes patriarcales qu’elles vivent comme étant constitutives de leur foi. Dès 1989, Jean-Pierre Chevènement alertait sur le besoin d’écarter ces signes qui sont autant de rappels à l’ordre.

La loi de 2004 a conforté celle de 1905, mais a-t-elle suffisamment bordé l’avenir ?

Je crois vraiment qu’elle est très bien faite et très bien pensée. Elle s’adapte aux nouveaux signes à partir du moment où ils sont reconnus comme signes d’appartenance religieuse. Le seul problème que je vois aujourd’hui, ce sont les pressions qui pèsent sur les chefs d’établissement et les équipes pédagogiques, notamment par le biais des réseaux sociaux, et qui instillent de la peur. Quand vous avez un proviseur menacé de mort parce qu’il a simplement demandé qu’on enlève un tissu posé sur la tête, on se dit qu’on marche sur la tête ! La politique par les réseaux sociaux est une politique de la terreur qui vise les fonctionnaires afin qu’ils n’appliquent pas la loi. Cela peut cesser en condamnant fermement les coupables quand on les trouve, mais surtout en légiférant pour faire cesser l’anonymat sur les réseaux sociaux.

La loi sur la laïcité est-elle toujours combattue par la religion majoritaire ? Les catholiques en 1905, les musulmans aujourd’hui ?

Ceux qui vous disent aujourd’hui que la loi sur la laïcité est un outil contre l’islam et les musulmans ignorent l’histoire. Autant la loi de 1905 que celle de Jules Ferry en 1882 ont été pensées avant la présence en France des musulmans. C’est surtout méconnaître ce qui s’est passé entre 1905 et 1914, où les affrontements avec l’Église catholique ont été très durs. Des prêtres et des évêques qui contestaient la loi ont été condamnés. Le principe de laïcité a heurté de front le magistère catholique. Aujourd’hui, c’est la religion musulmane qui questionne ce principe de laïcité. C’est juste une question de contexte. Aucune population n’est visée particulièrement.

À lire : « Préserver la laïcité » (éditions de l’Observatoire). Iannis Roder avec Alain Seksig et Milan Sen. 208 pages, 19 €.

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