Dans Portrait de la jeune fille en feu, prix du Scénario au festival de Cannes 2019 et diffusé pour la première fois en clair ce mercredi 8 septembre sur Arte, Marianne (Noémie Merlant) est peintre. Au XVIIIe siècle, elle n’a le droit d’esquisser que des portraits de femmes. Elle se rend en Bretagne pour faire celui d’Héloïse (Adèle Haenel), dont le tableau doit être envoyé à un notable à Milan. Marianne doit apprivoiser son sujet, qui refuse de poser pour qu’un homme décide selon son image s’il veut l’épouser ou non.

Céline Sciamma, après Naissance des Pieuvres, Tomboy et Bande de Filles, filme ici la naissance d’un désir qui se construit à égalité entre deux femmes qui découvrent l’amour en se regardant l’une et l’autre. Les comédiennes Noémie Merlant et Adèle Haenel sont fulgurantes.

Vidéo du jour

Jane Campion en héritage

Portrait de la jeune fille en feu est le doux enfant de La Leçon de Piano de Jane Campion et du film de Scorsese Le Temps de l’innocence. Deux références qui n’écrasent pas le film, mais qui, au contraire, établissent un lien de filiation.

Comme dans ces deux chefs d’œuvres sur l’amour, Sciamma s’attaque donc à une passion terrassante, qui se construit lentement, à mesure de coups de pinceau, où le temps de quelques jours, chaque minute se met à compter car les héroïnes savent que leur amour impossible lui ne peut pas durer. Dans La Leçon de Piano, c’était la musique qui était le moyen pour les deux amants de lentement se rapprocher. Ici, c’est la peinture.

Le titre du film contient toute la problématique féministe de l’œuvre de Sciamma. Trop longtemps les films avec des héroïnes ont été catégorisés comme des « portraits de femme » par les critiques (la douce ironie tient au fait que jamais on ne lit « portrait d’homme »). Jane Campion y répondait déjà dans Portrait of Lady (1996) en commençant son film par un prologue composé d’une multitude de voix de femmes et de visages.

Sciamma prolonge la démarche de Campion, en faisant le portrait de quatre personnages féminins et surtout en montrant chaque étape de la constitution du « portrait » physique d’Héloïse. La peinture de cette femme évolue à chaque coup de pinceau, se transformant au fur et à mesure, et qui pourrait éternellement évoluer. Le féminin ne se fige pas, il ne se capte pas, il se diffuse.

Sciamma capte la puissance de la sororité

Comme dans l’ouverture du film de Campion, Sciamma capte la puissance de la sororité, notamment dans une scène de chant autour d’un feu (alors que la musique est absente du reste du film), où les voix de femmes bretonnes résonnent et se mêlent. Une séquence de laquelle émane une aura magique. Le féminin ne peut plus être réduit à une seule voix, il ne possède pas un seul visage. Le portrait de femme se conjugue au pluriel.

Le corps féminin dans tous ses états

Le paradoxe du film de Sciamma tient dans ce désir de filmer la corporéité de ses comédiennes, la matérialité de leur corps, sans filmer leurs corps nus dans les scènes de sexe. Les scènes d’amour de dévoilent rien, comme par pudeur. La démarche est limpide, Sciamma refuse les codes traditionnels où l’on éprouve du plaisir en prenant le corps des actrices comme objets.

Pourtant, on a envie de découvrir la passion aussi dans le sexe. Non pas par voyeurisme, mais parce que le regard de Sciamma aurait sûrement pu créer un nouveau langage charnel sans tomber dans du male gaze. La cinéaste fait un pas de côté, en filmant la sensualité des aisselles, un doigt qui se glisse sous le creux du bras, à un autre moment, une pâte verte y est appliquée, comme un onguent aphrodisiaque, qui colle aux poils blonds d’Héloïse. Comme pour nous dire qu’elle a conscience de la puissance érotique des corps, mais que son regard veut se poser ailleurs.

Sciamma refuse les codes traditionnels où l’on éprouve du plaisir en prenant le corps des actrices comme objets

Sciamma réfléchit pendant chaque minute de son film à comment représenter le corps féminin. Elle filme notamment une scène d’avortement avec une puissance inédite. À la fin du film, avant de se quitter, Héloïse demande à son amante de se dessiner afin qu’elle puisse garder une image d’elle, Marianne prend son fusain et se met à tracer des lignes. Elles sont toutes les deux allongées sur le lit, face à face. La peintre a placé un miroir au niveau du sexe d’Héloïse pour pouvoir se voir. Elle se dessine en regardant le corps d’Héloïse (allongée comme Olympia dans le tableau éponyme de Manet), tout en regardant son visage reflété au niveau du pubis de son amante. Son autoportrait devient un mélange du corps d’Héloïse, qu’elle regarde, et de la réflexion du sien.

Se transmet alors une idée forte : l’autoportrait de Marianne devient l’image de la rencontre de leurs deux corps. Elles deviennent transfigurées par leur amour. Dans le tableau de Manet, la femme cache son sexe avec sa main, qui se retrouve symbolisé par la présence d’un chaton noir dans le coin du tableau. Dans cette séquence, le sexe féminin n’est plus un objet de honte que l’on doit cacher mais devient littéralement le miroir de la fusion amoureuse dans laquelle les deux femmes s’engouffrent.

L’égalité des regards

La grande différence entre l’histoire d’amour de Marianne et Héloïse et toutes celles que l’on a pu ressentir avant, c’est qu’elle se construit sur la notion d’égalité. Dans l’une des plus belles scènes du film, Marianne observe Héloïse pour retranscrire au plus près ce qu’elle voit. On pourrait penser que le pouvoir se loge dans le pinceau (comme dans le stylo, ou la caméra), dans la main de celui ou celle qui crée. Mais Héloïse, impériale dans sa robe verte, invite Marianne à venir à ses côtés.

Elle lui fait alors comprendre, que même si elle le sujet du tableau, elle aussi est un être qui regarde. La femme qui est peinte n’est pas un objet beau et inanimé mais une personne qui a la capacité d’agir. De sa place, elle observe tout autant Marianne que Marianne ne l’observe. Elles sont à égalité de regard, comme dans un champ contre champ au cinéma. Et leur désir va émerger de ce rapport d’égale à égale. Mais cette scène raconte encore autre chose : notre relation à nous, spectateur, spectatrice, avec un film.

La grande différence entre l’histoire d’amour de Marianne et Héloïse et toutes celles que l’on a pu ressentir avant, c’est qu’elle se construit sur la notion d’égalité

Céline Sciamma finalement nous dit la même chose. Nous ne sommes pas des êtres passifs devant une œuvre qui se déroule devant nos yeux. Comme celui d’Héloïse, notre regard est actif, nous sommes convoqué.e.s par le cinéma. Cette idée devient clef pour comprendre la notion de female gaze.

Le regard féminin de Sciamma demande au spectateur.trice de ne pas rester dans l’immobilisme de son siège, mais qu’au contraire on participe au film, en traversant l’expérience du personnage, en ressentant leur amour dans notre chair, et le déchirement qui les attend. Comme Héloïse et Marianne sont à égalité de regard, Sciamma nous dit que nous sommes aussi à égalité avec elle. Le plaisir et le désir au sein du film mais aussi dans la salle de cinéma ne repose plus sur une idée d’ascension, de domination mais de partage.

Le regard féminin de Sciamma demande au spectateur.trice de ne pas rester dans l’immobilisme de son siège

Un classique qui nous manquait

En inscrivant une histoire lesbienne dans l’imaginaire picturale très codé du romantisme de la fin du XVIIIème (et littéraire, Chateaubriand, Staël), Sciamma fait un geste politique. Sciamma met la lumière sur des personnes et personnages invisibilisés du canon artistique, mais elle dit aussi que cette passion entre femmes a la même valeur que toutes les passions hétérosexuelles qui ont construit nos imaginaires littéraires et cinéphiles.

Sciamma nous montre comment trois femmes peuvent se réapproprier des mythes

Au cours du film, le mythe d’Orphée et Eurydice se retrouve lui aussi déconstruit. À travers la découverte du texte d’Ovide, Marianne, Héloïse et la servante interrogent les mots du poète. Marianne transformera plus tard leur réflexion en un tableau qu’elle expose (sous le nom de son père).

Ici, Sciamma nous montre comment trois femmes peuvent se réapproprier des mythes, en posant leur regard sur l’art, elles produisent un sens nouveau. C’est finalement exactement ce que ce film fait. En déplaçant une histoire d’amour lesbienne dans un contexte classique, en racontant une passion d’un point de vue féminin, la cinéaste nous montre à quel point le female gaze demeure exceptionnel et profondément nécessaire pour promouvoir un cinéma qui va vers l’avant.

Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, avec Adèle Haenel, Noémie Merlant et Luàna Bajrami