Des vidéos "maisons" aux superproductions de Squeezie : est-ce que YouTube devient la télé ?

En quelques années, les contenus populaires sur la scène YouTube française se sont largement professionnalisés, reprenant parfois certains codes du petit écran.

En quelques années, les contenus populaires sur la scène YouTube française se sont largement professionnalisés, reprenant parfois certains codes du petit écran.

Montage LP à partir de captures d'écran

En quelques années, les contenus populaires sur la scène YouTube française se sont largement professionnalisés, reprenant parfois certains codes du petit écran. Les viewers, parfois même les créateurs, s'interrogent alors : est-ce que YouTube est devenu la télévision ? Décryptage.

L'époque des podcasts d'humour "faits maison" de quelques minutes seulement, à la Cyprien ou Mister V, semble bien lointaine. Désormais, les YouTubeurs français les plus suivis publient régulièrement des vidéos d'une heure ou plus, tournées par des professionnels, dans des studios, avec plusieurs caméras, des décors imposants, etc. Ils n'hésitent pas à lancer des projets ambitieux, à l'instar de Squeezie et son idée du "plus grand où est Charlie du monde" (11 millions de vues) réalisé dans la plus grande salle de concert d'Europe (Paris La Défense Arena).

Ce dernier n'est pas le seul. Début mars 2024, le YouTubeur Michou annonce le lancement de "Danse avec les Stars D’Internet". Membres du jury, caméras, plateau… Les premiers primes, diffusés en direct sur Twitch, se déroulent globalement comme dans la version originale de l'émission. La finale de "DALSI" est, elle, retransmise sur TF1. Suffisant pour raviver le débat : "Est-ce que YouTube (et Twitch) sont devenus la télé ?

"Vraiment ça me rend triste premier degré qu'Internet devienne la télé malgré des années à dire 'non ce sera jamais pareil'", opine, par exemple, le YouTubeur Léo - TechMaker, presque 800 000 abonnés. "Vous fatiguez à vous plaindre comme ça, c'est 1% du contenu Twitch les émissions qui RESSEMBLENT à la télé", lui rétorque un "Mesh", sur X.

En décembre dernier, Jérôme Niel partageait sa réflexion sur le sujet dans "ZEN", une émission diffusée sur Twitch qui reprend les codes des late-shows. "Moi je suis des enfants de la télé et après j'ai fait de l'internet. Vous vous êtes des enfants d'internet un peu en train de faire de la télé au final", lançait-il, avec un brin d'humour. Alors, qu'en est-il vraiment ?

"YouTube a repris des codes de la télévision et ça se voit de plus en plus", embraye Adam Bros, YouTubeur (195 000 abonnés) qui dédie l'une de ses dernières vidéos à cette thématique. "Les formats sont de plus en plus longs, on retrouve souvent les mêmes têtes d'affiche dans des vidéos 'feat and fun' et les moyens techniques ainsi que financiers se rapprochent de ce qu'on peut retrouver pour une émission du petit écran", poursuit le jeune homme, contacté par téléphone.

Professionnalisation de la scène YouTube française

Le contraste avec les débuts de la plateforme au logo rouge est saisissant. "Quand YouTube est né, c'est plutôt des inconnus et des jeunes gens qui n'avaient pas grand chose, partaient de rien, et avaient décidé de partager leur passion, de poster des vidéos qu'ils avaient tourné, parfois même, avec leur appareil photo numérique", rappelle la journaliste Pauline Croquet dans une vidéo du journal Le Monde intitulée "Comment Youtube est (presque) devenu la télé".

Fini les vidéos "homemades", tournées "à l'arrache" dans une chambre, sans budget. "Certains vidéastes ont commencé à comprendre qu'ils pouvaient faire de l'argent avec ce qu'il faisait à la base pour s'amuser ou partager leur passion. Si les youtubeurs au début, c'était des hommes et des femmes orchestres qui faisaient un peu tout eux mêmes, quand ils décident de se professionnaliser et qu'ils y parviennent, ils ont toute une équipe derrière eux", détaille Pauline Croquet. Le sujet du Monde dans laquelle cette journaliste intervient donne l'exemple de la vidéo de Squeezie intitulée "Qui est le meurtrier" (octobre 2023) où 80 personnes ayant participé à la production sont mentionnées au générique.

Aujourd'hui, les YouTubeurs français les plus suivis - qui sont d'ailleurs presque exclusivement des hommes - ont les moyens de leurs ambitions. Inoxtag (plus de 7 millions d'abonnés), qui va tourner un documentaire sur sa future ascension de l'Everest ou Seb (plus de 5 millions d'abonnés), qui a lancé sa boite de production, en sont l'illustration.

Les liens entre les deux médiums ne sont pas nouveaux

La "professionnalisation" de la scène YouTube française et de son contenu peut donner le sentiment d'un rapprochement avec ce que la télévision est en mesure d'offrir. Pour autant, les passerelles entre les deux médiums ne sont pas nouvelles. Il y a plus de 10 ans déjà, en 2012, Lorenzo Benedetti et Guillaume Lacroix, deux producteurs de télévision, décident de lancer le "Studio Bagel", une chaîne dédiée à l'humour qui sera ensuite racheté par Canal+. Dès la rentrée 2013, les vidéos du "Dézapping du Before" et "Les Tutos" de Jérôme Niel sont alors diffusées sur le petit écran lors du "Before du Grand Journal" et du "Grand Journal". Dans le même registre, la chaîne YouTube "Golden Moustache" est lancée par M6, également en 2012.

Depuis, les connexions entre le petit écran et les créateurs actifs sur plateforme d'hébergement de vidéos sont régulières. Pour donner quelques exemples, les YouTubeurs Cyprien, Norman et Natoo ont débarqué sur TF1 dans "Presque adultes", une série télévisée humoristique diffusée de juillet à septembre 2017. L'émission "Le Pire Stagiaire" de Greg Guillotin est produite par "H2O productions", la société de production de Cyril Hanouna, et est diffusée à la fois sur C8 et YouTube. Enfin, depuis le 15 mars dernier, c'est le duo de YouTubeurs Sylvain Levy et Pierre Chabrier, de la chaîne Vilebrequin, qui anime la célèbre émission Top Gear sur RMC Découverte.

Toujours eu une opposition YouTube et la télévision

Malgré ces passerelles récurrentes, YouTube et la télévision ont pourtant toujours été opposés. Les acteurs du petit écran avaient notamment du mal à saisir ce qu'était un YouTubeur : "Est-ce un 'vrai' métier ?" ; "C'est quoi l'étape d'après ?", "Des gens vous regarde jouer aux jeux vidéos et ça vous rémunère ?"... Une incompréhension souvent perçue comme du mépris. Le passage de Natoo dans l'émission de Laurent Ruquier "On n'est pas couché" en octobre 2015 ou l'accueil réservé à Squeezie dans "Salut Les Terriens" de Thierry Ardisson en sont les meilleurs exemples.

La concurrence entre ces deux médias est exacerbée par le fait qu'ils soient en concurrence. Alors que le temps d'écoute de la télévision diminue depuis quelques années, notamment chez les jeunes, il augmente concernant YouTube. La consommation TV des adolescents et des jeunes adultes est passé de 2h47 par jour en 2012 à 1h25 en 2022, selon les données de Médiamétrie citées par Le Figaro. Pour les enfants (4-14 ans), cette durée moyenne est même passée de 2h15 à 1h seulement. "Les voilà désormais trop occupés à jouer aux jeux vidéo, à envoyer des messages sur Instagram, à suivre leurs youtubeurs préférés ou à faire défiler les vidéos sur TikTok", note l'article en question, avec un brin de sarcasme.

"La perception (de la télévision) a changé", ajoute Adam Bros dans sa vidéo intitulée "YouTube devient la télé… et c’est pas si grave". Il cite une étude de 2018 (Impact of YouTube on télévision audience) qui montre que 60% des répondants (principalement des jeunes) ne sont pas satisfaits du contenu télévisuel tandis que 87% d'entre eux se disaient satisfaits du contenu sur YouTube.

La plateforme vient même concurrencer la TV sur son terrain. Grâce aux écrans connectés, consoles de salon ou Chromecasts, 20 millions de Français regarderaient YouTube directement sur leur télévision tous les mois, selon les chiffres donnés par Justine Ryst, directrice générale de YouTube France.

"YouTube est de plus en plus inspiré de la télévision, mais la télévision s'inspire aussi de plus en plus de YouTube"

YouTube "grand remplaçant" de la télévision ? Pas vraiment selon le Youtubeur spécialisé Adam Bros. "Les gens se détournent de la télévision principalement en raison de son mode de consommation. C'est pas tant les émissions ou les films proposés qui posent problème que la manière (linéaire) dont ils sont proposés", détaille-t-il, s'appuyant sur la thèse Youtube - a new era of TV.

"La solution tient dans le concept de 'remédiation' : un média ne meurt jamais, il se remédie, c'est-à-dire qu'il continue à exister mais sous d'autres formes et avec d'autres codes pour s'adapter. […] Il n'y a pas de mort ou de naissance ou de remplacement direct, c'est plus compliqué que cela. Souvent ce sont des codes qui s'interconnectent, analyse Adam Bros. Certes, YouTube est de plus en plus inspiré de la télévision, mais la télévision s'inspire aussi de plus en plus de YouTube et des plateformes de streaming".

Concrètement, la TV réfléchit de plus en plus à la manière dont elle peut diffuser ses contenus de manière non linéaire, en replay et sur les réseaux sociaux, d'où le lancement de TF1 + et M6 +. De son côté, les créateurs présents sur YouTube et Twitch n'hésitent pas à reprendre à sa sauce des codes télévisuels : "Popcorn" (un talk-show, Ndlr), "DALSI", "Faites-nous rire", "À prendre ou à jeter"...

Que la scène Internet s'inspire de la télévision est "encore plus" logique pour Adam Bros, étant donné qu'elle cherche à s'adresser à un grand public : "Aujourd'hui, tout le monde est sur YouTube et Twitch, ça n'est plus du tout un truc de niche ou de 'geek'. Et, les codes que ce public connaît et apprécie, ce sont les codes de la télévision. Pour réussir à divertir 5 millions de personnes comme l'ambitionne Squeezie, le mieux reste de reprendre une formule et une recette qui fonctionnent déjà sur des très larges audiences".

"Les effets de surprise, l'émotion, les blagues, les caméras cachées, sont des choses qui fonctionnent depuis belle lurette. Forcément, on peut y voir que des proximités, des codes de la télévision qui sont certes, parfois revisités, un peu cassés et un peu moqués même, mais ça reste des codes de la télévision", confirme la journaliste Pauline Croquet.

Pour autant, YouTube et Twitch ne vont pas "devenir la télévision". En se basant sur le numéro 13 de la revue scientifique Télévision, Adam Bros explique que chaque média, malgré les ressemblances et les remédiations, conserve sa "médiativité", c'est-à-dire "certains codes, certaines normes et certains systèmes d'énonciation auxquels le public est habitué (comme le ton employé et la proximité avec les 'viewers' pour YouTube, Ndlr)". Pour lui, "pas la peine" de tomber dans un "discours panique" tant que les codes d'Internet continueront d'être respectés par les créateurs.