La mémoire du corps logée dans l’ADN ? Ce que révèle cette expérience menée sur des souris
La vie de la conscience s’inscrit au niveau de l’ADN. C’est ce que suggère une expérience menée sur des souris : la mémoire serait « stockée » sous une forme matérielle dans les cassures rafistolées du matériau génétique. Éclairage avec Ricœur, Bergson et Freud.
L’idée court depuis quelques années : et si la mémoire était stockée dans l’organisme par des cassures de l’ADN ? L’hypothèse a été étudiée dès 2013 chez les souris par la chercheuse du CNRS Elsa Suberbielle, qui déclarait : « On ne forme pas de pensées sans briser son ADN. » Selon elle, la vie psychique (mots, images, sensations, expérience, etc.) se sédimente et laisse une trace dans le matériau génétique. Une nouvelle étude réalisée sur des souris, publiée dans Nature, semble confirmer cette théorie.
Les petits mammifères ont été « entraînés » à associer un lieu donné à un choc électrique. Lorsque les rongeurs se retrouvent dans cet endroit lié à la douleur, ils s’en souviennent et manifestent un comportement de peur. Étudiant les neurones situés dans l’hippocampe – la partie du cerveau en charge de la mémoire –, les scientifiques ont montré que, au cours de l’apprentissage, les brins d’ADN des cellules nerveuses se brisaient avant d’être réparés. Les cassures et réparations successives permettraient au souvenir de se constituer. Les brisures de l’ADN suturé portent, à leurs yeux, les informations de la mémoire, par le biais d’une forme de rafistolage du code génétique, code propre à chaque individu. Quelles implications cela peut-il avoir, concernant la construction de l’identité personnelle ?
De la nature de la mémoire
On peut examiner le résultat selon plusieurs directions. D’abord, ne pourrait-on transposer ici, sur le plan biologique, le modèle de l’« identité narrative » proposé par Paul Ricœur (« L’Identité narrative », 1988) ? Pour le philosophe, le sujet n’est pas donné d’emblée à lui-même d’un bloc : il doit se ressaisir dans un récit de soi englobant les événements et les aléas, les incidents et les contingences de son cheminement – effort pour rassembler et donner du sens à un ensemble d’expériences qui n’en ont pas de prime abord et qui, bien souvent, comme dans le mal subi, relèvent même précisément de l’insensé qui déchire le destin individuel. La brisure du texte de l’ADN au sein des cellules nerveuses qui alimentent la conscience narrative n’est-elle pas, dans une certaine mesure, le pendant objectif de cette « ipséité » subjective du soi ?
D’autre part, la découverte invite à questionner notre conception de la mémoire elle-même. Dès le début du XXe siècle, Bergson avait parfaitement souligné l’existence d’une mémoire du corps, automatique, involontaire, inconsciente, aux côtés de la mémoire vive présente à la conscience, notamment dans Matière et Mémoire (1896). La mémoire du corps est, à ses yeux, une mémoire de « l’habitude » qui se distingue de la mémoire « image », laquelle retient en elle un « événement de ma vie » qui « a pour essence de porter une date, et de ne pouvoir par conséquent se répéter ». L’étude récemment menée sur les souris semble d’abord confirmer cette idée en lui donnant un fondement plus clair : c’est à force de répétition, d’habitude, que la souris a intégré, jusque dans son ADN, une forme de mémoire. La succession des chocs électriques a conduit à l’inscription, dans l’organisme, d’un nouveau dispositif psychique déterminant une réaction automatique de peur.
Mais chez Bergson, la mémoire du corps est une mémoire fondamentalement inconsciente – à peine une mémoire. Elle existe à travers des gestes répétés, à l’insu du sujet, sans en passer par un moment d’élaboration psychique. Les étapes qui constituent la mémoire ne sont pas à proprement parler des événements, dont le sujet serait conscient et garderait une trace autonome dont il pourrait se souvenir. Difficile d’en dire autant dans le cas de la souris. Chacune des expériences traumatiques de choc fait, à chaque fois, l’objet d’une élaboration psychique. La douleur ne peut se réduire à une expérience inconsciente : elle est toujours, précisément, une épreuve qui interrompt l’écoulement insouciant de l’existence et focalise sur elle l’attention.
La mémoire, terreau de la conscience ?
Freud a bien perçu cette dimension. Bien souvent, le trauma peut être refoulé. Mais ce refoulement ne signifie pas, au contraire de l’automatisme bergsonien, une impossibilité totale de se remémorer ce qui n’a fait l’objet d’aucune élaboration psychique ; déposé dans l’inconscient, il porte au contraire en lui la possibilité d’une reconscientisation d’événements qui ont été vécus avant d’être oblitérés.
Le résultat de l’accumulation des traumas vécus par les souris – la réaction immédiate de peur – ne supprime pas les différentes expériences de douleur. Ce résultat est du reste encore de l’ordre d’une expérience qui, pour être « automatique », n’en est pas moins dans une certaine mesure un fait de conscience. Ce fait involontaire surdétermine la réaction, mais il ne supprime pas la médiation au moins potentielle de la conscience – de même que, chez Freud, le symptôme du refoulement du trauma peut constituer la porte d’entrée pour dévoiler le souvenir enfoui.
Ce que l’on pourrait objecter à Bergson, c’est d’avoir sous-estimé la portée de ce qui s’inscrit comme une mémoire dans le corps. Pour le philosophe, seul ce qui, dans l’identité d’un individu, peut être répété mécaniquement, aveuglément, sans en passer par la conscience, peut être « appris » par le corps. L’expérience des souris montre que l’ampleur de l’inscription est beaucoup plus large : elle porte également sur les événements – sur l’ensemble des épreuves de la vie psychique. Le corps n’est pas seulement le substrat des comportements involontaires : il apparaît comme la matrice retenant en lui l’ensemble de l’expérience, l’ensemble des souvenirs, y compris ceux que la conscience peut convoquer et dont elle peut se saisir. Ne faut-il pas en effet que la conscience, dans sa transparence à elle-même, puisse puiser « quelque part » ce qu’elle ne contient pas immédiatement ?
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