Gabriel García Marquez en 2003 dans “Télérama” : chronique d’une vie inspirée

DANS NOS ARCHIVES – Le grand écrivain colombien est mort il y a dix ans. L’occasion de revenir sur le moment où il s’est penché sur son passé. Quand, déjà malade, à 76 ans, il reprenait la plume pour ses Mémoires.

 Gabriel Garcia Marquez, le 27 janvier 1982, à Paris.

Gabriel Garcia Marquez, le 27 janvier 1982, à Paris. Photo Ulf Andersen/Getty Images

Par Michèle Gazier

Publié le 17 avril 2024 à 10h00

Gabriel García Márquez ne répond plus. Il garde le silence, et cela dure depuis quelques années déjà. Lassitude d’un écrivain qui a beaucoup parlé de lui, de son œuvre, de ses engagements ? Volonté de ne pas brouiller, par des propos qu’il ne peut contrôler, une image qu’il a soigneusement construite ? Ou, simplement, fatigue d’un homme de 76 ans que la maladie (un cancer de la lymphe) a affaibli ? Le silence a nourri les rumeurs. On a dit tout et n’importe quoi. Et même qu’il était mort : un texte apocryphe avait circulé sur Internet dans lequel l’auteur de Chronique d’une mort annoncée faisait ses adieux à ses amis !

Aujourd’hui, il n’y a plus de mystère. García Márquez s’est tu avec obstination parce qu’il était ailleurs. Il menait l’enquête sur sa propre vie. À la recherche de son passé, il revisitait avec l’aide des témoins, de ses proches, les étapes d’un fabuleux parcours qui a mené l’enfant pauvre né à Aracataca, dans l’État de Magdalena, en Colombie, à la renommée mondiale, certifiée par le prix Nobel de littérature en 1982. La parution des mémoires de García Márquez, c’est un événement qui a été souvent annoncé, toujours retardé. Ses éditeurs l’ont attendu pendant sept ans. Vivre pour la raconter est une fresque autobiographique prévue en trois tomes. Voici le premier, sur l’enfance, la jeunesse et l’apprentissage de l’écriture par un jeune homme que sa famille avait surnommé « Gabito », qui est resté « Gabo » pour les intimes. Qui avait attrapé très tôt le virus du journalisme (« Le reportage reste pour moi le genre par excellence du meilleur métier du monde ») et n’est devenu romancier qu’à 40 ans sonnés, avec un chef-d’œuvre universel, Cent Ans de solitude.

Un récit d’une foisonnante richesse

Il y a eu depuis d’autres grands romans, des nouvelles magnifiques : tous, ou presque, ont ramené le romancier vers ces années décisives de violence, de misère et de rêverie. Elles tiennent maintenant dans les six cents pages d’un récit d’une foisonnante richesse qui se clôt (provisoirement) sur le premier voyage, en 1955, de García Márquez en Europe. Et qu’il boucle, avec un infaillible sens romanesque, sur la promesse d’une histoire d’amour. La jeune fille de ses rêves s’appelle alors Mercedes Barcha, il va l’épouser par la suite, et elle est toujours sa femme…

Salué comme un événement considérable dans toute l’Amérique latine où il est sorti il y a un an, et en Espagne où il s’est vendu à un million d’exemplaires, ce livre tant espéré déborde somptueusement des limites de l’autobiographie. « La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient. » Cette courte phrase placée en exergue dit tout. Et le lecteur, bousculé, bouleversé, étonné, et souvent ébloui par l’ampleur de ce récit d’initiation, découvre une lumineuse vérité qui n’a cessé de guider l’auteur : toute écriture de soi est une construction littéraire, un mensonge doré. Il y revient quand il explique (page 554 de Vivre pour la raconter) : « Je ne saurais aujourd’hui faire le compte des interviews dont j’ai été victime depuis cinquante ans partout dans le monde. […] L’immense majorité de celles que je n’ai pu éviter, quel que soit le sujet sur lequel elles portaient, devront être considérées comme une partie importante de mon œuvre de fiction, car elles ne sont que cela : des inventions sur ma vie. »

Le temps perdu de l’enfance

En formidable conteur, García Márquez part d’un moment clef de sa vie. Nous sommes le 18 février 195O, à Barranquilla, sur le rivage atlantique, à l’embouchure du fleuve Magdalena. C’est là que vit Gabito. Il a 22 ans et vient d’interrompre ses études en cachette de son père, Gabriel Eligio, qui rêvait de le voir diplômé pour qu’il s’arrache à la misère où végètent les onze enfants de la famille Márquez. Ce jour-là, Luisa Santiaga, la mère, débarque à l’improviste. Elle vient chercher son fils aîné pour qu’il l’accompagne à Aracataca, où, pour survivre, elle a décidé de vendre la maison des grands-parents. « Le seul moyen de se rendre de Barranquilla à Aracataca était de prendre le bateau à moteur délabré qui naviguait sur un canal creusé par les esclaves à l’époque coloniale, puis traversait un vaste marécage d’eaux troubles et désolées jusqu’au mystérieux village de Ciénaga. Là, on prenait le train […]. »

Aracataca, Gabito y a passé son enfance en compagnie de son grand-père maternel, le colonel Nicolás Márquez, de sa grand-mère Tranquilina dite Mina et d’une nuée de tantes et de voisins qu’il fera revivre dans ses premiers écrits avant d’en faire, un peu plus tard, d’inoubliables personnages de roman. Rappelez-vous ces lignes de Cent Ans de solitude. « Macondo était alors un village d’une vingtaine de maisons en glaise et en roseau, construites au bord d’une rivière dont les eaux diaphanes roulaient sur un lit de pierres polies, blanches, énormes comme des œufs préhistoriques…  » La mythique Macondo, patrie des Buendía, c’est évidemment la transposition romanesque d’Aracataca.

Quand le jeune García Márquez retrouve, en février 1950, la petite bourgade poussiéreuse qu’il a quittée à l’âge de 8 ans, l’idée s’insinue en lui qu’il pourrait retrouver par l’écriture le temps perdu de l’enfance. Il va fiévreusement se lancer dès son retour, mais il lui reste encore à saisir la richesse de ses souvenirs, enfouie dans la putréfaction flamboyante d’une nature exagérée où se dissolvent les êtres et les choses.

La magie de ce monde primitif et échevelé, ce sont les vendeurs des kiosques de Buenos Aires qui, les premiers, y succombent. En mai 1967, critiques autodidactes mais inspirés, ils recommandent à leurs clients ce pavé de trois cent cinquante pages édité en Argentine. Le premier tirage de Cent Ans de solitude - huit mille exemplaires - est rapidement épuisé. Les suivants encore plus vite. Le livre fait l’effet d’une bombe dans le paysage foisonnant de la littérature latino-américaine. Les grands écrivains de l’époque réagissent comme un seul homme. « García Marquez apporte […] une nouvelle preuve de la façon dont l’imagination en sa puissance créatrice la plus haute a fait irruption irréversiblement dans le roman sud-américain », écrit l’Argentin Julio Cortázar, auquel fait écho le Mexicain Carlos Fuentes qui voit Macondo « se métamorphoser en un territoire universel ». Le Péruvien Mario Vargas Llosa, enthousiaste, salue, lui, « une prose brillante, une technique d’envoûtement infaillible, une imagination luciférienne qui ont rendu possible cet exploit narratif ».

“Réalisme magique”

Après beaucoup de tâtonnements, d’essais plus ou moins aboutis et l’écriture avortée d’un roman, La Casa, Márquez a trouvé enfin les mots, le ton, la musique, le rythme fou, celui, en un mot du « réalisme magique » qui sera pour toujours associé à son œuvre. Trente-six ans et quelque vingt millions d’exemplaires plus tard, les lecteurs seront probablement frappés de retrouver, dans les mémoires de García Márquez, non seulement l’atmosphère et les images du roman mais aussi des phrases entières de Cent Ans de solitude. C’est que Gabo a toujours senti que la réalité pouvait nourrir les rêves les plus fous de la fiction.

Cette rare alchimie romanesque n’a pas été engendrée par la seule mémoire. García Márquez nous promène avec un égal bonheur dans le labyrinthe de sa jeunesse et dans celui de ses lectures. Pour lui, lire c’est vivre, dépasser la réalité médiocre d’une existence constamment chahutée par la pauvreté. Au menu, des poètes, encore des poètes, toujours des poètes. García Márquez a longtemps flirté avec des groupes plus ou moins d’avant-garde en quête d’une esthétique neuve entre la poésie savante, le lyrisme et la chanson populaire qui sont restés intimement liés dans toute son œuvre. Il avouera s’être gavé d’auteurs médiocres du XIXe siècle espagnol, et garder une passion intacte pour « l’immense Gustavo Adolfo Bécquer », à ses yeux « l’équivalent de Chopin ». (1) Pablo Neruda, García Lorca l’ont également ébloui par la lumineuse simplicité de leur langue et leurs audaces formelles. Et c’est l’œuvre du Nicaraguayen Rubén Darío qui a accompagné l’écriture de L’Automne du patriarche, grand poème en prose sur le naufrage voluptueux d’un dictateur.

Nous les ‘costeños’, nous sommes les gens les plus tristes du monde.

Il y a chez Márquez, un indéfectible attachement à des racines intangibles. Lui qui a vécu dans plusieurs villes de son pays, Aracataca et Barranquilla, mais aussi Sucre, Bogotá et Carthagène des Indes, se dit « costeño ». Il est homme de la côte caraïbe, rien à voir avec le Colombien de l’intérieur, ni par sa culture, ni par sa vision du monde. « Nous les costeños, nous sommes les gens les plus tristes du monde », explique-t-il. Puis, évoquant les « bals du tonnerre de sa jeunesse », il ajoute : « Je me rappelle qu’au milieu d’une rumba, nous abandonnions notre partenaire et allions nous asseoir dans un coin pour dévider […] le film infini de la littérature, pour terminer taca-taca-taca-taca, en récitant de la poésie. Ce genre de chose ne se guérit jamais : c’est un vice. » (2)

La poésie se déclame, se chante, se partage entre amis. Le roman suppose la solitude. La passion romanesque, chez Márquez, a été plus tardive. Il lit tout ce qui lui tombe sous la main, partout, dans les bistrots, les chambres d’hôtel miteux, et même dans un certain tramway de Bogotá où il fait des voyages en boucle, plongé dans les livres qu’on lui prête. C’est à cette époque qu’il découvre Faulkner. Rencontre éminemment décisive : Macondo, lieu à la fois réel et imaginaire où s’enracine Cent Ans de solitude, est très proche, dans sa conception, de Yoknapatawpha, le comté mythique créé par l’auteur du Bruit et la Fureur…

Maladresse et inquiétude

C’est avec une infinie tendresse, une touche de complaisance et un rien d’ironie, que Márquez le Nobel regarde aujourd’hui Gabo le plumitif avide de savoir, habillé comme un clochard, cheveux et moustache en bataille. Dans son entourage, on raconte qu’à Stockholm, pour recevoir le prix, il avait revêtu le costume traditionnel colombien, d’un blanc immaculé, mais on ajoute, non sans malice, que pour la réception du chèque, qu’il attendait avec une impatience et une crainte de gamin - allait-on vraiment le lui donner ? - il avait enfilé un frac… Son ami, l’écrivain colombien Alvaro Mutis évoque la timidité de Gabo en ce moment de gloire, sa maladresse, son inquiétude. Comme si, dans le triomphe, García Márquez n’avait pas réellement changé. Peut-être s’est-il souvenu alors de l’expédition du manuscrit de Cent Ans de solitude. Avec son épouse, Mercedes, ils ont séparé les feuillets en deux piles, et n’en ont posté qu’une, car ils n’avaient pas de quoi payer pour la totalité… García Márquez est un génie aussi dans l’art de donner à toute histoire, y compris la sienne, les couleurs du légendaire.

García Márquez a eu cette idée merveilleuse d’inventer un faux roman en cours, juste pour le raconter aux curieux. Parce que, assure-t-il, « raconter tout haut la véritable histoire porte malheur.  » C’est qu’entre deux livres, il n’a jamais cessé d’écrire. Quand le romancier se mettait en veilleuse, c’est le journaliste qui prenait - qui prend encore - le relais. Il a longtemps tenu une chronique hebdomadaire dans El Espectador, un journal de Bogotá, qui était reprise dans El País. En 1993, il a fondé à Carthagène des Indes l’école du nouveau journalisme, où il continue d’inviter des journalistes européens et latino-américains pour animer des séminaires. Quatre ans plus tard, en s’installant à Mexico, il annonçait qu’il ne retournerait plus en Colombie, à cause d’une situation politique « peu propice à l’écriture ». L’année suivante, pourtant, il est revenu à Bogotá pour s’occuper activement de Cambio, hebdomadaire dont il était devenu l’actionnaire principal, en y investissant l’argent du Nobel - « oublié sur un compte en Suisse depuis seize ans ». C’est la patte du conteur qui a sorti l’hebdo de sa léthargie et au fil des articles réguliers a permis de multiplier par trois sa diffusion.

Soutien inconditionnel à Fidel Castro

Dans la statue du grand écrivain unanimement admiré, miré, qui a rencontré « les grands » de ce monde, de Mikhaïl Gorbatchev (« C’est la première fois qu’un secrétaire du Parti communiste soviétique est plus petit que moi ») au pape Jean-Paul II, de Yasser Arafat à François Mitterrand qui l’a fait commandeur de la Légion d’honneur, il y a une faille de taille : son soutien inconditionnel à Fidel Castro. Il était encore la cible des attaques au printemps dernier quand une terrible répression s’abattait sur les intellectuels cubains sans qu’il proteste. Incompréhensible silence. Dans ce premier volume de Mémoires, passe la silhouette du jeune Fidel, leader étudiant croisé à Bogotá en 1948. Il évoque le lien indéfectible qui allait être le leur ensuite, tout en précisant, au détour d’une page, qu’il n’a jamais appartenu à un parti politique, se contentant d’être un « compagnon de route ». Engagé, pourtant, il l’est depuis toujours. Contre « l’impérialisme américain », pour les sandinistes du Nicaragua, pour les luttes de libération en Angola et au Mozambique mais contre les guérillas colombiennes qui « tuent » son pays… Autant de prises de positions que sa notoriété a amplifiées, martelées publiquement, qui plus est, sur un ton que certains ont jugé suffisant, et qui, selon ses proches, n’est que l’effet de sa maladive timidité. Avec Castro, il est, assurent ses proches, dans un autre registre. Sa fidélité, il l’a résumée d’une phrase définitive : « Je suis de ceux que l’on enterre avec leurs amis. » En livrera-t-il davantage dans le deuxième - voire le troisième tome - de Vivre pour la raconter ?…

Installé entre Mexico (où il réside), Bogotá et Los Angeles (où il se soigne), García Márquez écrit chaque jour, s’imposant « des horaires d’employé de bureau ». Il laisse venir à lui les souvenirs, les images. Il dit continuer à ne rien inventer. Il affirme même « retranscrire » ce qui remonte du passé comme dans un reportage. Ainsi a-t-il fini par écrire Chronique d’une mort annoncée, en 1981, dont le point de départ est l’histoire vraie d’un assassinat qui l’avait frappé dans sa jeunesse. Il a attendu trente ans que la mère de la victime disparaisse, respectant ainsi la promesse faite à sa propre mère, qui était son amie. De même, c’est quand ses parents sont arrivés au crépuscule de leur vie qu’il a entrepris le récit de leurs amours contrariées, et finalement triomphantes, qui sert de trame à L’Amour au temps du choléra.

Laisser parler la réalité

Entre le journalisme et la littérature, García Márquez n’a jamais distingué que des degrés d’écriture différents. Un seul credo : laisser parler la réalité, car la réalité, en la revisitant, en la décalant, en la sublimant, reste incomparable. Evoquant sa grand-mère Mina devenue aveugle, et qu’on venait d’opérer, il raconte une très tendre histoire. « Lorsqu’on lui ôta ses pansements, ma grand-mère […] ouvrit les yeux radieux de sa nouvelle jeunesse, son visage s’illumina et elle résuma sa joie en un seul mot : » Je vois. « Le chirurgien voulut savoir ce qu’elle voyait si bien, et elle balaya la pièce de son regard renaissant, désignant chaque chose avec une précision admirable. Le médecin fut interloqué de l’entendre nommer des objets dont aucun ne se trouvait dans sa chambre d’hôpital. Moi seul savais qu’elle décrivait ceux de sa chambre à Aracataca.  » Quelle plus belle métaphore pouvait résumer la magie de la littérature selon Gabriel García Márquez ?

Vivre pour la raconter, de Gabriel García Marquez, traduit de l’espagnol par Annie Morvan, éd. Le Livre de Poche, 576 p., 9,40 €.
Paru dans le Télérama n° 2805 du 15 octobre 2003.

(1) Entretien avec Hector Bianciotti, Le Nouvel Observateur, janv. 1982.

(2) À la rencontre de García Márquez de Juan Gustavo Cobo Borda, traduit de l’espagnol par Georges Lomné. Ed. Espaces 34.

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