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Enfants placés en foyer, enfants en quête de stabilité

ENFANCE. Plus de 2 600 enfants sont confiés à l’Aide sociale à l’enfance à La Réunion. Parmi eux, certains sont accueillis en foyer gérés par le Département lui-même ou par la Fondation du Père Favron. Le Journal de l’île a poussé les portes d’une des maisons d’enfants à caractère sociale de l’association.

Les enfants participent à plusieurs ateliers, comme ici le jardinage, encadrés par des éducateurs (photos LJX).
Les enfants participent à plusieurs ateliers, comme ici le jardinage, encadrés par des éducateurs (photos LJX).

Auteur de l'article : Enfants placés en foyer, enfants en quête de stabilité
Rédigé par Clicanoo

T’es pas venu le bon jour, c’est poisson, c’est jamais bon." À peine le vieux portail blanc de la villa Rognard passé, le ton est donné par l’un des enfants résidant dans cette unité de la maison d’enfants à caractère social (MECS) Marie Poitevin, plus communément appelé foyer. Dans cette ancienne et vaste kaz créole familiale, jaune et blanche malgré les nombreuses écailles de peinture, les us et coutumes ne font pas défaut aux cantines scolaires, même si nous sommes en 2024. Le vendredi, c’est poisson.

Ils sont 15. 15 mineurs confiés par l’Aide sociale à l’enfance à la Fondation du Père Favron à vivre ici dans le cadre de la mesure de placement décidée par la justice. Pour ne pas les stigmatiser, aucun écriteau à l’extérieur ne précise la vocation du lieu. Incognito, une maison comme les autres. Ou presque, le voisinage étant toutefois prévenu. "Ce ne sont plus “les enfants de la DDASS” (Direction départementale des affaires sanitaires et sociales, ndr). Ils vivent ici comme tout le monde", insiste Patrick Lauret, cadre de proximité au sein de la Fondation du Père Favron. Celui-ci, chargé de la structure, veut rompre avec l’image populaire et dévalorisante des enfants placés.

Une fois à l’intérieur, même constat. La peinture a bien vieilli et s’est ternie, voire écaillée par endroit. Quelques dégâts des eaux ont également laissé leur trace. Au plafond, certains câbles sont encore apparents. Le tout est défraîchi. Les colocataires de la villa Rognard s’y sont comme habitués. "On avait commencé des travaux de peinture, qu’on a dû arrêter avec le passage du cyclone", explique Patrice Boirgin, coordinateur de l’équipe d’éducateurs. Aussi, les garçons du premier étage, les filles du second et les adolescents au dernier attendent le coup de peinture, attendu pour les prochains mois. "En tout, il y a 13 chambres, individuelles ou double", compte le professionnel. Deux salles de vie, les douches et sanitaires, ainsi que la cuisine forment les espaces partagés.

RECOMPOSER AVEC LE QUOTIDIEN

"Ici, j’aime faire du vélo et dormir. Par contre, j’aime pas trop aller à la douche", confie Jade* , la plus jeune âgée de sept ans. Accueillie à la Villa Rognard et en contact très limité avec sa mère, la fillette partage sa chambre avec Ambre, du même âge. "Elles se chamaillent tout le temps, si l’une fait quelque chose, l’autre aussi", sourit Carine Mélie, la psychologue, alors que les deux enfants sollicitent l’attention d’un adulte ayant "quelque chose à dire".

Jade, comme ses colocataires, se construit ici de nouveaux repères et un rythme de vie stable. "Certains arrivent sans savoir correctement se laver, sans marqueurs spatio-temporels des moments de la journée comme le repas, les devoirs etc. Ils doivent apprendre ou réapprendre les bases éducatives et l’autonomie", explique Patrice Boirgin. C’est là le rôle des sept éducateurs qui entourent le groupe. "On accompagne les jeunes dans le collectif mais chacun dans son individualité, selon son parcours", ajoute-t-il. Une mission d’équilibriste pour ne pas déstabiliser les enfants face à leurs camarades mais au contraire, les pousser à adopter une hygiène de vie saine leur permettant de grandir sereinement. Ce vendredi matin-là, vacances ou non, le réveil a d’ailleurs sonné à 6h15 dans la villa. Au petit-déjeuner, les enfants ont retrouvé la maîtresse de maison ainsi qu’un éducateur. Durant la journée, entre scolarité et activité, ils évoluent au rythme des rotations des professionnels qui se relaient jusqu’à 21h30. A l’heure du couvre-feu, alors que les plus petits dorment depuis une heure, deux surveillants de nuit prennent leur poste et ne partent qu’à 6 heures le lendemain. Des gardes éveillées, pour lesquelles ils sont spécifiquement formés.

CHACUN À SA JUSTE PLACE

Devant un tableau peint par les résidents de la villa, Anouk interpelle "Monsieur Patrice", comme chacun est ici appelé de son prénom précédé de sa qualité. "Ça va faire trois ans que je suis là en avril. Le tableau était là avant." Tous les acteurs de la maison, professionnels comme jeunes, lui donnent effectivement vie d e p u i s d e u x a n s e n moyenne. "Ce n’est pas un accueil d’urgence. Ils restent un certain temps et cela favorise la réussite du projet pédagogique de l’enfant", souligne Patrick Lauret, le cadre de proximité. Plus le placement est long, plus il permet au mineur de se stabiliser et par conséquent, de travailler en profondeur. "Les six premiers mois sont compliqués. La séparation est traumatisante et l’enfant doit accepter la mesure de placement, ajoute le chef de service. Si celle-ci n’est pas bien préparée, on risque une répétition du sentiment d'abandon chez l’enfant."

En plus de la durée de l’accueil, le lien avec l’adulte est central dans l’exécution du projet pédagogique. Celui-ci se veut porté par l’ensemble de l’équipe, éducateurs, psychologues et autres adultes intervenant auprès des mineurs. "Le souci principal des professionnels de la MECS Marie Poitevin, c’est la construction du lien adultesjeunes, développe le chef de service. Notre maître-mot : prendre soin." La relation entre mineurs et majeurs, sur quoi tout repose, s’appuie sur une position et une posture adaptées de la part du professionnel. Un point essentiel sur lequel veiller au grain. "Il ne doit pas y avoir de substitution parentale. Les éducateurs assurent la sécurité physique, morale et affective sans dépasser la limite", avance avec rigueur Patrick Lauret. "On accompagne oui, on est présent et on apaise mais on ne remplace pas la cellule familiale. Si besoin, on va leur réexpliquer, on va rappeler la place de chacun tout en restant vigilant sur les gestes de tendresse", rejoint Patrice Boirgin, le coordinateur.

Malgré un vécu très chargé pour leur jeune âge, ces enfants confiés à l’Aide sociale à l’enfance sont forts et tentent de se construire. "Le mur, c’est moins confortable que l’armoire pour taper", raconte à table Henri, dix ans, le sourire aux lèvres et la fourchette dans la main droite. Le signe que le travail et l’apprentissage de nouveaux modèles prend du temps. "Ça marche mieux de faire des câlins que de taper, non ?", répond la psychologue pour rompre un débat stérile entre les garçons. Preuve que c’est ensemble qu’ils arriveront à leur fin : permettre à l'enfant sous protection de grandir et s’épanouir comme l’enfant ordinaire qu’il est.

LÉA DELAPLACE

*LES PRÉNOMS DES ENFANTS ONT ÉTÉ MODIFIÉS.

DES CHANTIERS MALGRÉ UN BUDGET SERRÉ POUR LA MECS MARIE POITEVIN
Face à la vétusté de la villa Rognard, qui laisse présager des autres maisons accueillant des mineurs protégés à la Fondation du Père Favron, cette dernière entame plusieurs travaux d’envergure. D’une part, le bâtiment de l’unité Lorion à Saint-Pierre va être déconstruit au début de l’année prochaine pour laisser place à une structure neuve. D’autre part, les villas Hermann et Rognard situées au Tampon vont être repeintes d’ici l’été. "C’est juste un rafraîchissement car nous allons regrouper les deux sur un nouveau site, annonce Muriel Andres, la directrice du Pôle social de la Fondation. Les deux unités cohabiteront d’ici deux ou trois ans sur la même parcelle, avec plusieurs petites villas." Des projets coûteux qu’il faut néanmoins inscrire au budget de la MECS, qui ne repose que sur les subventions du département, compétent en matière de protection de l’enfance. "Le département nous alloue 5,4 millions pour notre volet protection de l’enfance. Ça comprend les dépenses de loisirs et sport, d’alimentation, du bâti, les rémunérations, les fournitures, les coûts fixes, les transports etc pour les six sites du foyer sur l’île et les 77 jeunes placés", détaille la directrice, regrettant que ces fonds, qui n’augmentent pas, ne soient pas indexés à l’inflation. "Par exemple, on a 29 euros par mois par enfant pour l’habiller. Aujourd’hui, ça ne nous permet pas d’acheter grand chose !", fait-elle remarquer. L’Aide sociale à l’enfance soufre, encore et toujours, du manque de moyens.

"Ils ont besoin de parler"

Carine Mélie a 43 ans. Elle est psychologue salariée à temps plein au sein de la MECS Marie Poitevin. La clinicienne intervient à mitemps à la villa Rognard depuis quatre ans. Elle reçoit les enfants en consultation, mais partage également leur quotidien pour accompagner le soin. Entretien.

Comment travaillez-vous auprès des enfants résidant à la villa ?
"Je les reçois individuellement dans mon bureau de manière régulière, pour ceux qui l’acceptent, mais aussi lors d’autres temps de vie commune. Pour ceux qui refusent le soin, je travaille de manière détournée, lors des ateliers en collectif par exemple durant lesquels je viens en soutien de l’éducateur. De manière générale, les enfants apprécient ce temps privilégié de discussion seul à seul avec moi. Ils ont besoin de parler et ils ont besoin d’être entendus, car ils sont confrontés à des scènes de violence, à des troubles de l’attachement, à des souvenirs difficiles.

Sur quoi travaillez-vous particulièrement avec eux ?
Ces enfants ont un problème avec les représentations. Celles-ci sont brouillées, ils ont grandi avec des modèles défaillants et les calquent sur leur réalité quotidienne. Prenons les relations avec les autres. Certains ont développé un système de défense face à autrui parce qu’ils ont grandi en étant parfois violentés ou, tout au moins, dans des relations déséquilibrées. Souvent, ils idéalisent aussi l’image de leurs parents. Du coup, on va s’intéresser au parcours parental pour l’inscrire dans une histoire, pour que les enfants comprennent et appréhendent mieux le comportement de leur famille envers eux. Après, ils pourront reconstruire des représentations plus stables et saines."

Si les enfants idéalisent la cellule familiale, se considèrent-ils alors comme seuls responsables de leur placement ?
Lorsqu’ils arrivent au foyer, souvent oui. Ils ont une image d’eux-même dévalorisée et faussée. Ils pensent être placés parce qu’ils sont mauvais. Il y a là un gros travail pour replacer la mesure de protection dans la protection, c’està-dire rappeler que ce n’est pas une sanction contre eux mais que c’est un espace de travail en leur faveur car la cellule familiale présente des carences éducatives, émotionnelles, etc. Je suis convaincue que les parents ne font pas d’enfants pour les faire souffrir. Ils veulent offrir quelque chose de meilleur que ce qu’ils ont vécu, mais ce n’est pas si simple quand on a soi-même grandi avec des instabilités et de la violence."

UN MANQUE D’EFFECTIFS DANS LA MECS ?
Bon nombre d’établissements du médico-social soufrent de manque de personnels et de rotation régulière des équipes. Le recours aux stagiaires ou à l'intérim, de plus en plus important, s’avère devenir une solution à moyen terme pour pallier aux difcultés de recrutement pour certaines structures. "À la villa Rognard, il n’y a aucun turnover. Ce sont les mêmes éducateurs depuis plus de deux ans, assure Patrick Lauret, n’en disant pas davantage sur les efectifs des autres unités du foyer. Nous n’employons aucun intérimaire." Parmi les salariés de longue date, Carine Mélie, la psychologue, et Patrice Boirgin, le coordinateur, s’accordent à dire qu’il n’y "aura jamais assez" de professionnels. "Par moment, on est à flux tendu, mais les efectifs correspondent quand même aux besoins de prise en charge", assure l’éducateur. Quant aux stagiaires, ils ne manquent pas. "On a continuellement des stagiaires avec nous, qui sont des membres à part entière auprès des jeunes. Par contre, ils n’ont pas les mêmes responsabilités que nous", souligne Patrice Boirgin. Ces éducateurs en formation doivent monter des projets éducatifs et les mener à bien, leur permettant ainsi d’animer par exemple des activités auprès des jeunes. "On peut également leur demander de conduire les enfants pour leurs rendez-vous, mais on ne les laissera pas seuls avec un groupe", nuance Patrick Lauret. Dans la villa Rognard, les rotations du personnel s'appuient donc sur des salariés titulaires. Une réalité que nous ne pouvons toutefois pas, pour l’heure, extrapoler aux autres unités de la MECS Marie Poitevin.


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