Emprunté au lexique anglosaxon, le « crush » a envahi les conversations entre amies, et se répand comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux, Netflix ou encore les campagnes publicitaires. À l’ère des applications de rencontres, que dit-il des nouvelles façons d’aimer chez les ados et les jeunes adultes ? Christine Détrez, professeure de sociologie à l’ENS de Lyon et autrice du livre « Crush » (Éd. Flammarion), a enquêté sur ce phénomène durant trois ans. Interview.

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ELLE. - Qu’est-ce qui vous a donné envie d’enquêter sur le phénomène du « crush » ? 

Christine Détrez. Ma première envie de travailler sur le « crush » est survenue lors d’un séminaire de recherche que je donnais à mes élèves de Lyon. Au cours de l’un des entretiens est revenu ce mot, que pour ma part je n’avais jamais entendu. Quand j’ai dit aux étudiantes et étudiants que je ne connaissais pas ce terme, il y a eu un grand éclat de rires un peu gênés. Je me suis dit que s’il y a un mot évident pour eux, et que moi, de la génération d’avant, je ne le connais pas, c’est qu’il y a quelque chose à aller creuser sociologiquement.

ELLE. – Dans votre livre, vous précisez que le « crush » n’est ni un flirt, ni un coup de cœur, ni un béguin. Comment le définiriez-vous ?

C.D. – Si l’on veut trouver une définition spécifique au crush vs. le flirt, la caractéristique serait une attirance qui a vocation à rester secrète. Ça ne veut pas dire qu’on n’en parle pas, en revanche la personne en question n’est pas censée savoir qu’on éprouve des sentiments à son égard.

« Ce qui est important, ce n’est pas la concrétisation, mais ce sont les discussions que cela va générer. »

Ce tabou est vraiment articulé à la place du groupe des pairs dans cette jeunesse contemporaine, et à la place de l’amitié dans les pratiques culturelles. Le but, c’est finalement d’en parler entre copines. Dans le cadre de mon enquête, une jeune fille m’a dit : « J’étais en classe de 4e, je n’avais pas de crush et du coup, je ne savais pas de quoi parler à la récréation. » Un jour, elle décide qu’elle a un crush, et elle l’annonce à ses amies. Ce qui est important, ce n’est pas la concrétisation, ce n’est pas qu’il se passe quelque chose ou qu’ils s’embrassent avec la personne en question, mais ce sont les discussions que cela va générer.

ELLE. – Si le mot « crush » s’est imposé dans le vocabulaire des millennials et de la Gen Z, et a même fait son entrée dans Le Petit Robert en 2023, il est quasiment impossible de lui trouver un équivalent en français. Qu’est-ce que cela dit des nouvelles façons d’aimer chez les jeunes ? 

C.D. – Quand j’ai demandé aux jeunes pourquoi ils prenaient un mot anglais, au lieu de traduire un mot quelconque, il y a eu une réponse assez intéressante : ça rendrait la chose un peu légère. Aussi, c’est un mot qui est véhiculé par la culture populaire, il existe depuis plus d’un siècle aux États-Unis, mais est arrivé en France dans produits culturels il y a une quinzaine d’années. Pour eux, emprunter ce petit mot anglosaxon, c’est aussi un moyen de se référer à toute cette pratique culturelle (les séries Netflix, les chansons, les réseaux sociaux…).

ELLE. – En quoi les émotions et les attitudes des jeunes d’aujourd’hui, en matière d’amour, sont-elles différentes de celles des anciennes générations ?

C.D. – Ce qui ressort beaucoup, c’est une forme de lassitude. On la retrouve dans la fameuse « dating fatigue » ou le « dating burn-out », chez les jeunes adultes notamment. La facilité et l’artificialité des rencontres sur les applis, la façon dont les relations se nouent et se dénouent sur ces plateformes, ne les satisfont plus. 

« Ce qu’il manque aujourd'hui, c’est le rêve, le fantasme, l’imagination, les romans et les romances autour desquels vont se créer des tactiques et des stratégies. »

Aujourd’hui, les jeunes disent qu’avoir quelqu’un dans son lit, ce n’est pas si compliqué que ça, ce qui n’était pas le cas dans les générations d’avant avec le flirt. En revanche, ce qu’il manque – et c’est là que le crush vient combler le déficit – c’est le rêve, le fantasme, l’imagination, les romans et les romances autour desquels vont se créer des tactiques et des stratégies. Ça, c’est vraiment une nouveauté par rapport à une forme de relation qui pouvait exister il y a 15-20 ans. Il y a un retour vers quelque chose qui se déconnecte de la rencontre sexuelle, et cela entre en écho avec d’autres enquêtes, qui montrent une baisse statistique des relations sexuelles.

ELLE. - Dans votre livre, vous expliquez que les garçons parlent beaucoup moins de leurs crush que les filles, que « chez les mâles alpha, on ne fond pas devant son crush ». Est-ce que cette différence tend à évoluer, avec le lever de voile sur la masculinité toxique et la déconstruction du genre ?  

C.D. - Ce qui ne change pas avec le crush, c’est la persistance encore aujourd’hui, des stéréotypes de genre, et notamment de tout ce qui est lié aux émotions. Effectivement, les jeunes filles vont beaucoup parler de crush entre elles, au collège, au lycée, et même après en tant que jeunes adultes. On peut regarder cela comme une manifestation constante à travers le temps, de cette socialisation des filles à l’amour et à la romance. En revanche, on se rend compte que pour les garçons, aussi bien chez les collégiens que chez les jeunes hommes, il est beaucoup plus difficile d’être autorisé par le groupe des pairs, des copains, à parler de ses émotions.

« On voit que même chez des petits garçons, il y a toujours cette crainte et cette réticence à s’exposer si l’on parle trop de ses sentiments et de ses émotions. »

On pourrait se dire que tout ça, ça change parce qu’il y a une réflexivité autour des questions de genre. En réalité, chez les garçons, la diffusion et la légitimité de cette déconstruction ne traverse pas tous les milieux sociaux. Évidemment, tous les jeunes hommes ne sont pas des mâles alphas et heureusement, mais on voit que même chez des petits garçons, il y a toujours cette crainte et cette réticence à s’exposer si l’on parle trop de ses sentiments et de ses émotions. 

ELLE. - Personnes inatteignables, intensité des émotions, obsession... Le crush d’aujourd’hui est-il plus douloureux que les flirts d’hier ? 

C.D. - Pour la plupart des jeunes filles et des jeunes femmes, le crush reste quelque chose d’assez léger, c’est un sujet de conversation parmi d’autres. En revanche, pour certaines, au bout d’un moment, ça devient trop. Elles s’aperçoivent que ça prend trop d’énergie, qu’elles passent trop de temps à parler de ces crush, à lesstalkersur les réseaux sociaux, et qu’elles devraient se consacrer davantage à elles-mêmes. Par exemple, Rosalie [une jeune femme de 21 ans qu’elle a interrogée dans le cadre de son enquête, N.D.L.R.] qui dit « Quand je vais à une soirée, j’aurais envie d’avoir envie de rester même si mon crush s’en va, mais en fait non. Quand il part, j’ai envie de partir. » Ça va parfois plus loin, comme pour Jenny qui dit qu’elle s’est résolue à consulter un psy parce que ça prend trop de place, trop de charge mentale.

ELLE. – Si les applis de rencontres et les réseaux sociaux prennent une place prépondérante dans la vie affective des jeunes, et favorisent les conquêtes, les jeunes tombent-ils plus souvent amoureux aujourd’hui ?

C.D. - Il y a cette idée de crush très frivole, très futile, qui revient beaucoup dans les entretiens – ça peut durer une semaine ou deux semaines, en moyenne un mois ou deux. Il suffit d’un rien pour que le soufflet se dégonfle, et on peut redevenir en crush sur quelqu’un d’autre. Par conséquent, je ne peux pas vraiment en conclure que les jeunes tombent plus souvent amoureux qu’auparavant. En revanche, une grande différence que montre le crush, c’est qu’aujourd’hui, beaucoup plus que dans les générations précédentes, il y a une vraie culture du crush. Il y a des films, des chansons, des pubs avec « crush » dans le titre, c’est ça qui me semble vraiment nouveau dans cette génération.