“Un monde parfait”, sur Arte : pourquoi courir (re)voir cette tendre cavale signée Eastwood

C’est l’un des meilleurs films de Clint Eastwood. Un road movie buissonnier avec un évadé (Kevin Costner) et son otage, un petit garçon de 8 ans. À (re)voir ce dimanche 14 avril à 21h. Attention, spoilers !

Butch (Kevin Costner) et son petit otage (T.J. Lowther).

Butch (Kevin Costner) et son petit otage (T.J. Lowther). Malpaso/Warner Bros

Par Nicolas Didier

Publié le 14 avril 2024 à 20h02

La beauté du cru Eastwood 1993 (troisième de notre classement, mis à jour en décembre 2023), tourné entre Impitoyable et Sur la route de Madison, tient en partie à l’ambiguïté de son titre, mélange d’ironie et de premier degré. Dans ce road movie, initiatique et buissonnier, l’émotion naît de la relation quasi filiale qui se crée entre un évadé de la prison de Huntsville (Kevin Costner) et son otage, un petit Témoin de Jéhovah de 8 ans (T.J. Lowther, perdu de vue depuis), poursuivis par un Texas Ranger (Clint). Tout cela serait banal si la cavale ne se déroulait dans un monde en voie de disparition, pour lequel le cinéaste éprouve une nostalgie évidente. Une Amérique ancestrale, pas encore traumatisée par l’assassinat de JFK. La preuve par trois.

Avant l’apocalypse

Auteur du scénario original, John Lee Hancock situe l’intrigue au début des années 1960. Plus précisément autour de la fête de Halloween, ce qui permet de dater l’histoire entre le 31 octobre et le 2  novembre. Pour l’année, il peut y avoir débat. Les puristes du système politique américain miseraient sur 1962, période électorale pour le gouverneur du Texas – ici en campagne. Cela dit, il est également question d’une « parade » présidentielle à Dallas, prévue pour le lendemain.

L’ex-prisonnier (Kevin Costner) et un jeune Témoin de Jéhovah (T. J. Lowther), deux fugitifs dans un monde en voie de disparition.

L’ex-prisonnier (Kevin Costner) et un jeune Témoin de Jéhovah (T. J. Lowther), deux fugitifs dans un monde en voie de disparition. Malpaso/Warner Bros

Quelles que soient les libertés chronologiques prises par la fiction, l’association, dans une ligne de dialogue, de la ville de Dallas et du président Kennedy fait instantanément penser à son assassinat, le 22 novembre 1963. Ce qui place le film sous le signe d’une fatalité imminente. Sans occulter la violence du « monde d’avant » (blagues phallocrates, brutalités envers les enfants), le script suggère que le pire est à venir. L’ultime scène, où l’évadé trouve la mort, combine sauvagerie du FBI période Hoover et meurtre devant une foule (avec un mode opératoire évoquant celui du 22 novembre), plus l’usage d’un hélicoptère, associé à la boucherie vietnamienne dans l’imaginaire collectif – l’engagement des troupes US se renforce dès 1964. Amérique à l’innocence perdue, désormais au bord de l’abîme.

Technophobie

Afin de traquer des fugitifs, le Texas Ranger, accompagné d’une criminologue mandatée par le gouverneur (Laura Dern) et d’un tireur d’élite du FBI (Bradley Whitford), emprunte le pick-up gouvernoral, qui tracte une caravane dernier cri – c’est l’idée la plus drôle du film. « Pas une éraflure », leur ordonne-t-on (comme Q à James Bond), avant que le chauffeur ne démarre en trombe. Le QG mobile (cuisine équipée, coin repos) est bardé de gadgets à la 007, dont un interphone cassant les oreilles. Plus tard, c’est un mégaphone dysfonctionnel qui mènera à l’issue fatale.

Le Texas Ranger Red Garnett (Clint Eastwood lui-même) et la criminologue Sally Gerber (Laura Dern).

Le Texas Ranger Red Garnett (Clint Eastwood lui-même) et la criminologue Sally Gerber (Laura Dern). Malpaso/Warner Bros

Pour Eastwood, la technologie, d’une sophistication superfétatoire, renvoie aussi au monde qui vient. La caravane, inutile, se détache lors d’une course-poursuite, absurde, pour terminer sa trajectoire dans les buissons. Il s’agit, alors, de revenir à l’essentiel : utiliser la radio puis prendre les provisions du gouverneur dans le frigo – en l’occurrence, des entrecôtes et des « Tater Tots », spécialité de pommes de terre proche des rösti. Soit un manifeste de cinéma eastwoodien, dont la mise en scène, tout en classicisme efficace, était déjà « old school » à l’époque à Hollywood – le réalisateur avait été séduit par la facture années 1940 du scénario. Et la mythologie du western ressurgit durant une discussion constructive entre le Texas Ranger et la criminologue, assis autour d’un feu.

Éloge de l’immobilité

Au cours de sa cavale avec son jeune otage, le personnage de Kevin Costner compare la voiture à une machine à remonter le temps : accélérer permet d’aller plus vite vers l’avenir, tandis que freiner revient à profiter du présent. Célébration de Halloween en retard, préparation d’un sandwich à la moutarde, dégustation d’un hamburger… Chaque arrêt conduit à retarder l’échéance. Territoire immense, le Texas profond s’apparente ici à une bulle temporelle et spatiale : les fugitifs croisent et recroisent les policiers sur des routes de campagne inachevées – difficile de s’échapper. Le temps paraît suspendu dans les prairies ensoleillées et les champs de maïs du nord de l’État, décrits par le scénariste texan John Lee Hancock et magnifiés par le chef opérateur eastwoodien Jack Green. Ce n’est pas un hasard si le film s’ouvre et se ferme sur la quiétude apparente de l’évadé, allongé dans les hautes herbes, comme dans le poème de Rimbaud, Le Dormeur du val.

r Un monde parfait, sur Arte, dimanche 14 avril à 21h.

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